Comment on manipule nos cerveaux
Nous n’avons jamais eu autant de « temps de cerveau disponible ». Mais qu’en faisons-nous ? Croyances, fake news, surinformation… Nous sommes les proies de nouveaux manipulateurs. Dans « Apocalypse cognitive » (PUF), le sociologue Gérald Bronner analyse ce « tournant civilisationnel ».
Le déferlement d’informations dans un « marché cognitif » dérégulé soumet notre cerveau à d’incessantes manipulations, menaçant notre civilisation même. Dans son dernier ouvrage, le sociologue Gérald Bronner, spécialiste des croyances collectives et des thèses complotistes, en dévoile les ressorts. Un antidote indispensable.
Sur la couverture d’Apocalypse cognitive, la face hideuse de l’humanité nous contemple. La Gorgone, peinte par le célèbre Caravage après que Persée l’a décapitée, reflète les traits de l’artiste sous sa coiffe de serpents – un homme à la fois dieu et diable, tout à coup pétrifié par la vision de sa propre nature. Est-ce parce que nous craignons d’être à notre tour pétrifiés par la Méduse qui sommeille en chacun de nous que nous n’osons regarder en face ce que nous sommes ? Est-ce pour tromper ses ruses que nous avons fortifié notre histoire des idées du mythe de la nature « bonne et généreuse » de l’homme ? Aujourd’hui, sous les assauts du déferlement continu d’informations qui caractérise notre époque, les fortifications tombent, et « le réel nous rattrape ». Dans son dernier ouvrage, Gérald Bronner, « rationaliste » assumé et porte-voix d’une sociologie largement ouverte aux sciences cognitives, à l’anthropologie et aux neurosciences, documente avec une rigueur implacable une situation inédite, qui place l’humanité à un « tournant civilisationnel ». Jamais dans l’Histoire l’être humain n’a bénéficié d’autant de temps disponible, soutient-il, ni n’a été soumis à une telle masse d’informations. Mais loin d’utiliser ces trésors pour élever l’humanité à un stade supérieur de connaissances, il en devient le jouet…
Surinformé, plongé dans un océan planétaire de données, de croyances, de fake news, de démagogie et de mensonges, le cerveau humain est désormais l’enjeu d’une lutte d’influences visant à en capturer les tendances naturelles et à en exploiter les fragilités. Dans cette course permanente pour capter l’attention du public, médias, fournisseurs de contenus, publicitaires, idéologues, politiques même s’adressent à nos instincts plus qu’à notre raison, dévoilant certains éléments de notre nature profonde façonnés par des millénaires d’évolution : l’obsession du sexe – liée à l’instinct de reproduction –, le conflit – consubstantiel à la vie en groupe –, la peur – condition de la survie en milieu hostile… Ces mêmes instincts qui ont permis à l’homme du néolithique de développer des civilisations successives entraîneront-ils l’humanité, demain, sur une pente inverse ? Face à cette vertigineuse perspective, Gérald Bronner défend une approche basée sur la connaissance et le développement de l’esprit critique. Mais cette approche, prévient-il, a un préalable : la lucidité. Pour se libérer des innombrables manipulations qui le menacent, l’homme doit en premier lieu accepter de regarder en face sa propre nature, et se libérer des « mythes » découlant du déterminisme social dont s’inspire encore largement la sociologie contemporaine. Puisque les thèses actuelles ne permettent pas de comprendre ni de penser le réel, il convient d’en changer, en balayant les idéologies qui refusent cette « part sombre » de la nature humaine. En clair, Pierre Bourdieu et ses disciples se trompent, assène-t-il : si l’environnement social influence évidemment les individus, le pouvoir prêté à des entités collectives (« le capitalisme », « le système », « les dirigeants »…) échoue à rendre intelligibles les conséquences du chaos informationnel qui bouleverse nos sociétés. Au contraire: nos données numériques prouvent que nous sommes aussi naturellement dotés de dispositions cognitives qui déterminent nos comportements.
Trois ans après son retentissant Danger sociologique (PUF, 2017), l’auteur de La Démocratie des crédules (PUF, 2013) et de Déchéance de rationalité (Grasset, 2019) apporte de nouveaux éléments aux partisans d’une sociologie analytique contre les tenants du déterminisme social… Qui fait toujours, en France, autorité ■