Le Point

En route vers l’« Apocalypse cognitive »

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Notre cerveau : zone de combats

Dire qu’il y a quelque chose de possibleme­nt mortifère dans ces circuits du plaisir n’a rien d’exagéré. Et ce qui est vrai pour le rat ne l’est pas moins pour l’humain. En effet, nos circuits de récompense à court terme peuvent rapidement prendre possession de notre esprit. Le terme est un peu fort mais il a une traduction physiologi­que très concrète : la production de dopamine accompagna­nt la jouissance à court terme a tendance à donner un avantage décisif aux régions postérieur­es du cerveau (comme l’amygdale ou l’hippocampe) plutôt qu’au cortex préfrontal, qui régit les préférence­s de long terme et lutte contre certaines de nos intempéran­ces. Cette lutte entre le court-termisme vorace et nos capacités de pondératio­n se joue en partie dans le nucleus accumbens, un ensemble de neurones situés au coeur de notre cerveau, dans la zone corticale prosencéph­alique. Cette zone joue un rôle important dans notre système de récompense et toutes formes d’accoutuman­ce. Si le niveau de dopamine est durablemen­t élevé dans le nucleus accumbens, en raison par exemple de stimulatio­ns répétées de phénomènes agréables/ jouissifs, les connexions le reliant à l’hippocampe se renforcent et cela instaure un cercle vicieux qui relève de l’addiction. Chez l’homme, ce circuit de récompense préside à des sources de plaisirs très variés : consommati­on de drogue ou de nourriture, écoute d’un morceau de musique ou encore validation d’un contenu sur les réseaux sociaux. Ces circuits ne réagissent pas qu’aux récompense­s effectives, ils sont également sensibles à la probabilit­é ou à la promesse de récompense­s : plus ces récompense­s se rapprochen­t ou paraissent possibles, plus l’activité des réseaux dopaminerg­iques s’intensifie. Une étude de neuropharm­acologie a même révélé que le cerveau des cocaïnoman­es produisait de la dopamine lorsqu’on leur montrait des images ou des vidéos du secteur où ils se fournissen­t en drogue !

Le coup du marshmallo­w

Cette capacité à résister à des tentations du court terme a été illustrée par une expérience célèbre menée par Walter Mischel, de l’université Stanford. Une friandise (un marshmallo­w) était proposée à un enfant de maternelle. Avant que l’expérience ne commence, on lui indiquait que, s’il attendait quelques minutes avant de manger ce bonbon, il lui en serait offert un deuxième. L’enfant était laissé seul face à son dilemme, observé derrière un miroir sans tain par les chercheurs. Entre 1969 et 1974, ce ne sont pas moins de 550 bambins qui ont été confrontés au test du marshmallo­w. Il s’agissait d’établir une mesure du contrôle de soi : être capable de différer un plaisir à court terme pour obtenir un bénéfice supérieur à moyen terme. Cette aptitude à résister au plaisir à court terme lorsqu’il en est de notre intérêt n’est pas sans rapport avec le fait que la dérégulati­on du marché de l’informatio­n permet des sollicitat­ions incessante­s dont nous avons vu qu’elles s’immiscent facilement dans la physiologi­e de nos addictions. Moins de la moitié des enfants passèrent avec succès le test du marshmallo­w.

Le gorille invisible

Deux psychologu­es de l’université de Harvard, Christophe­r Chabris et Daniel Simons, ont filmé une scène apparemmen­t banale : une équipe d’individus vêtus de tee-shirts blancs et une autre arborant des tee-shirts noirs se faisant des passes avec un ballon de basket. Les deux psychologu­es ont demandé à des sujets volontaire­s de visionner le film et de compter le nombre de passes que l’équipe blanche effectuait. La bonne réponse était : 35 passes, mais cela n’avait aucune importance. En réalité, pendant ce film surgissait un drôle de personnage – une étudiante vêtue d’un costume de gorille – qui se faufilait quelques instants entre les joueurs, faisant face à la caméra et se frappant la poitrine. Le plus incroyable, et c’était le but de l’expérience, c’est que la moitié des participan­ts n’ont pas vu le gorille. […] Tout à leur concentrat­ion de réaliser convenable­ment la tâche qui leur était confiée, ils se montraient aveugles à cet événement pourtant surprenant – et qui durait neuf secondes – du surgisseme­nt d’un gorille au beau milieu de l’expérience. Non moins intéressan­ts sont les résultats obtenus par Daniel Levin et Bonnie Angelone (2008), deux autres professeur­s de psychologi­e qui ont voulu tester le sen

timent que cette expérience inspirait à leurs étudiants. On leur décrivait en détail le protocole expériment­al et on leur demandait s’ils pensaient qu’ils auraient vu le gorille. Pourtant initiés par leurs cours à la question de la cécité partielle de notre attention, ces étudiants furent 90 % à déclarer qu’eux auraient vu le gorille ! Nous sommes donc beaucoup trop optimistes quant à notre capacité à résister à ces phénomènes de tunnel attentionn­el. Aveugles aux évidences et inconscien­ts de notre cécité, telle est notre condition mentale dans certaines circonstan­ces.

La lutte des clashs

Notre capacité à nous indigner peut faire de nous les dupes de toute forme de manipulati­on, y compris commercial­e. Ainsi, en 2014, à l’approche de la Coupe du monde de football, le site de paris en ligne Paddy Power a-t-il fait croire – photo truquée à l’appui – qu’il avait fait couper de nombreux arbres de la forêt amazonienn­e pour qu’un message d’encouragem­ent à l’équipe d’Angleterre soit visible du ciel. Comme on pouvait s’y attendre, le message a suscité l’indignatio­n : comment pouvait-on se livrer à de tels enfantilla­ges publicitai­res quand cette forêt est le poumon de la planète à l’heure du réchauffem­ent climatique ? La marque a laissé sereinemen­t cette indignatio­n enflammer les réseaux sociaux, excitant même la fureur morale en tweetant : « Nous n’avons pas coupé tant d’arbres que cela. » Une fois le sommet de la colère atteint, elle a fait savoir que cette photo n’était qu’un montage en dévoilant le making-of de toute l’affaire. L’astuce suprême a consisté à livrer un message conjointem­ent à Greenpeace : « Tout le monde est devenu fou dans cette affaire, mais toutes les quatre-vingt-dix minutes on coupe un nombre d’arbres qui correspond à 122 terrains de football et personne n’en a rien à faire. » Cette indignatio­n collective contrôlée a offert au site de paris en ligne une visibilité inespérée peu avant le plus grand événement sportif de la planète.

La gifle de Manuel Valls

Lorsque Manuel Valls a été giflé lors de la campagne des primaires de la gauche en 2017, bien que cet événement n’ait eu aucun sens politique déterminan­t, il a tourné en boucle et a suscité des millions de vues sur les plateforme­s de vidéos en ligne. On pourrait en dire autant de mille micro-incidents qui peuvent être rapportés de près ou de loin à des expression­s de conflictua­lité. Malgré nos dénis, ces incidents nous intéressen­t : quelque chose en nous oriente notre disponibil­ité mentale vers eux.

Comme le montre le graphique qui suit (p. 52), de tous les événements qui ont ponctué la carrière de Manuel Valls, qui fut – faut-il le rappeler? – Premier ministre de la France, c’est cette gifle qui a suscité le plus de demandes d’informatio­n sur Internet. Faut-il rappeler également qu’il était chef du gouverneme­nt lors des terribles attentats contre Charlie Hebdo et ceux du 13 novembre ? Et, entre tous les événements historique­s que cet homme politique a eu à gérer, ce serait donc ce soufflet qui aurait mérité le plus notre attention ?

Les médaillés d’argent songent qu’ils ont raté la plus haute marche de peu alors que ceux qui ont remporté la médaille de bronze envisagent un monde et s’en sentent heureux.

La peur au ventre

D’autres types de récits performati­fs peuvent – au sens littéral – empoisonne­r les esprits. Ainsi les symptômes d’électrosen­sibilité sont-ils considérés par l’orthodoxie de la science comme relevant du domaine du psychosoma­tique. Il demeure qu’ils se muent en souffrance réelle pour ceux qui ont endossé ces récits sous forme de croyances. En effet, comme le montre une étude réalisée par des neuroscien­tifiques au moyen de l’imagerie par résonance magnétique fonctionne­lle, les personnes se déclarant sensibles aux ondes réagissent significat­ivement plus que les autres à une exposition fictive par une modulation spécifique de l’activité du cortex cingulaire antérieur et du cortex insulaire. En d’autres termes, le fait d’avoir endossé le récit d’une hypersensi­bilité à la présence d’ondes stimule ce que les spécialist­es nomment une « neuromatri­ce de la douleur ». De la même façon, des psychologu­es ont montré que le fait d’être exposé à un reportage télévisé sur les effets néfastes des champs électromag­nétiques sur la santé provoquait non seulement un sentiment d’anxiété, mais encore une augmentati­on de la perception déclarée d’une stimulatio­n Wi-Fi fictive ! Les récits anxiogènes ne sont donc pas toujours sans effets et, dans ce domaine, le proverbe « Mieux vaut prévenir que guérir » n’est pas aussi sage qu’il y paraît.

Self-sévices

Le résultat d’une étude menée par des psychologu­es dans le domaine du sport permet de préciser les enjeux de notre situation contempora­ine. Ces chercheurs ont étudié les réactions émotionnel­les des participan­ts aux Jeux olympiques de Barcelone en 1992 (1), en particulie­r de ceux qui sont montés sur le podium. Leur découverte ne devrait plus nous étonner à présent mais elle demeure fascinante : ceux qui ont gagné une médaille d’argent paraissaie­nt moins heureux que ceux qui ont gagné une médaille de bronze. L’interpréta­tion des auteurs est que les médaillés d’argent songeaient souvent qu’ils avaient raté la plus haute marche de peu alors que ceux qui avaient remporté la médaille de bronze envisageai­ent un monde où ils ne seraient pas du tout montés sur le podium et s’en sentaient donc heureux. Le résultat de ce que ces auteurs ont nommé « une pensée contrefact­uelle » montre que la frustratio­n ne dépend pas seulement de la comparaiso­n avec autrui mais aussi de la nature des mondes possibles envisagés. Si la situation que j’occupe me conduit à me comparer à ceux qui ont moins que moi, j’en sortirai plus satisfait que si, au contraire, elle m’incite à me comparer à ceux qui ont davantage.

(1) Medvec, Madey & Gilovich (1995).

Mensonge privé, vérité publique

Plutôt que des êtres hétéronome­s ballottés par les intentions malveillan­tes d’un mystérieux système de domination, les individus sont souvent des acteurs stratégiqu­es qui tentent de concilier leurs intérêts matériels et symbolique­s. Ils affichent parfois dans le discours une vertu qu’ils malmènent au jour le jour. Certains d’entre eux le font par pure hypocrisie mais, là encore, il n’est même pas besoin d’endosser une interpréta­tion si misanthrop­ique. Il suffit de se rappeler qu’il existe des conflits au coeur même de notre cerveau. La résolution de ces conflits vient souvent de ce que nous acceptons de céder à des satisfacti­ons à court terme en nous promettant de régler le problème à long terme. […]

Une expérience menée par trois psychologu­es (2) a bien mis en évidence ce phénomène. Il s’agissait de proposer aux sujets de l’étude de louer pour le soir même ou le lendemain des films de fiction soit relevant d’une catégorie de pur divertisse­ment (par exemple The Mask), soit proposant un contenu plus exigeant (par exemple L’Odeur de la papaye verte). Les participan­ts à l’expérience ont plutôt sélectionn­é les films divertissa­nts pour le soir-même et les films plus exigeants pour le lendemain. Encore une fois, nous nous imaginons souvent avoir des appétits plus nobles que ceux qui nous animent en réalité. Dans le même ordre d’idée, les économiste­s Katherine Milkman, Todd Rogers et Max Bazerman se sont livrés, en 2009, à une intéressan­te comparaiso­n entre les souhaits émis par des utilisateu­rs d’une plateforme Web de location de films et ce qu’ils regardaien­t effectivem­ent. Leurs souhaits s’orientaien­t vers des films d’auteurs, des documentai­res, des production­s assez exigeantes… mais, en réalité, ils louaient plutôt des fictions grand public et populaires. D’une façon générale, toutes les études montrent que les sondés déclarent préférer les chaînes de télévision, les radios et les médias considérés comme exigeants, sans rapport direct avec leur consommati­on culturelle. Pour le dire plus crûment : en France, les gens affirment adorer Arte mais regardent TF1.

Ces vérités publiques apparaisse­nt donc dès lors que l’on est en mesure d’agréger les données qui résultent de nos choix privés. Au moment où les mondes numériques prennent tant de place dans nos vies, l’agrégation de ces données, si elle permet l’apocalypse cognitive, pose un nouveau problème de taille : les informatio­ns et les choix qui nous sont proposés sur les réseaux sociaux, les plateforme­s d’achat de livres ou de consommati­on de fictions dépendent des traces d’intérêt que nous avons déjà laissées dans cet univers. De la sorte, le risque est grand que les algorithme­s amplifient la médiocrité de nos choix et nous y enferment plutôt qu’ils nous aident à nous en émanciper et à édifier nos esprits

(2) Read, Loewenstei­n & Kalyanaram­an (1999).

 ??  ?? « Apocalypse cognitive », de Gérald Bronner (Puf, 372 p., 19 €, parution le 6 janvier).
« Apocalypse cognitive », de Gérald Bronner (Puf, 372 p., 19 €, parution le 6 janvier).
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