Le crépuscule de la Silicon Valley bretonne
Mirage. Née en 1962, la technopole de Lannion fut le berceau français des télécoms. Histoire d’un déclin.
Des visages. 402 exactement. Exhibés, sous forme de pancartes, le long de la grille qui encercle le site de Nokia, à Lannion, dans les Côtes-d’Armor, ils pointent les 402 emplois menacés (sur 772) chez l’équipementier télécom finlandais. Ceux qui empruntent la départementale 788 menant à Perros-Guirec et à la Côte de Granit rose ne peuvent pas les manquer. La route, d’ailleurs, n’est guère embouteillée… Car ci-gît la Silicon Valley bretonne. Au sommet de sa gloire, à la fin des années 1970, Lannion regroupait, sur les hauteurs de la ville, plus de 200 sociétés spécialisées dans les télécoms et des dizaines de centres de recherche. La technopole revendique alors 10 000 emplois, 4 000 étudiants… Plus du tiers des habitants de Lannion et de sa métropole y travaillent, les gens du cru assurant que Lannion est la ville de France qui compte le plus de neurones au mètre carré. C’était le bon temps. Aujourd’hui, la zone industrielle ne comprend plus que 120 établissements qui emploient 4 000 personnes. L’histoire d’une débâcle tricolore, d’un grand rêve brisé.
Le 19 octobre 1962, ils sont nombreux à être convaincus que l’avenir s’invente dans ce coin de la France. Et il y a de quoi y croire. Le président Charles de Gaulle,
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« Vive Pleumeur-Bodou ! Vive la science française ! Vive la Bretagne ! Et vive la France ! » Charles de Gaulle, le 19 octobre 1962.
fait le déplacement en personne ■ pour inaugurer le radôme, la station de télécommunications spatiales de Pleumeur-Bodou, en bordure de Lannion. On vient de tout le Trégor pour voir, pour écouter le Général. « Vive PleumeurBodou, vive la science française, vive la Bretagne et vive la France ! » La France peut crâner, elle est à la pointe de la technologie: un exploit technique et humain a été accompli. Cette sphère de 50 mètres de hauteur qui abrite une antenne de télécommunications sert aux liaisons transcontinentales de téléphonie et d’images de télévision. Le radôme permet la première expérience de diffusion en direct d’images télévisées en provenance des États-Unis, le 11 juillet 1962 à 0 h47: «Je vois un grand symbole, une réussite internationale », insiste de Gaulle.
Tout est parti, quelques mois auparavant, d’un enfant du pays, Pierre Marzin, directeur du Centre national d’études des télécommunications (CNET) – l’ancêtre de France Télécom puis d’Orange Labs. Polytechnicien et fils d’un mécanicien agricole de Lannion, il a convaincu le gouvernement de transformer cette zone rurale en capitale de l’électronique et des télécommunications. L’époque est à la décentralisation et à l’industrialisation. Marzin propose qu’une antenne du CNET prenne quartier dans sa ville d’origine. Accepté. Des centaines d’ingénieurs, domiciliés en Île-de-France, viennent s’établir à l’Ouest. Dans la foulée, des usines s’implantent : LMT-Thomson, SLE-Citerel (futur Alcatel…); des PME poussent. Les recruteurs sillonnent les routes locales et embauchent, embauchent, surtout des couturières, à l’habileté remarquable, qui excellent dans le maniement des petits composants électroniques. Les fils des paysans bretons se détournent des exploitations familiales pour enfiler blouse et lunettes plastifiées de techniciens et d’ingénieurs. Il faut des cerveaux et des bras pour produire ce qu’on invente à Lannion : Platon, premier commutateur téléphonique électronique au monde (1970); le célèbre Minitel (1980); Marathon, prototype de mobile (1982) ; Bi-Bop, sa version grand public (1991). C’est ici, aussi, que les câbles optiques, la visiophonie, la télévision haute définition et l’écran plat sont développés. « C’est une ruche avec des centaines d’entreprises spécialisées dans les télécoms et tirées par les locomotives de l’époque, le français Alcatel et le CNET, qui font vivre un territoire et plus encore », re
late le natif du Trégor Loïg Chesnais-Girard, président de la région de Bretagne. De Lannion, on exporte dans le monde entier.
Mais à tout âge d’or, son déclin… En 1980, le quotidien Ouest-France sonne le tocsin à sa une : « Le miracle devient mirage ». Les industriels des télécoms ont de moins en moins besoin de matériel – et donc de salariés – pour fabriquer les commutateurs téléphoniques. Les usines se vident. Après avoir mis la main sur la branche spécialisée dans les télécommunications de Thomson, Alcatel remercie 800 salariés. Entre 1984 et 1986, la technopole enregistre 2 500 licenciements. En quelques mois, ce sont 20 % des emplois industriels qui s’envolent ! Nouveau coup de massue en 1996, toujours avec Alcatel, alors dirigé par Serge Tchuruk (devenu célèbre pour avoir inventé le concept d’« entreprise sans usines »), qui annonce la fin de l’atelier de production de commutateurs et délocalise en Inde : 400 postes disparaissent. Dans les années 2000, la bulle Internet chahute un peu plus le petit royaume breton des télécoms. Près de 2 000 emplois sont supprimés à Lannion. Dans la foulée, les équipementiers se réorganisent pour tenir la barre face aux nouveaux géants qui arrivent d’Asie (Huawei…). 2001, 2007, 2008, 2014, 475 emplois en moins par-ci, 217 par-là… Les plans sociaux ne s’arrêtent plus dans la Silicon Valley bretonne, qui ressemble de plus en plus au désert du Nevada. Lannion a beau afficher le taux de création de start-up par habitant le plus élevé de France, selon l’agence de développement économique locale, cela ne compense pas les réductions d’emplois de ses locomotives. En vingt ans, Orange, premier employeur privé de la ville, a vu ses effectifs fondre de 1 700 à 1 100 emplois. Quant à Nokia, qui avait repris
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le site de Lannion à ■
Alcatel-Lucent en 2015, le finlandais n’en finit pas de licencier pour retrouver une « rentabilité durable ». « Nokia et Orange sont les deux piliers de la technopole. Si l’un des deux n’est plus là, c’est toute la structure qui s’écroule », constate Joël Le Jeune, président de communauté d’agglomération Lannion-Trégor et soutien de Macron. L’équipementier finlandais en est à son 4e plan social en quatre ans. « Nokia est le groupe qui a consolidé le secteur des télécoms ces dernières années, il a racheté Alcatel, Lucent, la partie infrastructures de réseaux de Motorola et de Siemens… On s’est retrouvé avec une multitude de sites, dont Lannion. On en comptait quatre à cinq fois plus que nos concurrents. Il est nécessaire de rationaliser, car, avec autant d’équipes dans différents sites à travers le monde, il y avait un manque d’efficacité », allègue Thierry Boisnon, président de Nokia France.
De Gaulle trahi. Et dire qu’une autre perspective avait été vendue à Emmanuel Macron. En 2015, alors ministre de l’Économie, il se voit promettre par le numéro un de Nokia de l’époque, Rajeev Suri, le maintien de 4 200 postes en France, condition posée au rachat de l’équipementier Alcatel-Lucent. À Lannion, on respire et, mieux encore, on sourit. Car le ministre de la Défense, également président de la région Bretagne, Jean-Yves Le Drian, promet 100 nouveaux emplois et le lancement d’un pôle de cybersécurité. Ils ne verront pas le jour. « Les centres de recherche et développement seront maintenus et développés avec des perspectives d’embauche et d’investissements. C’est une bonne opération, une opération d’avenir », se réjouissait Macron. Mais voilà : Nokia, après une vague de licenciements post-rachat, embauche au compte-gouttes en France : la promesse du maintien de 4 200 emplois est enterrée.
Les dernières annonces de juin 2020 viennent un peu plus ébranler un écosystème fragilisé. Surtout que cet énième plan social touche le centre de recherche, où ingénieurs et techniciens travaillent jusqu’à présent sur la 5G, sujet hautement stratégique… Notre généreux dispositif de crédit impôt recherche n’a pas convaincu Nokia – bénéficiaire à ce titre d’un remboursement de 272,6 millions d’euros, entre 2015 à 2019 – de se développer en France. Il préfère recruter en Roumanie et en Pologne. « On a abandonné la vision globale d’un territoire national, celle qu’avait de Gaulle quand il est venu dans le Trégor, en 1962. En matière d’image, la situation donne des frissons : pourquoi la France a cessé de défendre sa souveraineté numérique et de tenter de développer ses industries de pointe ? » déplore le président de région socialiste, Loïg Chesnais-Girard.
Ce jeudi d’octobre 2020, nous avons rendez-vous dans le salon de thé le Bouche-à-oreille, à Lannion, avec Pauline Bondon, 24 ans, ingénieure en technologie 5 G, embauchée par Nokia en 2018 et aujourd’huimenacéedelicenciement. « Un emploi rêvé dans une région rêvée », raconte la native de SaintÉtienne, qui a emprunté pour acheter un appartement et a rencontré chez Nokia son compagnon. « Tout le monde, en France et en Europe, s’est opposé à Huawei et a préféré Nokia pour développer la 5G. Et aujourd’hui, ils nous virent ? Pourquoi Nokia a dépensé des milliers d’euros par personne dans nos formations de pointe ? Pourquoi ont-ils jeté de l’argent par les fenêtres?» s’insurge-t-elle. Dans le vieux Lannion, le plan a trouvé un surnom : « la trahison de 2015 ». L’angoisse d’un territoire perdant son faste a gagné les rues pavées du centre-ville. « Ici, tout le monde connaît quelqu’un qui travaille chez Nokia, explique avec amertume la patronne du Bouche-àoreille. C’est le voisin, le père du copain d’école, la femme de l’infirmier à l’hôpital… Tout l’écosystème est menacé. » Même l’école de musique de la ville, dont 25 % sont des enfants de salariés de chez Nokia, craint pour son avenir. « Je n’ai pas envie de voir ma ville se transformer en musée des télécoms, vidée de ses cols blancs », se désespère l’édile socialiste Paul Le Bihan, un ex d’Alcatel, lui aussi. Thierry Boisnon, le président de Nokia France, questionne la responsabilité des pouvoirs publics : « Il faut s’interroger sur la dépendance d’un territoire à un seul et unique domaine d’activité. C’est une réduction majeure des effectifs, même si on a fait des efforts pour conserver un maximum de personnes sur le site. »
Espoir. Le 23 octobre, un rayon de soleil est venu en effet frapper Lannion. Dans un communiqué, le géant finlandais annonçait revoir à la baisse son plan de licenciements en France. À Lannion, il y aura ainsi 162 licenciements de moins que prévu (240 au lieu des 402 initiaux). Et la concrétisation, enfin, d’un centre européen de cybersécurité promis en 2015. En contrepartie, ont fièrement déclaré les députés LREM Richard Ferrand et Éric Bothorel, l’État signe à Nokia un chèque de 28 millions d’euros sur trois ans, dont 10 seraient financés, selon nos informations, par la régio}n Bretagne. Celle-ci n’a pourtant toujours pas été prévenue de cet investissement porté par le gouvernement en son nom. Bercy dément ces chiffres et se contente de dire que de fortes compensations sur l’emploi ont été engagées. Un cafouillage politique supplémentaire. Nombre de jeunes ingénieurs ont d’ores et déjà démissionné, bien avant l’ouverture officielle du plan social. Sûrs de trouver un emploi ailleurs, dans de plus grandes agglomérations, voire près de Paris, les cols blancs fuient le Trégor. Le site de Nokia (ex-Alcatel) a compté plus de 4 000 personnes ; demain, ils seront moins de 500. Et la Silicon Valley bretonne, fierté d’antan, s’endort
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« Je n’ai pas envie de voir ma ville se transformer en musée des télécoms. » Paul Le Bihan, maire socialiste de Lannion