« Serge » ou l’irrespectueuse Yasmina Reza
Si l’on n’y prend garde, le jour viendra où la maréchaussée de la littérature interdira, à travers ses comités Théodule, la diffusion d’oeuvres comme celle de Yasmina Reza, en rupture totale avec la doxa gnangnan dominante. S’il y a toujours quelque chose d’éminemment subversif dans ses pièces ou dans ses livres, elle n’était jamais allée aussi loin que dans Serge, son dernier roman. Elle y coche toutes les cases de la sédition maximale.
On souhaite bien du plaisir à tous ceux qui entreprendront de lire Serge en gardant leur esprit de sérieux : la cause est perdue d’avance. Depuis Art (1994), un classique et un succès théâtral planétaire, Yasmina Reza est à la littérature ce que Jacques Derrida est à la philosophie. Elle ergote, atomise, déconstruit. Avec, en plus, une drôlerie moliéresque. Là où elle passe, le premier degré trépasse. À une époque où le champ du rire ne cesse de se restreindre, elle ne respecte pas grand-chose. Ni la famille, ni le mariage, ni la femme, ni le cancer, ni même, ô sacrilège ! les voyages « touristiques » à Auschwitz.
Son ambition n’est pas sans rappeler celle de Balzac, qui, avec sa Comédie humaine, prétendait porter « la société tout entière » dans sa tête. Serge nous montre tels que nous sommes quand on a retiré les masques : des personnages absurdes qui grouillent en tous sens, menés par des vies sans queue ni tête, que nous quittons avec le sentiment justifié qu’elles venaient à peine de commencer. Si le ton est grinçant du début à la fin, il y a néanmoins, entre deux cocasseries à mourir de rire, beaucoup d’empathie dans ce nouveau roman. C’est la touche Reza.
Serge, le « héros » du livre, est un raté, de la catégorie des losers magnifiques : gros fumeur, grand fumiste, passant d’une compagne occasionnelle à l’autre, il enchaîne les demi-métiers de « consultant » sans souffrir particulièrement de sa condition. Il est raconté par Jean, le narrateur, un personnage fade, deuxième des Popper, fratrie juive que clôt Nana, la petite dernière, une hystéro qui était naguère la chouchoute maniérée des parents. En somme, une famille pas meilleure ni pire qu’une autre. Mais tout va se dérégler après la mort de la matrone, incinérée, au début du livre, au funérarium du Père-Lachaise.
Entre la pesanteur et la grâce. Le morceau de bravoure du roman : le périple des Popper dans les camps d’Auschwitz et de Birkenau, officiellement pour aller se recueillir sur la tombe de parents hongrois. On passe de la visite de la salle de gazage, où les murs sont rayés de griffures que tout le monde prend en photo, à une dispute familiale absurde entre Serge et sa soeur, le tout sur fond d’exubérance des touristes américains ou polonais. Un chefd’oeuvre d’humour juif, noir, profond, qui nous décrit de pauvres hères tiraillés entre la pesanteur et la grâce. Yasmina Reza est décidément un écrivain majeur.
Voilà enfin un livre qui ose ! La légèreté de l’irrespectueuse Yasmina Reza est la continuation de la sagesse par d’autres moyens
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