Les talonnettes d’un ex-président, par Kamel Daoud
La liste des choix culturels de Barack Obama pour 2020, une institution, est l’image d’un bon goût pesant.
Àlui seul, il est un jury entier. À la fin de chaque année, Barack Obama dévoile la liste de ses livres, films, séries et musiques préférés. Et cela va vous aider (ou non) à faire vos choix de cadeaux ou de loisirs, à juger, discrètement, de la conformité de vos goûts, selon ce barème absolu. La « liste Obama» est désormais un rituel mondial pour réguler la consommation et les désirs, pour acheter ou offrir. On s’y habitue comme à l’annonce du Nobel. Et on y trouve un refuge pour le « bon goût », largement malmené par la tromperie et le mauvais goût mondial. Aujourd’hui, il est bien difficile de se repérer dans le bazar des recommandations et des publicités intempestives ou des jurys corruptibles. Autant se replier sur les choix d’un dieu. D’ailleurs, se dit-on, les bras chargés devant le terminal de paiement, cet homme si exceptionnel ne peut avoir que le goût des grandes exceptions, et il doit savoir les distinguer dans ce déluge de futilités. Et ce qui était accessoire, anecdotique ou du domaine de l’intime, c’est-à-dire les goûts d’une célébrité politique, est devenu le rite attendu de l’année, et comme la seule garantie dans le souk de la consommation. Et c’est peut-être la première fois qu’un ex-président américain (ou non) devient un label de consommation et incarne outrageusement la fonction d’un catalogue d’achat.
Mais cette incarnation du bon goût à destination de clients indécis est aussi la raison d’un immense mauvais goût collatéral. Comme pour les industries polluantes, un produit innovant ne va pas sans déchets enfouis, sans rejets toxiques et sans effets sur l’écologie. Ici, il s’agit de l’écologie politique, bien sûr. L’« obamisme », son image trop lisse, sa réussite si exclusive et si écrasante pour les majorités mortelles et suantes, celles qui votent et se démènent, ce raffinement mondain qui frise la chronique de l’utopie, a aussi aidé à fabriquer son revers, le trumpisme, à transformer la colère des exclus en courant de fond, électoral, esthétique, complotiste et rageur. Les exclus du bonheur obamiste sont aujourd’hui un peuple à part, la moitié de l’Amérique, sinon la moitié du monde. Ils préfèrent les intox d’Internet aux grands médias institutionnels et ils votent pour Trump parce qu’il leur donne l’illusion du commun : il incarne, faussement, la possibilité de la réussite pour l’homme ordinaire, l’homme sans dons ni grande culture, celui qui lit à peine ou n’achète plus, le méfiant envers le « bon goût », envers le sourire trop étincelant, le bonheur du couple politique le plus célèbre du monde. Les choix de l’année d’Obama peuvent être bons, ils mettent un peu mal à l’aise, car ils ne sont pas la révélation accidentelle de choix personnels, mais déjà une institution en soi, une révélation de sélections de madeleines (malgré la qualité des produits élus), alors que la rue gronde et bascule, une sorte de raffinement poussé si loin qu’il dérange. L’Amérique a, comme on le sait, payé la perfection des Obama par l’élection de Trump. Ce trop bon goût d’aujourd’hui, ce menu culturel parfait, cette quasi-immortalité médiatique dont les deux célébrités jouissent aujourd’hui devient à son tour pesante et subtilement ridicule. Les Obama risquent là aussi de provoquer un effet de réaction et, paradoxalement, par leur short list annuelle, consolident une mauvaise réputation de la culture, du loisir et un effet de rejet et de grimace.
Ce qui était une consolante exception au fatalisme politique (élire un président black était une impossibilité) est devenu aujourd’hui un label commercial, un déficit de sueurs et de larmes qui nous exclut et nous sépare et, par bravade, ne nous intéresse même plus. Cet homme est devenu trop immortel : en quoi peut-il alors nous intéresser, nous qui sommes concernés par le trépas et les factures ? Lui, ou ses goûts, ou sa liste de fin d’année? Intimement et avec lui, la culture perd quelque chose de difficile à définir. Peut-être le droit de se tromper, de faire un mauvais choix, de découvrir par hasard ou de parier sur une dépense ou de se décider, insolemment, pour une aventure et une erreur de goût. Pour moi, les livres (ou les musiques, ou les films) préférés des dieux semblent toujours me tourner le dos ou m’ignorer, dans une fête trop lumineuse pour le costume que j’ai loué
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L’Amérique a, comme on le sait, payé la perfection des Obama par l’élection de Trump.