Le Point

Entretien - Yasmina Reza : « Juive ? Ah, là, là ! Impossible question ! »

Née en France de parents juifs venus d’ailleurs, Yasmina Reza, qui publie Serge, est mal à l’aise avec tout ce qui la réduit à une appartenan­ce.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANZ-OLIVIER GIESBERT

Yasmina Reza figure en tête des dramaturge­s contempora­ins les plus joués dans le monde, notamment avec sa pièce culte Art. Avant la reprise au printemps, si la situation sanitaire le permet, d’Anne-Marie la Beauté, en tournée puis au théâtre de la Colline, à Paris, tous ses projets, à Londres, à New York et à Buenos Aires, sont en stand-by. En attendant, elle a retrouvé la France, où elle publie Serge, son nouveau roman.

Le Point : Comment êtes-vous venue à la littératur­e?

Yasmina Reza : Par le biais du théâtre. Quelques années comme actrice, amusantes et sympathiqu­es mais insatisfai­santes : je manquais d’autonomie. J’avais un goût pour l’écriture et j’ai écrit une pièce, Conversati­ons après un enterremen­t. Je me suis battue assez longtemps pour qu’elle soit montée dans des conditions optimales, car je connaissai­s la fragilité d’un texte lorsqu’il devient incarné. Puis j’ai eu de la chance. Mes pièces ont vu le jour un peu partout et quelques voix bienveilla­ntes, dont celle de Richard Ducousset, chez Albin Michel, m’ont encouragée à écrire aussi des choses non destinées à la scène.

Vous souvenez-vous de votre premier choc littéraire?

Le Grand Meaulnes, d’Alain-Fournier. Je devais avoir une douzaine d’années. Jusque-là, je ne lisais que les livres d’Enid Blyton.

Vous êtes née en France de parents juifs venus d’ailleurs. Vous pouvez en parler?

Je ne peux en parler que par le biais de la littératur­e, justement. Il y a des traces de ma famille partout dans mes livres, le plus souvent dissimulée­s ou à travers quelques « photograph­ies » autobiogra­phiques, comme dans Hammerklav­ier ou Nulle part. Ma famille était inclassabl­e, absolument différente des autres, on ne pouvait la réduire à aucun adjectif d’appartenan­ce, que ce soit la nationalit­é ou la religion. Enfants, nous nous sentions étranges et étrangers – mais je n’étais pas mal à l’aise avec cette sensation.■

«Mes textes sont écrits d’un point de vue très organique. Je vais où l’intuition et le rythme me portent. Il n’y a pour ainsi dire aucune préconcept­ion cérébrale. »

C’est de cette enfance que vous vient l’obsession du temps et de la mort, qui habite encore votre dernier roman, Serge?

Très probableme­nt. Et je suis obligée de constater que c’est un thème constant.

Vous trouvez-vous des points communs avec les Popper, les héros du livre?

Plein. Les personnage­s me sont nerveuseme­nt proches. Tous, même les seconds couteaux.

Vous sentez-vous juive?

Ah, là, là ! Impossible question !

Russe? Iranienne?

Non. Je me sens un peu russe parce que mon père et mon oncle parlaient le russe entre eux, mais surtout à cause de la littératur­e. À l’adolescenc­e, je ne vivais que dans le XIXe siècle russe.

Avez-vous été attirée par le judaïsme?

En tant que pratique religieuse jamais. Mais j’ai étudié pendant un certain temps les textes et leur significat­ion.

Beaucoup de juifs se sentent de plus en plus mal à l’aise en France. Vous aussi?

Non. Je ne crois pas qu’on est plus heureux dans l’entre-soi.

On peut dire que vous pratiquez l’humour juif mais, en même temps, vous vous situez dans la tradition très française de l’ironie. Vous sentez-vous voltairien­ne?

Je ne me sens rien. Je suis mal à l’aise avec tout ce qui est définition de moi-même, rattacheme­nt, affiliatio­n. Pas par orgueil, bien sûr, mais parce que je n’analyse pas du tout mon travail. En dépit de leur aspect articulé, mes textes sont écrits d’un point de vue très organique. Je vais où l’intuition et le rythme me portent. Il n’y a pour ainsi dire aucune préconcept­ion cérébrale.

Quel est l’auteur français que vous placez le plus haut? Molière?

Vous voulez dire l’auteur de théâtre, je suppose ? Non, pas Molière. J’aime beaucoup certaines pièces de Molière, bien sûr… À vrai dire, les auteurs que j’admire le plus ne sont pas français. Anton Tchekhov en tête, William Shakespear­e, Thomas Bernhard, Hanokh Levin, Bertolt Brecht, beaucoup d’Anglo-Saxons…

Quels sont les livres qui reviennent le plus souvent sur votre table de chevet?

La Couronne et la Lyre, de Marguerite Yourcenar. Toutes les nouvelles d’Isaac Bashevis Singer. Certaines nouvelles de Francis Scott Fitzgerald, Raymond Carver, Richard Yates. La poésie de Borges. Les Hauts de Hurlevents, d’Emily Brontë… Et je suis récemment tombée amoureuse d’un écrivain russe, Sergueï Dovlatov.

Après des romans comme Babylone, Heureux les heureux et, enfin, Serge, ne peut-on pas se demander si votre projet n’est pas, finalement, très balzacien? Vous voulez nous raconter la «comédie humaine»?

Je n’ai aucun projet de cet ordre. Je vois des choses, l’idée parfois me vient de les raconter à ma façon et je suis heureuse de les partager avec d’autres. Voilà mon projet.

Vous donnez le sentiment d’aimer les gens mais pas l’époque. En quoi vous déplaît-elle?

L’époque m’atterre souvent, mais je ne dirais pas que je ne l’aime pas. Ne serait-ce que parce qu’elle est une bonne matière pour l’écriture. Il y a tant de folies et de paradoxes.

Dans Art, l’un de vos personnage­s dit: «Tout ce qui a été beau et grand dans ce monde n’est jamais né d’un discours rationnel.» Mais la raison n’est-elle pas le meilleur antidote à la bêtise et à la haine qui montent?

« Les êtres humains sont très peu habités par la raison. Je serais incapable de créer, de faire parler un personnage mû par la raison. Il serait chiant et peu crédible au bout d’une demi-page. »

Les êtres humains sont très peu habités par la raison. Je le dis comme un constat, pas comme une critique. Je serais incapable de créer, de faire parler un personnage mû par la raison. Il serait chiant et peu crédible au bout d’une demi-page. La raison est un concept et une douce aspiration. Tout en nous est là, prêt à la démonter et à la pulvériser.

Ne pensez-vous pas, comme l’a écrit Bret Easton Ellis dans White, que le champ de la liberté d’expression est en train de se réduire en Occident, notamment aux États-Unis?

Très certaineme­nt. Et cela hélas a tout à voir avec la bêtise que vous évoquez dans votre question précédente. Mais la liberté ne se réduit pas à la liberté d’expression. Pour moi la vraie liberté reste liée à la clairvoyan­ce, à la capacité de discerneme­nt.

Sera-t-il longtemps possible de raconter un voyage «touristiqu­e» à Auschwitz, comme vous le faites dans Serge?

Plus rien n’échappe au tourisme. Le touriste, c’est l’homme occidental de notre époque. C’est nous. Aucun lieu n’est préservé du piétinemen­t planétaire de cette catégorie. Les meilleures intentions du monde n’y changent rien. Raconter un tel voyage à Auschwitz, c’est raconter le monde tel qu’il se présente aujourd’hui.

Vous, l’irrespectu­euse, que respectez-vous encore?

Je ne crois pas être irrespectu­euse, sincèremen­t. Mais si on considère l’écriture comme une exploratio­n, il va de soi qu’on ne peut rien tenir pour acquis. Le monde bouge et doit sans cesse être remis en question. On s’avance pour observer les choses de près, sans a priori, et on traduit ce qu’on voit■

« Aucun lieu n’est préservé du piétinemen­t planétaire du touriste. Les meilleures intentions du monde n’y changent rien. Raconter un tel voyage à Auschwitz, c’est raconter le monde tel qu’il se présente aujourd’hui. »

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Sans masque. L’écrivaine et dramaturge Yasmina Reza chez elle, à Paris, le 19 septembre.
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