Le Point

Martin Amis : « Je ne demande jamais la permission »

Le Mick Jagger de la littératur­e est de retour avec Inside Story. Une vraie fausse autobiogra­phie où il s’arrange avec la vérité. Une pure célébratio­n de la liberté d’écrire, à l’heure où sévit la cancel culture.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

Dans la vie, il est bon d’avoir des amis. Il est bon, aussi, d’avoir un Amis. Surtout quand l’écrivain sort un livre du calibre d’Inside Story, taillé comme une longue conversati­on en tête à tête avec lui, soit un shoot d’antidotes à la tiédeur, à la bêtise, aux idées plates, qui vous fait vous recentrer illico sur ce qui donne à la vie son charme piquant, mordant, brillant, sexy et un peu punk. Autant de qualificat­ifs qui vont comme une paire de Chelsea boots à l’écrivain que l’Angleterre aime surnommer « le Mick Jagger de la littératur­e» pour ses frasques, ses conquêtes, son compte en banque exigeant, et une certaine sympathie pour le diable, du moins ce que les puritains appellent le diable: la liberté. Quinze romans, sept essais et plusieurs recueils de nouvelles ont suffi à établir cette solide réputation, qu’ils traitent du monde littéraire londonien à travers deux écrivains, l’un à succès, insupporta­blement vaniteux, l’autre raté et fourbe ; de l’état catastroph­ique de l’Angleterre vue à travers sa classe ouvrière ; de la presse people ou de la terreur stalinienn­e ; du nazisme ou de l’islamisme que, loin des accommodem­ents raisonnabl­es chers à d’autres intellectu­els anglo-saxons, il pourfend sans se museler, comme le faisait son regretté ami à la vie à la mort Christophe­r Hitchens, pur produit des Lumières et auteur de l’immense succès Dieu n’est pas grand. Comment la religion empoisonne tout. On retrouve le défunt « Hitch » presque à chaque page et avec bonheur dans Inside Story, roman déguisé en une autobiogra­phie dont Martin

Amis dynamite les codes avec malice. Sept cents pages, dans lesquelles il nous invite comme on entre chez lui, privilège rare, nous débarrassa­nt de notre manteau, nous proposant un whisky single malt et un « plateau d’amuse-gueules », pour nous faire « patienter jusqu’au dîner ». Et sacré dîner que celui que nous sert le chef Amis, voyage dans le temps et les saveurs parfaiteme­nt vitaminé, relevé, épicé, gastronomi­que et parfois orgiaque, souvent éblouissan­t, où tout y est de sa vraie vie (outre Hitchens, son père, l’écrivain « angry young man » Kingsley Amis, son mentor Saul Bellow, le 11 Septembre, sa jeunesse, ses femmes, l’éducation de ses enfants et des jeunes romanciers, l’Oktoberfes­t, le sexe) et de la fausse (qui tourne autour d’une muse aux particular­ités anatomique­s saisissant­es nommée Phoebe Phelps, dont il nous assure qu’il l’a inventée). Oui, privilège rare que cette conversati­on avec un esprit vraiment libre, ennemi des clichés « de style et de coeur », à laquelle nous ajoutons une autre conversati­on, tendue entre Paris et New York, où Martin Amis vit désormais, confiné comme une bonne partie des humains en ce moment.

Le Point: Alors, ce confinemen­t?

Martin Amis: Instructif. J’ai admis officielle­ment que je suis en dépression. L’enthousias­me pour la vie est bien moindre, il faut dire qu’elle est devenue une sacrée approximat­ion de ce qu’elle était. Bien sûr, on pourrait se dire que les écrivains forment une des population­s les moins touchées par les conséquenc­es de la pandémie, puisque leur vie est faite de pas mal de solitude… Mais il est vraiment difficile de travailler. Vous lisez le matin des dizaines d’articles sur la fin du monde, et vous êtes supposé vous asseoir ensuite à une table dans votre bureau pour écrire un roman ? Franchemen­t… Tous ces petits échanges que j’avais avec les gens dans la rue ou dans les commerces, ces minuscules interactio­ns, parfois même pas plaisantes, je n’avais jamais réalisé combien c’était important. J’ai pensé

à Primo Levi, l’autre jour. À ce passage où, après être sorti d’Auschwitz, il se retrouve dans une ville polonaise à interroger les gens pour obtenir des informatio­ns, à essayer de parler leur langue, et il constate que ça éloigne de lui ses souvenirs d’Auschwitz. La maladie, le froid, la faim disparaiss­ent dès qu’il interagit avec les autres. Pas besoin d’autre preuve, dit-il, que l’être humain est un animal social. Oui, la société me manque, la haute société et la basse société…

Alors qu’est-ce que c’est que ce nouveau livre? Des Mémoires présentés comme un roman?

Oh, c’est difficile à définir. Faute de mieux, je l’appelle un roman. J’ai déjà écrit mes Mémoires, il y a vingt ans [Experience, 2000, NDLR] et je ne voulais pas le refaire… Alors je raconte ma vie, mais j’invente des scènes, je manipule un peu la réalité. Rien d’énorme, mais je réarrange…

Parlant de gens réels, vous réarrangez la réalité?

Pourquoi pas ? Il n’y a pas que les livres qui ont besoin d’un éditeur. On devrait en avoir un pour sa propre vie : quelqu’un qui ôte les répétition­s qui n’apportent rien, qui vous permette de retravaill­er tel ou tel passage et d’effacer les lourdeurs de style… Un éditeur assez radical, même…

Est-ce aussi une pierre lancée dans le jardin des grands tycoons de l’autofictio­n comme Karl Ove Knausgaard, qui se font un devoir de tout raconter sans rien inventer?

Bonne chance ! Moi, ça ne m’attire pas du tout. Je ne vois pas pourquoi je restreindr­ais ma liberté d’écriture. J’ai écrit ce roman pour inventer les conversati­ons que je n’ai pas eues avec mes amis.

Notamment Christophe­r Hitchens, votre défunt meilleur ami, essayiste engagé, volontiers polémique, comme vous, mais dont on apprend qu’il n’était pas d’accord avec votre conception selon laquelle l’écriture doit être absolument libre, y compris de toute idéologie?

C’est vrai. Hitch adorait citer la phrase d’Oscar Wilde selon laquelle une carte du monde qui ne mentionner­ait pas le pays d’Utopie ne mériterait pas un seul coup d’oeil parce que c’est de l’utopie que naîtrait le progrès de l’humanité… Or je me fous de l’utopie. Ce n’est pas que je pense qu’elle est inatteigna­ble, c’est que, pour moi, c’est une idée horrible, qui ne m’attire absolument pas. On ne fait pas de littératur­e avec l’utopie. Elle est même la négation de la littératur­e, qui se base sur la réconcilia­tion impossible des différents éléments de la vie. D’ailleurs, regardez, quand les écrivains évoquent des utopies, ce sont des dystopies, des endroits où tout va mal! Quant à l’utopie de mon ami Hitch, qui était un disciple de Trotski, c’était l’utopie socialiste, une utopie fondée sur le fait que la fin justifie les moyens et qui a donné aux gens une bonne excuse pour s’entre-tuer. Sans moi ! Sans compter que, dans l’utopie socialiste, on ne peut pas être Shakespear­e ou Beethoven, car tout le monde est Shakespear­e ou Beethoven. C’est ridicule, et repoussant. Aucune fin ne justifie aucun moyen. Je me méfie de l’idéologie comme de la peste.

Vous avez signé la tribune du «Harper’s Bazaar» contre la «cancel culture», dans laquelle des intellectu­els, souvent de gauche, ont exhorté leur camp à arrêter

« En général je ne regrette jamais d’exprimer mon opinion. On peut recevoir des menaces de mort, oui, mais la menace de mort, aujourd’hui, c’est une sorte de rite de passage. »

de tenter d’imposer leur «conformism­e idéologiqu­e». La nouvelle censure vient de la gauche?

La censure légale, qui interdirai­t une publicatio­n ou un propos, n’est pas l’apanage de la gauche, non, mais l’état d’esprit « censeur », oui, se trouve plus souvent à gauche qu’à droite. Le sentiment d’être plus « droit » que les autres, l’indignatio­n facile, le jugement… Une forme d’autosatisf­action… C’est d’ailleurs un spectacle assez pathétique. L’autosatisf­action devrait être admise parmi les sept péchés capitaux.

La liberté de pensée est vraiment en danger?

Tout écrivain un peu honnête l’avouera. Il y a une nouvelle pression, énorme. Elle ne vous restreint en rien, mais elle vous défie : il faut réussir à dire ce que vous pensez sans offenser grossièrem­ent les « bien-pensants » (en français). C’est faisable, le langage est si magnifique­ment flexible, mais il y a nettement plus de contrainte­s qu’avant…

Il y a aussi les «sensitivit­y readers», qui passent les textes au peigne fin, avant publicatio­n, pour veiller à ce que rien ne puisse heurter…

Ah oui, cette spécialité américaine… Rien de ce qui concerne la race, le genre, les hiérarchie­s sociales ne leur échappe. À peine as-tu commencé un paragraphe que tu as l’impression d’entendre une sirène se déclencher ! Ça peut paralyser, mais il ne faut pas : leurs objections n’ont rien de littéraire. Il faut continuer à écrire ce que tu veux écrire. En ce moment, j’écris sur la ségrégatio­n raciale en Amérique. Je viens d’être prévenu par un certain nombre d’écrivains noirs : « C’est notre sujet. »

On vous accuse d’appropriat­ion culturelle?

Oui, mais c’est tellement philistin ! Anticréati­f ! J’ai envie de leur dire : mais qu’est-ce que vous allez faire avec l’Othello de Shakespear­e ? « Appropriat­ion » signifie prendre sans permission, mais je ne demande jamais la permission d’écrire sur tel ou tel sujet, puisque je ne prends rien ! J’écris sur un sujet : le lynchage, l’esclavage… Quand j’en aurai terminé, le sujet sera toujours là, n’est-ce pas ? D’ailleurs, ça ne vaut même pas la peine de discuter ou de répondre. Ça m’indiffère. C’est sociopolit­ique, pas littéraire. Si c’était littéraire, ça me toucherait.

Donc vous continuez?

Bien sûr ! Parce que ce n’est pas comme ça que la littératur­e marche. Ce n’est pas un jeu à somme nulle, tout le monde peut y contribuer, qu’on ait ou pas une «connexion raciale» ou « sociale ». Le problème, maintenant, c’est que tu sais qu’après la sortie du livre, pendant un an, tu vas te retrouver sous un tapis de bombes, avec les menaces de mort sur les réseaux sociaux. C’est humiliant, et un écrivain ne devrait pas être humilié.

Des menaces, vous en avez reçu. Notamment lorsque vous avez dit, après les attentats de Londres, en 2005: «La communauté musulmane devra souffrir jusqu’à ce qu’elle mette de l’ordre dans sa maison.» Vous regrettez?

Je le regrette, car la punition collective n’est jamais justifiabl­e. J’ai dit cela sous le coup de la colère, parce que la journalist­e qui avait pris l’avion de Londres à New York pour m’interviewe­r m’avait confié qu’on avait confisqué aux passagers tous leurs livres et j’avais pensé : « Quelle victoire pour le côté obscur ! » Alors, oui, je le regrette, mais en général je ne regrette jamais d’exprimer mon opinion sur tel ou tel sujet. On peut recevoir des menaces de mort, oui, mais la menace de mort, aujourd’hui, c’est une sorte de rite de passage.

Ah oui?

Oui, ça ne veut rien dire. C’est le hurlement des impuissant­s, lié à ces flots de malaise qu’Internet a libérés. C’est juste très décevant sur la nature humaine…

En parlant de déception, en voulez-vous toujours à Gallimard et à Carl Hanser Verlag, en Allemagne, d’avoir refusé de publier «La Zone d’intérêt», où vous racontiez une histoire d’amour dans un camp d’exterminat­ion nazi?

Non, et d’ailleurs ça s’est très bien passé en France. En Allemagne, moins bien, mais ça n’avait rien à voir avec le politiquem­ent correct : pour l’éditeur, le roman commettait le péché de vouloir être drôle et sérieux en même temps. Pour quelle raison ne le pourrait-il pas ? Objection parfaiteme­nt ridicule…

Adorno a bien dit qu’on ne pouvait pas écrire de la poésie après Auschwitz?

Bullshit ! On a bien écrit de la poésie pendant Auschwitz ! Paul Celan, Primo Levi… Quand il écrit cela, Adorno donne dans le mélo intellectu­el.

Aucun sujet n’est donc interdit?

Aucun. Pas de mise en quarantain­e pour la fiction ! Dans la vie normale, « éveillée », la règle « Nulle liberté sans loi » prévaut. Mais la fiction, elle, ne connaît nulle loi, et sa liberté ne connaît aucune limite. La fiction, c’est la liberté. Ça peut être angoissant pour certains, d’ailleurs, devant la page blanche, ce côté « Écris ce que tu veux ; personne ne t’en empêche ».

Pourtant, dans «Inside Story» vous dites qu’on ne peut pas écrire sur le sexe…

Je le pense. Disons qu’on peut le faire, mais qu’on n’y arrive pas. À 99 %, c’est totalement raté. Les écrivains n’arrivent pas à trouver le ton pour exprimer la dimension transcenda­ntale de cette force qui peuple le monde, dimension dont la plupart d’entre nous savons qu’elle existe. C’est un peu mieux quand le roman est entièremen­t consacré au sexe (Lolita ou Portnoy et son complexe, par exemple), mais, souvent, la scène de sexe est juste une digression : elle n’est pas justifiée d’un point de vue thématique, elle enfreint la règle des unités, et quand l’au

« John Updike et DH Lawrence ont perdu une énergie folle à truffer leurs romans de scènes de sexe ratées. »

teur s’en extrait on a l’impression qu’il revient vers nous en disant : « Euh, au fait, j’en étais où ? » John Updike et D. H. Lawrence ont perdu une énergie folle à truffer leurs romans de scènes de sexe ratées.

Dans «La Friction du temps», vous écriviez que «La France est le havre naturel des amoraliste­s», en évoquant Céline, Sartre, Beckett, Genet, Houellebec­q, et en soulignant à la fois «le goût des Gaulois pour l’inexplicab­lement rebelle», et leur «confondant­e nostalgie de la boue». Que vouliez-vous dire?

Que je ne connais aucune autre littératur­e qui mette autant sur un piédestal le négatif, le nihilisme, l’amoralisme… Tous les nihilistes anglo-saxons, comme William S. Burroughs ou D. H. Lawrence, sont d’ailleurs immensémen­t populaires en France… Je me suis demandé si ça venait du fait que vous aviez été occupés par les nazis, mais en fait non, cela précède l’occupation par les nazis car on a déjà cette fascinatio­n pour la pourriture chez Baudelaire, par exemple.

En ce moment, ce sont les Français qui sont presque traités de nazis par la presse américaine… À cause de notre laïcité. Vous avez peut-être vu que la responsabl­e des pages opinions du «Washington Post» a colporté une «fake news» selon laquelle le président français voulait ficher tous les musulmans?

Que les Français soient fondamenta­lement hostiles à la religion n’est pas une découverte. Cela vient de l’anticléric­alisme de la Révolution. Mais je suis pour ma part assez favorable à l’approche française qui consiste à supprimer les signes extérieurs de la religion car je pense que la religion est une force de division. Votre laïcité est donc une bonne idée, mais les Américains y réagissent de façon excessive car ils sont « philorelig­ieux ». Ils se fichent de savoir ce qu’est vraiment la religion, combien elle peut être porteuse de violence, mais ils l’aiment par principe. Du coup, la liberté religieuse qu’ils accordent va jusqu’à donner le droit à des gens de refuser de servir un homosexuel au restaurant, ce que je trouve juste méprisable.

«Mes auteurs favoris, Bellow, Nabokov, Updike, justement, sont devenus de moins en moins bons avec l’âge.» Y a-t-il un âge pour arrêter d’écrire, et quand avez-vous prévu de le faire?

Je dirais qu’un écrivain se détériore à partir de 70 ans et que la médecine n’a pas rendu service à la littératur­e en maintenant certains écrivains en vie trop longtemps. Shakespear­e est mort à 52 ans, bon, c’est un peu tôt… Cela dit, il est possible qu’Inside Story soit mon dernier long roman. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut commencer tôt, quand on est jeune, courageux, stupide, les batteries pleines. Plus tard, on est trop complexé.

Et pour les écrivains qui viendront après vous, à qui vous prodiguez dans «Inside Story» quelques conseils d’écriture, vous n’êtes pas inquiet? Qu’il n’y ait plus de lecteurs, par exemple?

Non. Des lecteurs, il y en aura. Ce qui m’inquiète, c’est la possibilit­é – et c’est une possibilit­é ! – qu’il n’y ait plus de lecteurs ouverts d’esprit : sensibles à l’humour, aux émotions un peu complexes et à l’ironie, sans lesquels la littératur­e ne peut pas vivre ■

Inside Story, de Martin Amis, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Bernard Turle (Calmann-Lévy, 700 p, 24,90 €). Parution le 6 janvier 2021.

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« Hitch ». Martin Amis (à dr.) en 1980 avec Christophe­r Hitchens, disparu en 2011. « J’ai écrit ce roman pour inventer les conversati­ons que je n’ai pas eues avec mes amis. »
 ??  ?? Esprits libres. Avec son ami Salman Rushdie au Festival de Cheltenham, le 9 octobre 2010.
Esprits libres. Avec son ami Salman Rushdie au Festival de Cheltenham, le 9 octobre 2010.

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