Le Point

Périples politiques

L’autre campagne de Russie

- PAR LAURENT THEIS

L’auteur parlait de 200 000 exemplaire­s vendus. On sait que l’ouvrage fut traduit en plusieurs langues. Parue le 13 mai 1843 en quatre volumes rédigés sous forme de lettres fictives, La Russie en 1839 fit l’effet d’une bombe. Dès le 3 juin, SainteBeuv­e le signale dans ses Chroniques parisienne­s : « Ce livre porte coup. » Balabine, secrétaire de l’ambassade de Russie à Paris, accuse ce coup : « L’ouvrage de M. de Custine a fait ici beaucoup de bruit. » La fille du chancelier de Russie Nesselrode déclare qu’on le lit à Saint-Pétersbour­g « avec fureur » et l’ambassadri­ce de Russie à Berlin dit que là, on s’en amuse. À 53 ans, le marquis Astolphe de Custine satisfait enfin une ambition tenace : être reconnu en tant qu’homme de lettres et esprit profond. En quelques semaines, son nom déborde les cercles étroits dans lesquels il évoluait. Aucun livre de voyage n’a jamais valu à son auteur une telle réputation, pas même l’Itinéraire de Paris à Jérusalem à Chateaubri­and, dont Custine fut un temps le protégé. Ce succès venait comme une réparation. Frappé par la Révolution qui décapita son grand-père puis son père, exilé de l’intérieur puis voyageur sous l’Empire, il avait, en dépit d’un spleen précoce, tout pour réussir sous la Restaurati­on, qui l’envoya au congrès de Vienne. Las, veuf prématuré, il achève de découvrir au monde et à lui-même son identité profonde : en octobre 1824, des fuites révèlent qu’il a été retrouvé dans la fange déculotté et roué decoupsalo­rsqu’ilavaitunr­endez-vous galant avec un canonnier. Le voilà proscrit par l’aristocrat­ie – cet épisode le suivra toute sa vie. Il cherche un autre destin dans la littératur­e, sans guère d’échos mais non sans amitiés durables, et dans les voyages en Italie, en Angleterre, Allemagne, Espagne, Autriche, Grèce… Des quelques récits qu’il publie, Balzac, qui lui est proche, conclut : «Vous êtes le voyageur par excellence.» Et l’encourage à visiter le Nord. C’était en 1838. L’année suivante, le marquis part pour la Russie, où à peu près personne ne va par plaisir et qu’on peint rarement sous un jour favorable.

Désenchant­ement

Alors pourquoi ce pays ? D’abord pour un motif personnel. Custine entretient à Paris un ménage à trois dont le dernier venu est un jeune comte polonais que la répression russe a exilé et dont il veut obtenir la grâce impériale. Surtout, face à l’instabilit­é politique et institutio­nnelle qui frappe la France depuis un demi-siècle, il veut interroger les ressorts d’un régime fort et durable, une sorte de contre-modèle, symétrique inverse de celui que Tocquevill­e a trouvé dans De la démocratie en Amérique quelques années plus tôt – qu’il a lu. Le pousse aussi vers le tsarisme une nostalgie d’Ancien Régime propre à sa caste et une image l’habite, celle de la steppe : « Ce nom oriental me fait pressentir à lui seul une nature inconnue et merveilleu­se ; peut-être n’aurais-je jamais entrepris ce voyage s’il n’y avait pas de steppes en Russie. » Mais l’enchanteme­nt escompté vire, sous le pinceau de Custine, au quasi-cauchemar.

« On peut dire des Russes, grands et petits, qu’ils sont ivres d’esclavage. » Custine, La Russie en 1839.

Le 10 juillet 1839, il débarque ■ à Kronstadt du paquebot Nicolas 1er, sur lequel, déjà, le prince Kozlovsky, un diplomate libéral, avait douché son enthousias­me : « Dans ce pays, tout discours est l’expression d’une hypocrisie religieuse ou politique. » De fait, le premier contact est décevant et irritant en raison des interminab­les formalités douanières. Mais, enfin, voici SaintPéter­sbourg, capitale depuis 1712. Terre promise ? Pas vraiment. Certes, Custine trouve des accents lamartinie­ns pour décrire l’atmosphère sur la Néva : « Il y a dans les dernières lueurs d’un jour indéfinime­nt prolongé, dans ces inégales et mouvantes clartés des nuits boréales, des mystères que je ne saurais définir et qui expliquent la mythologie du Nord. » Certes, les fêtes données pour les noces de la fille du tsar illuminent de leur féerie le palais de Peterhof. Certes, une longue interview de Nicolas 1er, une des premières du genre, flatte son ego, d’autant que l’homme est d’une impression­nante beauté, sauf que « l’habitude russe de se sangler au-dessus des reins » fait que « l’estomac bombé excessivem­ent sous l’uniforme finit en pointe et retombe par-dessus la ceinture ». Le tsar, paraît-il, lui en voudra beaucoup de cette remarque au moment de faire interdire son livre.

Mais, à Pétersbour­g comme ailleurs, partout transpiren­t les méfaits de la tyrannie qui écrase les hommes avec leur consenteme­nt et les transforme en automates sans joie : « D’un bout de cet immense empire à l’autre, pas une protestati­on ne s’élève contre les orgies de la souveraine­té absolue. On peut dire des Russes, grands et petits, qu’ils sont ivres d’esclavage. » Au reste, la cité conquise sur les eaux par Pierre le Grand au prix de tant de souffrance­s n’est pas la Russie. C’est à Moscou que Custine la découvre, sur les bords de la Moskova : «Je n’oublierai jamais le frisson de terreur que je viens d’éprouver à la première apparition du berceau de l’empire russe moderne ; le Kremlin vaut le voyage de Moscou. » Et la vision de l’église Saint-Basile provoque un éblouissem­ent. Aussi, prophétise­t-il, Moscou redeviendr­a un jour la capitale de l’Empire, « car elle seule possède le germe de l’indépendan­ce et de l’originalit­é russes ». Bien vu.

De Moscou à Nijni Novgorod, dont Custine donne pour la première fois une descriptio­n détaillée de l’immense foire où convergent tous les peuples de l’Orient, il n’y a que les effroyable­s cahots d’une route infernale, les puanteurs et les punaises d’auberges qui ignorent l’existence des lits et du linge propre, quand bien même « il règne chez ce peuple, dans toutes les classes, une élégance innée, une délicatess­e naturelle », tenant à son état primitif et à une mélancolie qui s’exprime dans ses chants d’église et se dilue dans l’alcool.

Le 24 septembre, revenu à Pétersbour­g via Vladimir et Moscou, Custine quitte la Russie par la voie terrestre.

Il sera resté 75 jours dans le pays de la peur. C’est peu, mais le marquis, l’un de ces

« intuitifs de génie qui ont tout compris entre la gare et l’hôtel », selon l’expression de Pierre Nora dans sa préface aux Lettres de Russie (Folio), retourne l’argument : « Je me félicite de n’être venu en Russie que pour peu de temps ; un long séjour dans ce pays m’ôterait non seulement le courage mais l’envie de dire la vérité sur ce que j’y vois et ce que j’y entends. »

Mais qu’a réellement vu cet homme pressé qui, souligne Hélène Carrère d’Encausse, « circulait en voiture tous rideaux fermés » et n’a donc rapporté qu’« une vision tronquée » ? Et qu’a-t-il entendu d’autre que les propos de salon de notabilité­s de cour et d’ambassade, et ceux de son accompagna­teur – espion taiseux ? Les choses vues, autant qu’elles peuvent l’être dans un pays où l’étranger n’est jamais livré à soi-même, se trouveront chez les premiers vrais touristes, Alexandre Dumas et Théophile Gautier.

Intuition

Restent les intuitions fulgurante­s qui donnèrent à La Russie en 1839 un regain d’actualité sous l’ère bolcheviqu­e : «Un jour, le géant endormi se lèvera et la violence mettra fin au règne de la parole. » Et aussi : « Ou le monde civilisé passera de nouveau avant cinquante ans sous le joug des barbares, ou la Russie subira une révolution plus terrible que ne le fut la Révolution dont l’Occident ressent encore les effets. » Et encore : « La Russie est une chaudière d’eau bouillante bien fermée, mais, placée sur un feu qui devient toujours plus ardent, je crains l’explosion. » Sous les traits d’Ivan le Terrible percent en filigrane ceux de Staline et le tsar Nicolas impose aux rares contestata­ires l’enfermemen­t psychiatri­que. Et ne croirait-on pas lire André Gide dans le Retour de l’URSS (voir p. 206) ? « Je voulais voir un pays où règne le calme d’un pouvoir assuré de sa force; mais, arrivé là, j’ai reconnu qu’il n’y règne que le silence de la peur et j’ai tiré de ce spectacle un enseigneme­nt tout différent de celui que j’étais venu lui demander. » Les voyages forment à tout âge

« Un jour, le géant endormi se lèvera et la violence mettra fin au règne de la parole. » Custine

 ??  ??
 ??  ?? Panache. « Troïka », tableau d’Alexander Osipovich Orlowski (1816).
Panache. « Troïka », tableau d’Alexander Osipovich Orlowski (1816).
 ??  ?? Aplomb. Le tsar Nicolas Ier et son « estomac bombé excessivem­ent sous l’uniforme », écrit Custine.
Aplomb. Le tsar Nicolas Ier et son « estomac bombé excessivem­ent sous l’uniforme », écrit Custine.

Newspapers in French

Newspapers from France