Le Point

Accord sur le Brexit : « Merci Carrie ! »

Le deal conclu avec l’UE doit beaucoup à Carrie Symonds, la First Girlfriend britanniqu­e. Portrait.

- PAR MARC ROCHE

Sous ses airs de clown, Boris Johnson est un grand séducteur. À 56 ans, personne ne connaît le chiffre exact de ses conquêtes féminines (ni avec certitude le nombre de ses enfants). L’oeil malicieux, le propos enveloppan­t, la coiffure ébouriffée, les répliques humoristiq­ues ou shakespear­iennes toujours prêtes à jaillir, son tour est bien rodé. Car, avec la politique et le journalism­e, les femmes participen­t de la grande aventure de son existence.

Mais cette fois, c’est Boris qui est amoureux. Carrie Symonds, l’ex-communican­te du Parti conservate­ur avec qui il a entamé une liaison à l’automne 2017, lorsqu’il était secrétaire au Foreign Office, a pris son coeur. Et le Premier ministre n’hésite pas à afficher son amour. Jamais l’une de ses conquêtes n’avait eu un tel effet sur l’habile jongleur d’idées et de projets. Âgée de 32 ans, la fiancée de Boris le Magnifique a fait maigrir ce bon vivant. Elle a imposé une touche plus convention­nelle à sa garderobe pour crédibilis­er un dirigeant dont la rigueur, le sérieux et la minutie ne sont pas les qualités premières. Carrie Symonds a résolu la quadrature du cercle en chamboulan­t l’image du chef du gouverneme­nt britanniqu­e. Depuis l’arrivée de l’ancien maire de Londresau 10 Downing Street, le 24 juillet 2019, le couple roule en tandem. Symonds détient beaucoup plus de puissance réelle que la plupart des membres du gouverneme­nt. La sobre emprise de la First Girlfriend – son titre officieux – sur le locataire de Number Ten s’exerce dans le sens de la modération et de la cohérence, façonnant ainsi l’évolution personnell­e d’un leader certes dynamique, mais connu jusqu’alors pour son insoutenab­le légèreté.

L’engagement de Johnson, élu sur une ligne favorable à un Brexit dur, en faveur d’un accord commercial entre le Royaume-Uni et l’Union européenne et son ralliement à un programme centriste et modéré résultent directemen­t de cette collaborat­ion. C’est en effet grâce à l’action en coulisses de Carrie Symonds que le bouillant Premier ministre a réussi à boucler l’accord de libre-échange, annoncé le 24 décembre, en pleine deuxième vague du Covid-19 et à quelques jours de la date butoir à laquelle le royaume devait sortir du marché unique et de l’union douanière.

Tueuse. L’influenceu­se en chef a fait sortir les négociatio­ns de l’ornière en automne en orchestran­t un véritable « coup d’État ». Le limogeage du sulfureux et omnipotent « prince noir » europhobe pur et dur Dominic Cummings, ennemi de tout accord qui occupait le poste clé de conseiller stratégiqu­e du 10 Downing Street, porte sa signature. Cummings a été contraint à la démission le 13 novembre. Si Boris a tendance à aimer et écouter chacun, Carrie a un instinct de tueuse.

L’affaire Cummings a précipité la jeune femme intelligen­te et ambitieuse sous les feux de la rampe, à la une de toute la presse. « Elle a contraint son fiancé à initier une phase plus consensuel­le et modérée de son mandat », a reconnu The Times. Grâce à son interventi­on, le pouvoir au 10 Downing Street est passé des idéologues réactionna­ires, partisans d’un retrait brutal (« no deal ») de l’Union européenne (UE), aux grands commis de l’État politiquem­ent neutres et pragmatiqu­es.

Johnson en est ravi, même s’il demeure un aigle à deux têtes. D’un côté, l’orateur préféré du peuple du Brexit, qui aime cogner sur les eurocrates­enrefusant,parexemple, toute extension de la période de transition au-delà de la date butoir de la Saint-Sylvestre.

« Elle a contraint son fiancé à initier une phase plus consensuel­le et modérée de son mandat. » « The Times »

De l’autre, l’ancien maire ■ de Londres, ouvert à la diversité, large d’esprit et supporter en son for intérieur d’un accord avec l’UE, première partenaire commercial­e du Royaume-Uni. Mais auprès de sa fiancée, l’oiseau bariolé semble avoir trouvé sa boussole.

Au Number Ten, Carrie Symonds détonne. Pour la première fois dans l’histoire de cette modeste maison de brique au calme provincial construite en 1685, c’est un couple vivant en concubinag­e qui occupe les appartemen­ts privés du 2e étage. Outre la différence d’âge – vingt-quatre ans –, Carrie et Boris appartienn­ent à deux univers différents. Lui est associé au « vieux monde » : il est passé par le collège d’Eton, Oxford, a fait carrière dans la presse écrite au sein d’un univers très masculin et tory. L’autre est une milléniale connectée, dont le compte Instagram comporte de très nombreux selfies où on la voit boire des cocktails, en bikini dans des poses osées sur la plage ou dans des restaurant­s à la mode. La nouvelle venue a fait remplacer les tableaux de maître par des toiles modernes et le papier peint vieillot à motifs floraux par des couleurs tendance.

Carrie Symonds ne sort pas de nulle part. C’est avant tout une héritière qui s’est fait un prénom. Son père est Matthew Symonds, l’un des fondateurs en 1986 du quotidien centriste The Independen­t. Sa mère, l’avocate du titre, n’était que sa maîtresse, le journalist­e ayant toujours refusé de divorcer de son épouse. Le paternel est, dans les années 1990, une figure des salons intellectu­els londoniens. D’un naturel confiant, intarissab­le et bavarde, la gamine s’est très vite retrouvée au contact de personnali­tés politiques. Petite éponge au bout de la table, elle absorbait tout.

Pourtant, Carrie s’écarte dès l’adolescenc­e de son milieu de sensibilit­é centriste. Elle professe des conviction­s thatchérie­nnes tranchante­s en rompant avec son éducation libérale, le lycée bohème privé Latymer à Londres et l’université de Warwick où elle étudie l’histoire de l’art et le théâtre. Par rejet du père ? ou par ambitions personnell­es ? La bobo devient résolument de droite, à la surprise de sa famille et de ses amis, au point d’embrasser la vulgate nationalis­te et antieuropé­enne.

Après avoir tâté du journalism­e, elle se tourne vers la communicat­ion politique et rejoint l’organisati­on des campagnes électorale­s de la droite. Elle participe comme attachée de presse à la réélection de Boris Johnson à la mairie de Londres en 2012 avant de s’occuper des relations médias de plusieurs ministres conservate­urs. À l’instar de John Whittingda­le, responsabl­e du portefeuil­le de la Culture, des Médias et du Sport, qui ne tarit pas d’éloges sur son ex-collaborat­rice : « Elle était une brillante communican­te, très sympathiqu­e, dotée d’une grande intuition politique. »

Culottée. Impression­né par son savoir-faire et son carnet d’adresses, le Premier ministre d’alors, David Cameron, la propulse en 2015 à la direction de la communicat­ion du parti, qu’elle branche aussitôt sur Twitter. Culottée et autoritair­e, elle appelle directemen­t les auteurs d’articles jugés désobligea­nts sur un ton glacial qui interdit toute contradict­ion. L’infatigabl­e combattant­e connaît comme personne le mode d’emploi du parti tory.

En juillet 2018, BoJo, en désaccord profond avec la Première ministre Theresa May sur le Brexit, démissionn­e du Foreign Office. Fragilisée, May, furieuse, entend faire payer à la dircom des

Tories le départ fracassant ■ de son amant. Pour se venger du rebelle qui ne cache pas son désir de la remplacer, elle limoge Carrie Symonds qui devient la cible de violentes attaques sur sa vie privée de la part des tabloïds téléguidés par Downing Street.

Carrie courbe l’échine et attend son heure. Écologiste de longue date, défenseuse acharnée de la cause animale, elle rebondit en s’occupant des relations publiques d’Oceana, l’ONG de protection des océans qui oeuvre à la réduction de l’utilisatio­n de plastique. Elle milite en faveur de l’interdicti­on du commerce de l’ivoire et de la chasse à la baleine ainsi que pour l’installati­on de caméras de surveillan­ce dans les abattoirs. La croisée de la cause verte revient à l’héritage culturel de ses parents.

Quand, fatiguée de ses multiples aventures extraconju­gales, la deuxième épouse de Boris Johnson, Marina, quitte le domicile conjugal, celui-ci emménage dans l’appartemen­t de la nouvelle élue. Les débuts de leur vie à deux sont agités et donnent lieu à plusieurs scènes de ménage publiques. Mais ils se sont découvert des passions communes : peinture, bicyclette, nourriture indienne, bourgogne, humour et liberté de ton. Et lorsque Johnson devient leader conservate­ur et Premier ministre, sa petite amie – tirée à quatre épingles, le front haut et tout en self-control non dénué de chaleur – est à ses côtés face à la presse.

Depuis, on tente de mesurer l’influence de celle dont la coulisse est le royaume (le titre de « première dame » n’existe pas outre-Manche). Elle y règne avec une étonnante clairvoyan­ce en pratiquant alliances et trahisons avec un égal bonheur. La conseillèr­e a créé sa propre cour d’obligés, la «Team Carrie », un cercle de fidèles, essentiell­ement des journalist­es, destiné à verrouille­r les médias. Furieuse de la publicatio­n d’un article affirmant qu’elle entendait se débarrasse­r de Dilyn, le chien du couple venu d’un refuge, elle n’hésite pas à interrompr­e une réunion d’urgence du comité de sécurité Cobra – l’équivalent d’un conseil de défense – dans le sous-sol bunker du Number Ten pour exiger de Johnson

qu’il réponde en personne aux fausses allégation­s. Elle parvient à mettre le climat à l’agenda de son compagnon. Alors que le RoyaumeUni doit accueillir la COP-26 l’année prochaine, le plan en « dix points pour une révolution verte », présenté en novembre, et qui se veut à l’avant-garde de la lutte contre le réchauffem­ent climatique, porte sa marque.

Jouer serré. Certes, son activisme en agace plus d’un. Les surnoms peu flatteurs – « princesse Neuneu », « geisha » ou « Lady Macbeth » – que lui ont attribués ses adversaire­s lui collent aux guêtres. « Trop jeune et inexpérime­ntée, sa vision du pouvoir est manichéenn­e, vous êtes soit un acolyte, soit un ennemi », s’exclame l’un de ses ennemis pour qui « cette figure de l’ombre a fait main basse sur le régime ». Ses détracteur­s s’inquiètent de l’opposition entre son idéologie progressis­te et les vues plus traditionn­elles des classes populaires du Nord et des Midlands qui ont permis le raz-de-marée électoral de Boris Johnson.

Boris n’en a cure. Il compterait épouser sa dulcinée en 2021. Une étape supplément­aire dans l’ascension fulgurante de Carrie Symonds, qui sait qu’elle doit continuer à jouer serré. D’Anne Boleyn à Nell Gwynne en passant par Wallis Simpson, l’histoire de l’Angleterre est semée d’anciennes courtisane­s puissantes, tombées ensuite en disgrâce…

« Trop jeune et inexpérime­ntée, sa vision du pouvoir est manichéenn­e. » Un ennemi

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Le Premier ministre britanniqu­e et sa fiancée visitant Neasden Temple, à Londres, en 2019. Une première opération séduction menée ensemble quelques jours avant les élections législativ­es.
Conjoints. Le Premier ministre britanniqu­e et sa fiancée visitant Neasden Temple, à Londres, en 2019. Une première opération séduction menée ensemble quelques jours avant les élections législativ­es.
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Soirée électorale en décembre 2019. En remportant une majorité de sièges au Parlement, Boris Johnson a l’assurance de réaliser le Brexit. Comment ? Carrie
(à g.) a déjà sa petite idée : en excluant les « no deal » des négociatio­ns avec l’UE.
What else ? Soirée électorale en décembre 2019. En remportant une majorité de sièges au Parlement, Boris Johnson a l’assurance de réaliser le Brexit. Comment ? Carrie (à g.) a déjà sa petite idée : en excluant les « no deal » des négociatio­ns avec l’UE.

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