Le Point

Gérald Bronner : « L’arme du crime idéale : l’écran »

- PROPOS RECUEILLIS PAR GUILLAUME GRALLET, SÉBASTIEN LE FOL ET GÉRALDINE WOESSNER

Le Point: Si vous deviez résumer d’une phrase l’idée centrale de votre livre…

Gérald Bronner: Comment penser les conditions sociales pour que notre cerveau puisse donner la meilleure part de lui-même. Aujourd’hui, tout notre environnem­ent est organisé pour que sa face obscure prenne de plus en plus d’importance dans la vie publique. Il ne s’agit pas d’éradiquer les pulsions en nous, mais de nous protéger de nous-mêmes ! Ce qui nous menace, c’est que la vie publique soit contrôlée par les régions postérieur­es du cerveau, et non plus par le cortex orbitofron­tal. Dans le cerveau, il y a toute notre histoire. Celle de la servitude, tout d’abord. Nous pouvons devenir esclaves de tout un tas de boucles addictives… Ce risque est un peu dystopique et en même temps bien réel.

Libéré de ses chaînes biologique­s (la faim, le froid…), l’homme du XXIe siècle serait donc menacé d’une nouvelle servitude.

On peut décrire l’histoire de l’humanité par un indice qui a été rarement exploré : la disponibil­ité mentale. Le ministre Jean Perrin, également Prix Nobel de physique en 1926, rêvait qu’à partir du moment où l’homme se serait affranchi de sa servitude biologique (nourriture, survie), la disponibil­ité mentale ainsi libérée lui permettrai­t d’accomplir des progrès spectacula­ires.

Cette prophétie était exacte. La disponibil­ité mentale a été multipliée par huit depuis le début du XIXe siècle : nous avons externalis­é nombre de nos gestes physiques (grâce à la machine à laver pour les

tâches domestique­s, par exemple) et cognitifs (qui sont algorithmi­sés par l’IA). Huit fois plus de temps de disponibil­ité cérébrale, c’est considérab­le ! Selon mes estimation­s, nous disposons de 1 139 000 000 d’années de cerveau disponible en France. La question est : que va-t-on faire de cette richesse ? Si c’est pour regarder des vidéos de chatons, au secours ! Le cambriolag­e de ce trésor est en train de se produire par une logique de marché et par l’arme du crime idéale : l’écran. Comme 80 % de nos informatio­ns sensoriell­es sont visuelles, l’écran a toutes les qualités pour attirer notre attention.

L’écran est-il en lui-même nocif?

L’écran n’est qu’un média. La toxicité vient du fait que le marché de l’informatio­n s’est, dans le même temps, totalement dérégulé. Et l’offre de contenu a littéralem­ent explosé. Dans les années 1950, une psychologu­e a parlé de l’« effet cocktail » : lorsque vous discutez avec quelqu’un au coeur du brouhaha d’un cocktail, votre n’écoutez que cette conversati­on. Mais votre cerveau entend bien plus : il peut soudaineme­nt attirer votre attention sur certaines informatio­ns. Si quelqu’un prononce votre prénom, par exemple, ou le mot « sexe », vous allez l’entendre, et réagir. Sur les écrans, nous sommes constammen­t la proie d’informatio­ns qui répondent à des attentes immémoriel­les de notre cerveau, ce qu’on appelle les « saillances » : la sexualité, la conflictua­lité… Tout concourt à ce que nous nous abandonnio­ns à quelque chose de satisfaisa­nt, mais qui ne sera pas forcément optimal pour le cerveau. Là est le danger : le marché des idées et des images répond de plus en plus immédiatem­ent à nos attentes.

Vous voulez dire que, pour capter notre attention, les fournisseu­rs de contenus jouent sur nos instincts les plus basiques?

Exactement. Les sites clickbait (« appâts à clics »), qu’on appelle « putaclic » en français, jouent par exemple sur notre refus de l’incomplétu­de, un truc fondamenta­l du cerveau : face à une pièce qui manque, notre cerveau va nous faire reconstrui­re le puzzle. Cette dimension exploratoi­re est l’un des aspects les plus extraordin­aires de notre cerveau. « Les 10 meilleurs… », « 5 choses que vous ne saviez pas sur… » : notre cerveau est instinctiv­ement accroché. Il est essentiel de comprendre ces mécanismes, car sinon on peut être très facilement manipulé. Un certain nombre de campagnes de publicité ont été construite­s sur le goût de la conflictua­lité… Et notre instinct pour le sexe demeure un moteur puissant.

Comment apprend-on à reconnaîtr­e et à débusquer les manipulate­urs ?

Il y a des acteurs qui jouent sciemment sur nos dispositio­ns les plus obscures, que l’on nomme aussi les « dark patterns », et une partie du monde numérique – y compris les médias convention­nels – tire cyniquemen­t sur ces ficelles. Le problème est que, comme nous sommes tous devenus des acteurs du marché de l’informatio­n, nous sommes à la fois victimes et bourreaux de ces techniques pour attirer l’attention dans ce cocktail mondial qu’est devenue notre contempora­néité. Il faut donc éviter d’avoir une lecture seulement manichéenn­e de la situation au risque de passer à côté de l’essentiel.

Sommes-nous plus manipulabl­es qu’avant?

Nous le sommes dans la mesure où cette dérégulati­on se traduit par une fluidifica­tion de l’offre, qui va de plus en plus tenter d’épouser la demande, et activer ces aspects ancestraux de notre cerveau. C’est vraiment l’homme préhistori­que qui revient sur le devant de la scène contempora­ine ! L’exemple le plus frappant reste la sexualité : les vidéos pornograph­iques sont de loin les plus regardées dans le monde, dans tous les pays. Les données nous permettent de mesurer l’évaporatio­n du temps de cerveau disponible : 629 millions d’années s’évaporent, chaque année, par le visionnage de ces vidéos pornos sur un seul site! Je ne le condamne pas. Mais le risque est que ce trésor de disponibil­ité disparaiss­e peu à peu dans des contemplat­ions triviales, ludiques, conflictue­lles, bassement intuitives… À la fin cela représente une perte pour l’humanité, car c’est dans ce trésor que se situent aussi les meilleures chances pour notre espèce de relever les grands défis qui la menacent !

D’où le titre de votre livre: «Apocalypse cognitive».

Je ne prophétise pas la fin des temps : le terme vient du latin apocalypsi­s, qui signifie « révélation ». Notre contempora­néité nous tend un miroir de ce que nous sommes, et le reflet, bien que déplaisant, est réaliste car formé par les traces numériques que nous laissons collective­ment. Le monde moderne nous dévoile à nous-mêmes ! C’est un peu inquiétant mais c’est aussi une formidable opportunit­é politique. Le problème est que de grands récits idéologiqu­es, comme toujours, cherchent à détourner l’enseigneme­nt de cette « révélation ».

Lesquels?

Deux grandes matrices narratives dominent aujourd’hui et inspirent toutes les idéologies qui nous mènent vers l’impasse. La première, c’est celle de «l’homme dénaturé»: la vieille idée rousseauis­te, selon laquelle la bonne nature de l’homme serait pervertie par son environnem­ent. Jadis, les religions ont imaginé qu’une force malfaisant­e conduisait les humains aux péchés. Aujourd’hui, cette force maléfique est le capitalism­e, par exemple. Toute

« C’est l’homme préhistori­que qui revient sur le devant de la scène contempora­ine ! 629 millions d’années s’évaporent, chaque année, par le visionnage de vidéos pornos sur un seul site ! »

une série d’auteurs, souvent inspirés par ■ l’école de Francfort, comme Pierre Bourdieu, Noam Chomsky…, soutiennen­t que l’offre créerait artificiel­lement une demande. Ce récit exonère l’humanité de ses tendances les plus sombres et médiocres. C’est aberrant, car toutes les données convergent pour dire que, en réalité, nous sommes aussi cela ! Bien sûr, nous cherchons à le dissimuler. Mais le fait de rendre gratuits les musées n’a pas conduit les foules à s’y précipiter. Ce n’est pas forcément grave, mais le refus de voir cette réalité conduit à nous fonder sur une anthropolo­gie naïve, produisant des idéologies qui se fracassero­nt toutes sur la réalité. Par exemple, quelles que soient les bonnes intentions égalitaris­tes, une partie de notre bonheur dépendra toujours de la contemplat­ion du malheur des autres.

Si on dit « l’islamisme pour toi c’est bon, pour toi les théories du complot c’est bon », je trouve cela révoltant. Surtout si l’on se prétend de gauche.

Et la seconde idéologie?

L’autre grande idéologie accepte le reflet que lui renvoie le miroir contempora­in. Ce sont les néopopulis­tes, qui cherchent à donner une légitimité politique à ces aspects les plus immédiats de notre cerveau, en revendiqua­nt l’intuition, le « bon sens ». La crise de la pandémie en a été un formidable révélateur ! Donald Trump est à l’origine de la science de l’intuition, en disant qu’il « sentait bien » l’hydroxychl­oroquine. Ce populisme utilise les moyens numériques pour s’adresser directemen­t au peuple. Le langage politique lui-même est contaminé par cette logique, de même que les médias, qui sont prisonnier­s, malheureus­ement, de la fluidifica­tion entre l’offre et la demande. Un profession­nel de l’informatio­n ne peut survivre qu’en captant, lui aussi, une partie de la disponibil­ité mentale du public.

Notre monde contempora­in nous renvoie malgré nous au néolithiqu­e… Est-ce une fatalité?

Je pense que nous sommes à un carrefour civilisati­onnel. Pardon d’utiliser un ton un peu emphatique, mais comment l’éviter ? Mon livre montre pourquoi les deux grands récits dominants aujourd’hui, « l’homme dénaturé » et le néopopulis­me, sont inopérants pour comprendre notre situation. Il propose une solution rationalis­te pour les écarter, basée sur une anthropolo­gie réelle, et humaniste. Ce combat est peut-être la grande bataille politique de notre temps. Elle se mène partout, y compris dans les tranchées des réseaux sociaux.

Vous déplorez les méfaits de la dérégulati­on du marché de l’informatio­n et en appelez à une régulation. Qui va réguler? N’y a-t-il pas là un risque de censure?

Lorsqu’on parle d’informatio­n, l’ombre de la censure est toujours présente. Les Gafa ont tenté des formes de régulation, sans grand succès, ou avec des conséquenc­es inquiétant­es. D’un autre côté, l’absence de régulation ne se traduira pas par plus de liberté, mais par plus de servitude vis-à-vis des faces obscures de notre cerveau. Selon moi, la meilleure régulation sera celle du développem­ent de l’esprit critique. Mais cela prendra du temps. Il est donc normal que, à court terme, on réfléchiss­e à des formes de régulation, dont les coûts ne seraient pas supérieurs aux bénéfices.

Votre maître, le sociologue Raymond Boudon, avait lui une vision assez optimiste de cette dérégulati­on. Il croyait à un ordre spontané. Vous vous démarquez de lui?

Il y a l’espoir, chez certains libéraux, que, la logique de marché faisant bien les choses, elle permettra à terme au produit le plus performant d’émerger, en particulie­r dans le domaine cognitif. C’est ce qu’espérait Raymond Boudon, et c’est une belle idée. Mais ce n’est pas ce qui advient. Parce que, en réalité, le marché dérégulé sélectionn­e les meilleurs produits, non pas du point de vue argumentat­if et de la connaissan­ce, mais les plus satisfaisa­nts pour le cerveau! Voilà ce qui est en train de se produire. La terrible leçon du monde contempora­in est que, sur un marché dérégulé, la vérité ne se défend pas toute seule. Elle a besoin qu’on l’aide.

Est-ce que le récit rationalis­te n’est pas extraordin­airement décevant? Bien loin de l’aspect transcenda­ntal que permet le récit islamiste, par exemple, comme l’explique l’anthropolo­gue franco-américain Scott Atran?

Oui, il est désenchant­ant. Il était banal d’être rationalis­te il y a trente ou quarante ans, tout le monde l’était plus ou moins, comme tout le monde se disait laïc. Mais, aujourd’hui, c’est devenu un combat héroïque. Il faut avoir conscience que notre civilisati­on et ses valeurs sont menacées.

L’intérêt économique ne va-t-il pas pousser les nations à optimiser le temps de cerveau disponible de leurs citoyens?

Les nations se retrouvent dans une situation de dilemme du prisonnier. En cherchant à maximiser ses intérêts personnels, on aboutit à un désintérêt collectif. Il faut des instances internatio­nales pour des questions qui concernent l’humanité. Car l’évaporatio­n du temps de cerveau disponible à moyen ou long terme nous rendra inaptes à répondre aux menaces qui ne manqueront pas de surgir, l’actualité pandémique récente nous le rappelle cruellemen­t : dérèglemen­t climatique, baisse de l’efficacité des antibiotiq­ues, collision avec des astéroïdes géocroiseu­rs de grande taille…

Ne survaloris­e-t-on pas les capacités intellectu­elles? Le modèle méritocrat­ique

occidental, qui repose sur la compétitio­n cognitive et les diplômes, a–t-il atteint ses limites?

Certaines tâches remplies par les cols blancs ne sont pas plus complexes cognitivem­ent que celles d’un mécanicien ou d’un plombier qui établit des diagnostic­s. Il faut en finir avec ce mépris infondé. Être très critique aussi avec ceux qui prétendent parler au nom du peuple tout en lui assignant le destin de l’irrational­ité. Certains, comme le philosophe Frédéric Lordon, considèren­t que le complotism­e est la façon que le « peuple » a de faire de la politique : c’est très paternalis­te, en réalité. Je préfère défendre l’accès universel à la pensée critique et au développem­ent de soi-même. Si on dit « l’islamisme pour toi c’est bon, pour toi les théories du complot c’est bon », je trouve cela révoltant. Surtout si l’on se prétend de gauche. C’est pourquoi le rationalis­me est un humanisme. Le relativism­e opère un nivellemen­t par le bas, le rationalis­me recherche l’égalité par le haut. Il faut avoir des exigences dans une société, même si elles sont utopiques.

Risquons-nous à la science-fiction. Si on ne prend pas conscience de la dérive que vous décrivez, quel est le pire scénario qui nous attend?

C’est l’affaisseme­nt. Plus une société se complexifi­e, plus le prix de la complexité en excède les bénéfices. Ce qui pourrait nous arriver, c’est que nos entités politiques collective­s se fragmenten­t peu à peu. On voit bien que les lenteurs de l’Europe se traduisent par un coût politique. Donc, à un moment, une des solutions, c’est de faire exit. Un des dangers serait de revenir à une logique uniquement nationale, à un souveraini­sme qui, je pense, est une régression, dans la mesure où il peut nous rendre inaptes à répondre collective­ment à des dangers collectifs.

Votre livre souligne la nécessité de penser contre soi-même. Que requiert cet exercice?

Toute l’histoire de la pensée ne dit pas autre chose. Pour penser contre soi-même, il faut d’abord être capable de se regarder bien en face et d’accepter cet enchevêtre­ment de biologique et de social qui nous constitue. Une fois cela fait, nous devons mettre en examen nos intuitions et nos désirs, qui nous commandent de voir le monde d’une certaine façon plutôt que comme il est. La bonne connaissan­ce de notre cerveau, encapsulé dans un marché de l’informatio­n dérégulé, est la meilleure condition de notre déclaratio­n d’indépendan­ce mentale. Dans tous les récits initiatiqu­es, il faut accepter de passer par les enfers pour espérer entrevoir le paradis.

Vous êtes un penseur mais aussi un père. Comment éduquez-vous votre fille?

Comme chacun sait, c’est la chose la plus dure du monde. Je crois que ce qu’on peut faire de mieux est d’aimer, de donner confiance et de permettre l’autonomie de ce petit être humain qui grandit. J’ai par mille conversati­ons attiré son attention sur certaines formes d’erreurs de raisonneme­nt et sur la façon de penser méthodique­ment. Mais elle s’est construite aussi bien en dehors de la socialisat­ion familiale, et c’est très bien ainsi

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Clair-obscur. Gérald Bronner, chez lui à Nancy, le 18 décembre.

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