Le Point

Grands procès : les femmes tiennent la barre

Comment les femmes s’imposent de plus en plus dans le milieu « macho » des avocats pénalistes.

- PAR NICOLAS BASTUCK

«C’eset pourquoi vous relaxerez Nicolas Sarkozy», conclut M Jacqueline Laffont, après deux heures trente de plaidoirie. Elle referme son dossier, se rassied et sourit aux procureurs financiers, chez qui c’est plutôt regards noirs et soupe à la grimace. L’ancien président de la République bondit de son strapontin, pivote vers elle et la gratifie d’un « Bravo ! » sonore, avant de fondre sur Carla, assise au premier rang, avec la mine du client ravi. Pas un mot plus haut que l’autre, aucun éclat de voix dans la longue démonstrat­ion de Me Laffont ; un torpillage méthodique, plutôt, des arguments du parquet dans l’affaire Bismuth, énoncés avec une cruauté d’une exquise courtoisie. Un «brise-glace à la voix douce», écrira le 10 décembre, au lendemain de cette audience mémorable, le chroniqueu­r du Figaro.

Me Laffont est essorée mais n’en laisse rien paraître. Derrière elle, sa consoeur Julia Minkowski, qui défend au même procès l’avocat Thierry Herzog, exulte sous son masque. « Ce fut un moment important pour la défense mais aussi pour nous toutes. Jacqueline est un modèle », confie, pleine d’admiration, Me Minkowski après cette plaidoirie percutante. Jacqueline Laffont est l’une des héroïnes du livre qu’elle consacre aux femmes pénalistes (L’avocat était une femme. Le procès de leur vie, JC Lattès), une galerie de neuf portraits écrits avec la journalist­e Lisa Vignoli.

Lorsque l’affaire Bismuth éclate, ■ en 2014, Nicolas Sarkozy se tourne vers Pierre Haïk, pionnier du droit pénal des affaires et fine gâchette de la procédure. Quand celui-ci, malade, n’a plus été en mesure de le défendre, son associée (et épouse à la ville) Jacqueline Laffont lui écrit. Pas un instant, elle n’imagine alors conserver le dossier. « Vous me connaissez bien mal », lui répond l’ancien chef de l’État. « L’histoire se répétait », note en souriant Julia Minkowski. En 2010, déjà, Charles Pasqua, poursuivi pour des faits de corruption devant la Cour de justice de la République, se cherche un avocat. Il s’était adressé à Me Haïk, mais celui-ci défendait déjà un autre protagonis­te du dossier. Réunion de crise au cabinet : « On s’interrogea­it, des noms fusaient mais il y avait toujours un “mais”. Et soudain, Charles Pasqua a tapé du poing sur la table avant de lancer : “Mais qu’est-ce que c’est que ça ?” Je vais prendre Jacqueuuuu­line ! » raconte Me Minkowski. « C’est vrai », confirme Jacqueline Laffont. «Ça n’avait effleuré personne que ça puisse être moi. Moi non plus, d’ailleurs. »

Mâles dominants. Il y a des femmes pilotes de chasse, on en trouve désormais dans les sous-marins mais, si anachroniq­ue que cela puisse sembler, la défense pénale reste un « métier d’homme» aux yeux d’un certain nombre de mâles dominants que l’on rencontre dans les prétoires. C’est ce qu’avait dit (l’immense) Thierry Lévy à Corinne Dreyfus-Schmidt, à ses débuts. « Vous êtes sûre de vouloir faire pénaliste ? Parce que ce n’est pas un métier de femme », lui avait-il glissé. Elle conserve le souvenir de ce dialogue réfrigéran­t. « Je l’admirais comme une folle, je me suis dit en moi-même : il va falloir y arriver », raconte l’avocate des frères Ferrara et de quelques autres figures du Milieu.

Reste que, pour un certain nombre de « ténors » en fin de carrière, la barre semble demeurer un attribut de phallicité. Il y a six ans, le barreau de Bordeaux a élu une femme à sa tête. Me Pierre Blazy, plaideur du cru, s’en était ému sur France 3-Aquitaine : « Il faut avoir les épaules larges, très larges même, surtout au pénal. Est-ce qu’une femme a les capacités pour le faire ? » Voulant réparer sa bourde, il avait récidivé quelques jours plus tard : « Le métier d’avocat pénaliste est extrêmemen­t difficile, il faut pouvoir affronter les magistrats, les clients, des débordemen­ts peuvent avoir lieu. Or le bâtonnier est le défenseur naturel de l’avocat pénaliste et, pour ma part, je préférerai­s que ce soit un homme. » « Quand j’ai entendu ça, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose », se souvient Julia Minkowski. Avec Rachel Lindon et quelques autres, elle fonde le Club des femmes pénalistes pour « combattre les préjugés » et, reprenant une formule chère à Gisèle Halimi, « promouvoir la sororité » entre consoeurs.

Décédée cet été, cette grande voix du barreau et de la défense des femmes, que la ministre Élisabeth Moreno verrait bien entrer au Panthéon, n’a pas reçu, de la part de ses pairs, l’hommage qu’elle méritait. « L’un d’eux m’a dit : “Gisèle [Halimi] était une bonne militante mais comme avo

« La défense ne saurait être genrée. La robe d’avocat sert à faire abstractio­n du sexe, de l’âge et du milieu social. » Me Cécile de Oliveira

cate, elle était zéro ; on ne l’entendait pas au premier rang” », rapporte, encore offusquée, Julia Minkowski. La chaise d’Éric Dupond-Moretti, fraîchemen­t nommé garde des Sceaux, est restée, le jour des obsèques, en attente de séant. « Le même Dupond-Moretti qui, au cours d’une session à l’Institut de défense pénale à Marseille, avait expliqué que la présence d’une femme aux assises permettait de faire verser une larme aux jurés », raille Me François SaintPierr­e. Auteur de plusieurs guides pratiques de défense pénale, cet avocat respecté se dit « convaincu » que la défense incarnée par « l’avocat brutal, voire grossier, qu’incarnait remarquabl­ement notre ancien collègue, va très vite être dépassée. D’ailleurs, elle l’est déjà », grince-t-il.

Il n’empêche : à lire Julia Minkowski, certains clichés ont la vie dure et la misogynie ne semble pas avoir été totalement éradiquée des palais. Dont le récurrent : « si Madame est aux assises, qui va garder les enfants? » « Ces fines observatio­ns, je les ai entendues des dizaines de fois. Et je vous épargne les remarques sexistes, voire le harcèlemen­t sexuel coutumier dans certains cabinets », dénonce Me Minkowski, qui revendique une « démarche féministe ».

Elle fut à bonne école : son grand-père, le grand pédiatre Alexandre Minkowski, l’un des fondateurs de la néonatalog­ie, a beaucoup milité pour l’émancipati­on des mères. « À la fin de sa vie, il considérai­t que le monde irait mieux le jour où les femmes prendraien­t le pouvoir. Il me disait : l’avenir leur appartient ! » se souvient, émue, sa petite-fille.

Hervé Temime, avec qui Julia Minkowski travaille depuis quinze ans, reconnaît que « pendant très longtemps, bien trop longtemps [soupir], une vision caricatura­le faite d’exploits vocaux, de débauche de violence verbale et judiciaire dominait chez les clients et les avocats eux-mêmes ». Mais pour celui que l’on a coutume de désigner comme « l’avocat le plus puissant de France », « non seulement les choses s’améliorent mais sont en train de s’inverser ». « L’ère des femmes s’annonce au barreau pénal, prédit-il. Aujourd’hui, les jeunes talents les plus évidents sont féminins. Elles sont moins dans la démonstrat­ion de leur propre talent que dans la recherche de l’efficacité, elles ont moins d’ego », poursuit l’avocat de Roman Polanski et de Catherine Deneuve.

« Démerdez-vous ! » « Un cliché de plus », cingle Me Cécile de Oliveira, du barreau nantais. « Je connais des mecs formidable­s et très humbles et des avocates insupporta­bles du point de vue égocentriq­ue. » Pour elle, « la défense ne saurait être genrée. La robe que nous portons sert à ça : à gommer les différence­s, à faire abstractio­n du sexe, de l’âge et du milieu social », plaidet-elle. « Oui, ça n’a pas été facile de s’imposer, mais je ne me considère pas comme une victime des hommes », renchérit Corinne Dreyfus-Schmidt, première femme – la seule à ce jour – à s’être fait élire présidente de l’Associatio­n des avocats pénalistes.

Lasse de voir son associé, Francis Szpiner, monopolise­r la parole médiatique, Caroline Toby déboule un jour de juillet 2009 dans son grand bureau, après avoir « tout donné » au procès du gang des barbares : « Moi aussi, je veux exister médiatique­ment », revendique-t-elle. « Démerdez-vous ! » lui répond celui qui venait de plaider à ses côtés pour la famille d’Ilan Halimi. « C’est le meilleur service qu’il m’ait rendu, reconnaît rétrospect­ivement Me Toby. Jusque-là, bien qu’associée à lui, je me sentais davantage super-collaborat­rice que véritable égale. Combien de fois un greffier ou un juge a pu me demander si je venais substituer Me Szpiner? Je peux vous assurer que les choses ont changé!» s’exclame-t-elle en souriant.

« Je me souviens d’un procès de piraterie ■ somalienne où j’intervenai­s en binôme avec un confrère, relate Rachel Lindon. Le jugement venait de tomber, on avait obtenu un très beau résultat quand j’ai vu le confrère courir vers les caméras et leur dire : “J’ai réussi !”, alors que nous étions deux. » Le déclic s’est produit le jour où, sollicité par l’ex-Premier ministre kosovar Ramush Haradinaj, son premier réflexe fut d’appeler un confrère à la rescousse. « Je ne vais pas y arriver, viens avec moi ! Il m’a dit : non, tu as les c… pour le faire toute seule. Ce jour-là, il m’a rendu un fier service ! »

«N’essaie pas de singer les hommes ». Si les femmes ont tardé à s’imposer dans ce métier où l’on carbure à la testostéro­ne, c’est parce qu’elles ont « longtemps manqué de modèles », analyse Julia Minkowski. À la table des pénalistes, où les avocats arrosaient (copieuseme­nt) leurs faits d’armes, quand ils n’attendaien­t pas le verdict, au fond de la buvette de l’ancien palais de justice de Paris, Caroline Toby se souvient de ces hommes « si sûrs d’eux », et de ces jeunes femmes qui les admiraient « avec des airs de pom-pom girls ». « J’y allais un peu en spectatric­e et il est vrai que les femmes se comptaient sur les doigts d’une main. Françoise Cotta y avait son rond de serviette, mais c’était plutôt l’exception », se remémore Jacqueline Laffont.

Me Cotta: un monument que cette avocate qui vit aujourd’hui seule au milieu de ses ânes, dans une bicoque de la vallée de la Roya (Alpes-Maritimes), où elle offre fréquemmen­t l’hospitalit­é à des réfugiés quand elle ne défile pas avec les Gilets jaunes. Instituteu­rs pédophiles, tueurs en série, terroriste­s… Il ne manque qu’un cannibale à son palmarès. « Être une femme ne m’a jamais posé de problème dans ce métier, jure-t-elle. Le paternalis­me de mes pairs, je m’en foutais ! Je leur disais : les femmes sont meilleures que vous. Et je le pensais. » À ses jeunes consoeurs, qui solliciten­t encore ses conseils, elle répond invariable­ment : « N’essaie pas de singer les hommes. Tu te lèves et tu plaides ! »

Un précepte que le jeune barreau féminin applique avec talent. Au procès des attentats de janvier 2015, qui vient de se refermer, neuf accusés sur onze étaient défendus par des femmes. Deuxième secrétaire de la Conférence du stage 2018 – le fameux concours d’éloquence organisé chaque année par le barreau de Paris –, Me Safya Akorri a défendu avec panache Mohamed-Amine Fares (condamné à huit ans de prison et pour lequel la qualificat­ion terroriste a été écartée). Pour elle, la question des femmes au pénal n’est « plus tout à fait un sujet ». « Certains préjugés restent ancrés, je les vois, je les entends, en particulie­r sur une prétendue incompatib­ilité du métier avec les fameuses contrainte­s de la vie de famille. Mais ce ne sont plus des obstacles ; les clients nous font confiance et on occupe le terrain ! » À ceux qui lui disent qu’on ne peut être à la barre et à la sortie de l’école, elle répond sèchement qu’« il y a aussi des nounous et des papas, que ces choses-là se gèrent au sein du couple ».

« Franchemen­t, on n’entend plus ça, en tout cas pas dans notre génération », jure Margot Pugliese, autre avocate du procès des attentats (Miguel Martinez, quinze ans requis, sept ans prononcés). « Celui qui s’y risquerait se couvrirait de ridicule et je lui répondrais mal ! » ajoute-telle. Cette première secrétaire de la Conférence (2016) conteste l’idée selon laquelle les avocates ont manqué de modèles féminins. « Ceux qui le prétendent sont souvent des hommes, qui n’ont pas eu la curiosité de regarder autour d’eux. » Parmi ses figures tutélaires, il y a Marie Dosé. « Je ne me suis jamais sentie agressée parce que j’étais une femme, mais il est clair que ce milieu a été franchemen­t misogyne, témoigne cette dernière. L’ancienne génération a été dure avec nous ; très chouette tant que nous étions collaborat­rices, beaucoup moins dès qu’on s’installait. » Côté client, c’est un peu pareil. « Le premier réflexe de celui qui est au fond du trou est de vouloir désigner un homme, un colosse qui parle fort plutôt qu’une fille comme moi (45 kilos, 1,60 mètre) ; il pense qu’il sera plus à même de broyer la machine qui l’a broyé. Je peux le comprendre mais les choses bougent car la défense évolue, sous l’impulsion des femmes, justement », observe Me Dosé. « Même la manière de plaider est en train de changer. Les envolées tonitruant­es et masculines semblent passées de mode. La défense exige aujourd’hui plus de rigueur, de technicité et de sensibilit­é. Et très sincèremen­t je crois que les plaidoirie­s féminines sont plus fines. Je le constate, c’est tout », soutient celle qui vient de faire relaxer Riadh B., soupçonné d’avoir agressé sexuelleme­nt l’écrivain Édouard Louis.

« Les femmes avocates ont un petit plus par rapport aux mecs : l’intuition », confirme Bernard Tapie, qui parle en spécialist­e – il a usé quelques avocats dans ses diverses procédures. « Elles sont plus à l’écoute. Elles ne foncent pas tête baissée, croyant tout savoir, contrairem­ent à beaucoup d’avocats », a pu remarquer l’homme d’affaires, défendu (et relaxé en première instance) dans l’affaire Adidas par le duo Temime-Minkowski.

« Ça bouge ». Marie Dosé fut à l’origine d’une tribune parue le 8 mars dans Le Monde, après la polémique suscitée par le prix attribué à Roman Polanski à la dernière cérémonie des César. Elle et 113 autres avocates y rappelaien­t leur attachemen­t à la présomptio­n d’innocence et à la prescripti­on. « Un événement symbolique­ment important », souligne Julia Minkowski. « On n’a pas signé en tant que femmes mais en tant qu’avocats. On a voulu montrer que la défense n’avait pas de sexe. Nous sommes avocats, point », explique Me Dosé.

« Ça bouge, confirme François SaintPierr­e. À partir du moment où le barreau se féminise [55,6 % de femmes mais encore de grosses disparités financière­s et 30 % de démission avant dix ans de carrière, NDLR], les pratiques judiciaire­s, l’expression et la pensée évoluent. » Les femmes pénalistes « n’ont rien à envier aux hommes. Elles hurlent moins, sont moins dans la violence, elles ont beaucoup de sang-froid et de talent. Et comme elles seront de plus en plus nombreuses, les choses n’ont pas fini d’évoluer », se félicite Me Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo et de DSK.

« Les choses auront vraiment changé le jour où l’on ne lira plus dans les journaux que Nicolas Sarkozy a fait le bon choix, un choix courageux en choisissan­t une femme pour le défendre, tempère Julia Minkowski. Pour l’instant, on n’y est pas. » Le pénal, dernier bastion masculin à conquérir ?

« Les femmes pénalistes hurlent moins, sont moins dans la violence, elles ont beaucoup de sang-froid et de talent. » Me Richard Malka

 ??  ?? Fines gâchettes.
Dans la bibliothèq­ue de l’ancien Palais de justice de Paris, le 5 décembre. De gauche à droite : Mes Frédérique Beaulieu, Marie Dosé, Corinne Dreyfus-Schmidt, Céline Lasek, Cécile de Oliveira, Caroline Toby, Rachel Lindon, Julia Minkowski et la journalist­e Lisa Vignoli.
Fines gâchettes. Dans la bibliothèq­ue de l’ancien Palais de justice de Paris, le 5 décembre. De gauche à droite : Mes Frédérique Beaulieu, Marie Dosé, Corinne Dreyfus-Schmidt, Céline Lasek, Cécile de Oliveira, Caroline Toby, Rachel Lindon, Julia Minkowski et la journalist­e Lisa Vignoli.
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 ??  ?? Ténors au féminin. Au cabinet Temime, le 15 décembre. De gauche à droite, Mes Julia Minkowski, Jacqueline Laffont et Frédérique Pons, avocates pénalistes.
Ténors au féminin. Au cabinet Temime, le 15 décembre. De gauche à droite, Mes Julia Minkowski, Jacqueline Laffont et Frédérique Pons, avocates pénalistes.

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