L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert
Pourquoi vous parler de la philosophe Simone Weil (1909-1943) alors que 2020 égrène les dernières notes de son glas ? Parce que sa pensée, moderne comme jamais, apparaît comme une digue face à la marée montante de la bêtise et de la haine, le grand phénomène de l’année qui se termine.
« Dès qu’on a pensé quelque chose, chercher dans quel sens le contraire est vrai.» Cette superbe injonction figure dans La Pesanteur et la Grâce (1), son recueil de pensées, chef-d’oeuvre de ce génie du XXe siècle, « seul grand esprit de notre temps », disait Albert Camus.
Cet éloge de l’esprit critique devrait être inscrit sur les frontons de toutes les écoles et servir de devise à chacun d’entre nous. Mais il n’est pas dans l’air du temps, celui de l’unanimisme gnangnan où, pour éviter les ennuis, il faut marcher au pas. La grande erreur des marxistes, disait Simone Weil, fut de croire qu’il suffisait de filer droit pour « monter dans les airs ». De ce point de vue, nos démocraties sont de plus en plus marxistes.
La remise en question permanente des connaissances, fondement de la philosophie, de Socrate à Kant, n’estelle pas l’alibi du cynisme et du fatalisme, maladies séniles de notre époque à-quoi-boniste ? La preuve du contraire : Simone Weil fut tout au long de sa vie un modèle stupéfiant de courage, d’intransigeance.
En rupture avec la doxa de son époque, Simone Weil voulut vivre à fond sa philosophie. D’abord militante d’extrême gauche, elle quitta le professorat pour travailler en usine, à la chaîne, avant de rejoindre la guerre d’Espagne où elle découvrit la barbarie chez les anarchistes qu’elle soutenait.
Elle garda toujours les yeux grands ouverts. Après avoir été tour à tour ou en même temps syndicaliste ouvrière, fille de ferme, chrétienne mystique, combattante antitotalitaire, résistante de la France libre, la Jeanne d’Arc de la vérité contradictoire mourut à 34 ans de tuberculose et d’inanition.
Mystique du don de soi, soucieuse de partager « le malheur des autres » jusque « dans sa chair et son âme », Simone Weil s’est dressée contre l’appropriation du Bien par les totalitarismes qui en profitaient pour faire la chasse aux idées dissidentes. Observez comme les démocraties se sont accaparé le Bien à leur tour, donnant raison à Tocqueville, qui prophétisait jadis l’avènement d’une « tyrannie douce ».
Partisane de la confrontation des idées, Simone Weil n’a finalement pas versé dans les aberrations mortifères où ont sombré presque tous les intellectuels de sa génération. Sans doute parce qu’elle suivit à la lettre l’enseignement de son professeur de philosophie Émile Chartier, dit Alain, qui écrivait : « Une idée que j’ai, il faut que je la nie ; c’est ma manière de l’essayer. » Ou bien : « Une idée est fausse dès l’instant où on s’en contente. » Ou encore : « Penser, c’est dire non. » Adage que l’auteur des Propos, grand pape de l’humanisme de la volonté, ne s’appliqua pas à lui-même, fricotant, hélas, avec le pétainisme.
Penser, aujourd’hui, c’est dire oui, en reprenant à son compte, le doigt sur la couture du pantalon, la bigoterie du politiquement correct avec sa novlangue, ses interdits, ses euphémismes. Quand il apparut aux États-Unis, à la fin du XXe siècle, il partait d’un bon sentiment : en finir avec le racisme anti-Noirs ou avec le sexisme.
Quelques années plus tard, le politiquement correct a débarqué en Europe, qui l’a adopté sans retenue, au point qu’il symbolise aujourd’hui l’américanisation culturelle, avec l’importation de mots d’ordre débiles, la surenchère des identités, la chasse au « privilège blanc », l’exécration de l’universalisme.
C’est le retour du binaire, du noir et blanc, surtout pas de nuances de gris. Ainsi le journalisme contemporain a-t-il tendance à devenir un métier où, quand on ne se contente pas de recopier sans vérifier les procès-verbaux des magistrats, on fait des listes. Méchant, Zemmour. Gentil, Plenel. Méchant, Netanyahou. Gentil, le Qatar. Avec une rare violence, un ex-journal de référence comme Le Monde s’en prend ainsi régulièrement à la présence – ô horreur – de commentateurs « conservateurs » sur les chaînes d’info. Il en appelle au CSA, il réclame des bâillons. Nous ne sommes pas loin d’un maccarthysme à l’envers, quand Joe McCarthy, le sénateur américain de sinistre mémoire, faisait la chasse aux sorcières communistes.
La démocratie, c’est la contradiction, la confrontation des idées. On sait cela depuis les Grecs, bien avant la fameuse maxime latine : « Autant d’hommes, autant d’avis différents. » À l’heure où les monstres froids de la « tyrannie douce » nous enjoignent de penser conforme, l’un des meilleurs antidotes est l’oeuvre de Simone Weil, qui disait : « Toute vérité enferme une contradiction. »
■ 1. Aux Éditions Plon.