Deirdre McCloskey : « Cessons d’avoir la bourgeoisie honteuse »
Deirdre McCloskey est l’une des grandes figures de la pensée libérale contemporaine. Mathieu Laine brosse un portrait passionnant de cette brillante économiste américaine quasi inconnue en France.
«L’horreur des bourgeois est bourgeoise », affirmait Jules Renard dans son Journal. Un siècle plus tard, Deirdre McCloskey, devenue incontournable dans le monde de la pensée, nous invite à nous réconcilier avec la bourgeoisie. Pour redorer son blason, celle dont la sphère intellectuelle mondiale parle de plus en plus lève le voile sur « l’ère bourgeoise » et nous convie au tréfonds de la classe moyenne, là où sont nés, au XVIIIe siècle et depuis lors, des idées, des concepts et des valeurs qui ont permis à des milliards d’êtres humains de quitter l’extrême pauvreté.
Si l’on n’y prend garde, cette parenthèse pourrait bientôt se refermer, prévient-elle dans une oeuvre iconoclaste et d’une érudition rare, nous conviant autant chez Aristote, Popper, Berlin ou Schumpeter que chez les romanciers Mann, Defoe, DeLillo ou l’auteur de BD Rosendahl. Pour éviter ce drame dont les premières victimes seraient ceux qui ont encore à sortir de la misère, il faut réhabiliter la bourgeoisie. Cesser de la pressuriser, lui reconnaître ses mérites, la protéger comme une espèce menacée pouvant bientôt s’éteindre. Le travail académique de McCloskey nous offre, en support, une mine inédite de données, de démonstrations et de références qui sont autant de guides pour l’action. La démarche de cette professeure émérite d’économie, d’histoire et d’anglais à l’université de l’Illinois à Chicago, qui a passé son doctorat à Harvard, ne vise pas simplement à réconcilier une classe avec elle-même. Elle nous donne les clés de ce qui a façonné nos jours heureux pour nous garder d’un avenir assombri.
La trilogie magistrale de McCloskey, Bourgeois Virtues (2006), Bourgeois Dignity (2010) et Bourgeois Equality (2016), affiche d’entrée de jeu son ambition de débiaiser nos regards sur le capitalisme, les marchands et, plus largement, les bourgeois, ceux que Jacques Brel moquait « avec l’ami Jojo et avec l’ami Pierre », en leur montrant leur « cul » et leurs « bonnes manières ». Mais à la fin de la chanson, Jojo et Pierre deviennent « maître Jojo » et « maître Pierre », ce qui n’a rien d’anodin. L’ère bourgeoise tranche en cela avec les précédentes. Depuis une poignée de siècles, il est désormais
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possible, sous ces cieux, de s’arracher à sa condition. ■
C’était tout bonnement inenvisageable aux temps aristocratiques et théocratiques, celui des castes et du servage. Les geignards que nous sommes l’oublient trop souvent. « Tout a démarré en Hollande, nous explique-t-elle, dès le XVIe puis surtout au XVIIe siècle, où une nouvelle conception de la bourgeoisie a vu le jour. C’est le Hollandais Guillaume III qui l’a importée en Angleterre quand il en est devenu le roi en 1689. Ce nouveau regard porté sur la bourgeoisie gagnera plus tard la France puis les États-Unis. » Depuis lors, même si l’égalité des chances demeure un défi, on peut user de son travail, de sa technique, de sa capacité d’innovation, de son intelligence et de son abnégation pour se hisser d’où l’on ne vient pas.
Tout au long de son oeuvre, Deirdre McCloskey démontre combien notre niveau de vie n’a cessé de s’améliorer sous l’ère bourgeoise. Comme Pinker, Ridley et Norberg, l’égérie libérale n’hésite pas à raisonner en contrefactuel : « Qui parmi vous est vraiment prêt à échanger sa place contre celle de vos arrièregrands-parents ? » « Malgré nos difficultés quotidiennes, nous bénéficions tous d’avancées exceptionnelles. » McCloskey n’a d’ailleurs pas de mots assez durs pour dénoncer l’idéalisme nostalgique auquel on cède trop facilement par ignorance ou conformisme : « On nous affirme que nous vivons à l’âge vulgaire du fer ou du plastique, et non plus à l’âge d’or païen ou d’argent chrétien », mais on réduit à tort « les vertus bourgeoises au rang d’un unique vice, l’avidité » alors que « la vie, y compris et surtout celle de ceux qui ne sont pas des hommes blancs hétérosexuels ayant du capital, s’est considérablement améliorée ».
En évoquant les avancées dans la connaissance et le confort, y compris en termes de pollution, apportées par le développement des télécommunications ou la substitution de la voiture au cheval, elle nous invite à prendre du recul et à ne plus regarder notre monde de trop près, comme on le ferait, en en perdant le sens, d’un tableau pointilliste. Sans surprise, celle qui cite volontiers Thomas Macaulay, ce poète et historien britannique refusant de céder au pessimisme moralisateur, a peu goûté la une du Time Magazine : « 2020, la pire année de tous les temps ». L’intellectuelle y a décelé « la courte vue de certains commentateurs » tout en suggérant qu’on les renvoie « en 1348, quand la Peste noire a décimé un tiers de la population européenne, ou en 1917, ou en 1933… ».
Une batterie de statistiques vient étayer son propos parmi lesquelles la réduction de la pauvreté à l’échelle mondiale, incluant les pays en voie de développement (« En Afghanistan, la part de la population vivant avec 2 dollars par jour est passée de 70 à 42 % entre 1981 et 2008. Au Liberia, la population vivant avec 1,25 dollar par jour est passée dans le même temps de 53 à 22 % ») ; le recul massif de l’illettrisme ; l’accès à toutes sortes de biens (« Ouvrez votre armoire : nous possédons aujourd’hui plus de vêtements que la femme issue des classes aisées à Amsterdam en 1800 ou à Londres en 1900 »); l’extraordinaire amélioration des services, des transports et des technologies, dont l’éclairage venu en substitution de combien de bougies ; et la hausse réelle des salaires, « le revenu par individu étant seize fois supérieur à celui de 1800 ». Sans nier les difficultés contemporaines « qui ne se régleront jamais avec du socialisme », McCloskey démontre avec ses pairs que « les pauvres sont ces dernières décennies les principaux bénéficiaires du capitalisme moderne à travers la planète ».
Sept vertus. Pour McCloskey, l’enrichissement économique permis par le capitalisme s’accompagne d’un saut culturel et éthique : « Les oeuvres d’art, la philosophie, la musique, la diversité des sports, des langues et des cuisines sont aujourd’hui infiniment plus accessibles à l’être humain que durant n’importe quelle époque. » « Le capitalisme, ajoute-t-elle, n’a pas corrompu nos âmes ; il les a anoblies. » Grande lectrice de saint Thomas d’Aquin, elle ressuscite les sept vertus associées à la bourgeoisie : « La prudence, le courage, l’amour, la foi, la tempérance, l’espoir et la justice. » La bourgeoisie souffre pourtant d’une image injuste, notamment depuis que Kant l’a réduite à la prudence : « Kant a complètement séparé l’éthique de la psychologie et de l’anthropologie, et même de toute notion empirique.» Comme disait Péguy, « Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains », alors que la bourgeoisie, qui n’est pas que consumériste ou matérialiste («ce qui n’est en soi pas condamnable», précise-telle), aime à se servir de ses mains. L’État devrait les lui délier.
D’où proviennent ces aptitudes si mal comprises du capitalisme ? Tournant le dos à la macroéconomie classique, McCloskey émet l’hypothèse très étayée que ce sont les idées et le langage qui ont permis la modernisation des
Même si l’égalité des chances demeure un défi, on peut user de son travail, de sa technique, de sa capacité d’innovation et de son intelligence pour se hisser d’où l’on ne vient pas.
sociétés occidentales. Après avoir consacré des centaines de pages à réfuter les explications traditionnelles (« Ni Marx et ses disciples. Ni Max Weber et ses protestants. Ni Fernand Braudel et ses capitalistes mafieux. Ni Douglas North et ses institutions. Ni les théories mathématiques de croissance endogène et d’accumulation de capital. Ni les théories de lutte des classes de la gauche, ni celles du déclin spirituel avancées par la droite »), McCloskey fait de la mutation de l’idée bourgeoise le pivot d’une approche réformée de la croissance : « Les deux idées directrices furent les suivantes : l’idée que la liberté d’espérer était une aspiration bénéfique et celle qu’une vie économique prospère rendait respectable n’importe quel individu. » En analysant la signification évolutive de mots comme « justice » (qui de divine est devenue le fait d’honorer un contrat), « honnête » ou «gentilhomme» (autrefois réservés aux nobles), elle montre que c’est bien d’une transformation de la langue qu’il s’agit. La liberté d’entreprendre et la dignité conférée ainsi à l’esprit d’entreprise ont dès lors autorisé l’essor d’une classe bourgeoise et l’avènement de l’Occident.
McCloskey déploie ainsi l’hypothèse séduisante d’une révolution industrielle aux origines éthico-rhétoriques. La généralisation de cette capacité bourgeoise à innover, voilà ce qui fit notre bond en avant : cette « force inarrêtable » qui fonde la destruction créatrice chère à Sombart, Schumpeter, Mokyr et Aghion, a permis de « rompre la malédiction malthusienne ». Cela peut inquiéter au premier regard : « Coco Chanel a fait fermer boutique à de nombreuses couturières avec sa petite robe noire ; Albert Einstein a rendu obsolètes les théories de nombreux physiciens ; en révolutionnant le jazz, Miles Davis a ringardisé des musiciens.» Mais le contrat « win-lose » (gagne-perd) est acceptable si la somme des gagnants est nettement supérieure à celle des perdants (ce qu’elle appelle « win-win-win-win-win-lose »).
Il nous faut donc sauver cette dynamique vertueuse prenant racine dans la bourgeoisie. Deirdre McCloskey, qui célèbre tant la liberté qu’elle a assumé de devenir femme en 1995 alors qu’elle est née homme en 1942, prône pour cela le primat de la responsabilité personnelle, « l’une des grandes découvertes du XIXe siècle ». « Je contiens des multitudes », chantait le poète Walt Whitman. La plus grande des richesses humaines est en nous et seul l’échange libre permet de la faire fructifier. McCloskey insiste : « Les hommes et les femmes n’ont pas besoin d’être dirigés par une instance supérieure et deviennent immensément créatifs lorsqu’ils sont respectés. » À l’heure du triomphe de l’État nounou, l’avenir se gagnera du côté de la libération de nos aptitudes enchaînées
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