Comment résister à la meute, par Peggy Sastre
Humiliation. Rire des féministes ou du racisme? Le professeur américain qui s’est autorisé à le faire a littéralement succombé au lynchage des réseaux sociaux. Un drame qui n’a rien d’un phénomène isolé.
Mike Adams avait 55 ans quand il a décidé de se tirer une balle dans la tête. C’était le 23 juillet 2020. Quelques semaines auparavant, ce professeur de criminologie et de sociologie à l’Université de Caroline du Nord à Wilmington (UNCW), chrétien, conservateur, provocateur et fier de l’être, blaguait sur Twitter à propos des règles de confinement édictées dans sa région des États-Unis, comme dans tant d’autres. « Ne fermez pas les universités, écrivait-il ainsi le 28 mai. Fermez les disciplines non essentielles. Comme les études féministes. » Le lendemain, rebelote avec un sarcasme autrement plus sacrilège à l’heure où l’Amérique, et là encore le monde, laissait déborder sa légitime indignation après la mort de George Floyd, homme noir tué par Derek Chauvin, policier blanc de Minneapolis. « Ce soir, pizzas et bières en compagnie de six mecs sur une table de moins de 2 mètres de large. J’ai presque l’impression d’être un homme libre et loin de l’esclavagiste Caroline du Nord. Missié Cooper [référence à Roy Cooper, gouverneur de l’État], laisse aller mon peuple ! » Il s’ensuivra une bronca sur le réseau social et des pétitions exigeant la tête (le licenciement) d’Adams signées par près de 90 000 personnes, campagne qui poussera l’UNCW, tout en rappelant que de tels propos étaient protégés au titre de la liberté d’expression, à se désolidariser de son professeur et à négocier avec lui sa retraite anticipée. Elle était prévue pour le 1er août.
Adams n’est ni le premier ni le dernier à succomber à un lynchage né sur les réseaux sociaux. Il n’est même pas représentatif des vagues de sympathie pouvant survenir quand des gens plus politiquement appétissants se donnent la mort après avoir été harcelés. Au contraire, dans bien des médias, l’annonce de son suicide a été couverte en accentuant l’indignité de ses dires et de sa personne. Et, sur bien des comptes Twitter, la nouvelle a été accueillie par des effusions de joie. La mort d’Adams n’est pas non plus un événement inédit, tant on sait depuis des millénaires que l’opprobre et l’ostracisme peuvent tuer, raison pour laquelle ils étaient pires que la peine capitale dans l’Antiquité. Mais c’est justement dans l’archaïsme du phénomène que se dessine la spécificité, non pas de la tragédie d’Adams, mais de notre époque en ce qu’elle se caractérise par un décalage toujours croissant entre la férocité de la meute et la futilité de ce qui peut causer son courroux. De même, c’est dans la récurrence de ces nouvelles chasses aux sorcières, enflammées pour pas grand-chose, et dans l’expérience de leurs rescapés que l’on peut dénicher ce qu’il faut pour y résister, y survivre, voire les combattre et espérer les faire disparaître. Ce qui exige avant tout de comprendre pourquoi elles marchent si bien.
La honte est vitale. À l’instar des grandes émotions universelles que sont la peur, la joie, la tristesse et le dégoût, non seulement la honte sert à quelque chose, mais son utilité est proprement vitale. Elle marque l’importance qu’a l’intégration sociale pour notre espèce. Montre combien notre existence individuelle est dépendante du bon vouloir d’un collectif. Signale que vous avez conscience d’en avoir transgressé les règles et que vous êtes prêt à faire amende honorable pour qu’on vous voie, à nouveau, comme une personne digne de confiance et d’attention, c’est-à-dire d’investissements – soutien amical, amoureux, professionnel, apports financiers et rapports sexuels, etc. – qui aideront vos gènes à se perpétuer. Que l’adolescence soit la période de la vie où la honte est la plus vive et où ses conséquences sont les plus désastreuses, qu’il s’agisse du moment où, souvent, les humains se soucient le plus de ce que leurs congénères peuvent penser d’eux n’a rien d’un hasard biologique. Avec l’entrée dans la vie fertile, c’est justement là où de tels investissements et leur sécurisation sont les plus stratégiques.
De plus, l’importance de la honte explique la force proprement létale de l’humiliation. Dans son livre
C’est dans la récurrence de ces nouvelles chasses aux sorcières, enflammées pour pas grand-chose, et dans l’expérience de leurs rescapés que l’on peut dénicher ce qu’il faut pour les combattre.
de référence sur l’universalité de l’homicide, The Murderer Next Door, David Buss – l’un des pionniers de la psychologie évolutionnaire et de son étude à travers les cultures, qu’il enseigne à l’université du Texas après être passé par Berkeley, Harvard et l’université du Michigan – présente au moins deux découvertes d’envergure. La première, issue d’une enquête rassemblant plus de 5 000 personnes aux quatre coins de la planète, c’est qu’à peu près tout le monde – 91 % des hommes et 84 % des femmes, pour être précis – a eu un jour envie de tuer son prochain selon un fantasme des plus détaillés. La seconde, c’est que ces pulsions ne sont pas tant motivées par un danger concret émanant d’autrui (grosso modo, sa propre envie de vous blesser ou de vous tuer) que par l’horreur de l’humiliation. Entre autres nombreux exemples, Buss cite un adolescent rêvant de kidnapper un camarade de classe afin de « lui briser les deux jambes pour l’empêcher de s’enfuir, avant de le frapper jusqu’à ce que ses entrailles soient en bouillie […] l’attacher sur une table et […] lui verser de l’acide sur le front ». Pourquoi une telle fureur ? Parce que le camarade en question, et ce sans le faire exprès, lui avait fait tomber des livres sur la tête, ce qui avait suscité les rires de toute la classe. Idem pour l’employé s’imaginant trafiquer les freins de son patron pour qu’il aille se vautrer sur l’autoroute. La raison ? « Face à lui, j’avais l’impression d’être un vrai raté. Il se moquait de moi devant tout le monde. Je me sentais humilié. » S’il n’est pas dans le livre de Buss, lequel date de 2005, le cas de Jonathann Daval, rongé par des problèmes d’érection dont sa femme se plaint auprès de lui et de ses amis et qui en vient à l’étrangler avant d’essayer de cacher son cadavre dans la forêt en y mettant le feu, peut aussi illustrer la force de l’humiliation d’une manière particulièrement saillante.
Une force démultipliée par les réseaux sociaux, tant ils sont à même de donner l’impression – parfois justifiée – d’être épié, surveillé et jugé en permanence par ses congénères, et ce dans une version contemporaine de la horde paléolithique largement plus nombreuse et encore moins indulgente. Si l’on en croit les très convaincantes recherches d’un Robin Dunbar, anthropologue et professeur émérite de psychologie évolutionnaire à Oxford, les humains doivent leur grosse cervelle à la densité et à la complexité de leurs interactions sociales, une corrélation qu’il met au jour chez tous les primates. L’essentiel de nos ressources étant de nature sociale, en obtenir, les conserver et les faire fructifier exige un travail mental permanent pour soupeser différentes issues possibles de diverses options d’action. D’où un encéphale particulièrement développé et performant. Sauf qu’une telle configuration est adaptée aux pressions d’un cercle social ne dépassant pas, au grand maximum, quelques centaines de têtes. Avec des réseaux sociaux qui nous permettent de nous ébrouer devant un feu de camp à l’audience potentiellement infinie et planétaire, il y a de quoi perdre la boule. Dans L’Origine des troubles mentaux. La psychiatrie au miroir de l’évolution, commentant le calvaire de Justine Sacco, cette Américaine licenciée et vouée aux gémonies dans le monde entier pour avoir posté sur Twitter une blague mal comprise liant son faible risque d’attraper le sida et la blancheur de sa peau, Randolph Nesse fait dans le laconisme : « Les mécanismes que notre esprit utilise pour anticiper les résultats de nos actions sont inadaptés face aux médias modernes. »
Comment, dès lors, reprendre l’avantage? Première et essentielle étape : comprendre qu’il n’y en a absolument aucun à entrer dans la meute, qu’importe que la conscience s’apaise lorsqu’on se croit aussi responsable du massacre qu’un flocon de neige d’une avalanche. « Aussi, par le fait seul qu’il fait partie d’une foule organisée, écrivait Gustave Le Bon dans sa Psychologie des foules, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un barbare, c’est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsmes des êtres primitifs. » La leçon est un tantinet moins ancienne que l’art pariétal, mais elle demeure elle aussi d’actualité
■ Dernier ouvrage paru : La Haine orpheline (Anne Carrière).