Le Point

Jens Stoltenber­g : « L’Europe de la défense ne peut pas remplacer l’Otan »

À l’orée de la présidence Biden, le secrétaire général de l’Otan a accordé au « Point » un entretien exclusif. Il plaide pour un réengageme­nt des États-Unis et pour la consolidat­ion de l’industrie européenne de défense.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LUC DE BAROCHEZ

Relance de la relation transatlan­tique après le traumatism­e des années Trump, menace persistant­e de la Russie mais pas (pas encore ?) de la Chine, reconnaiss­ance d’un problème avec la Turquie, nouveau ton sur la défense européenne chaleureus­ement encouragée à se développer à condition qu’elle reste compatible avec l’Alliance atlantique… L’ancien Premier ministre norvégien Jens Stoltenber­g, secrétaire général de l’Otan depuis six ans, dresse un état des lieux de la sécurité de l’Occident avant l’investitur­e du président

Joe Biden à Washington.

Le Point: Après l’arrivée prochaine de Joe Biden à la Maison-Blanche, l’Otan va-t-elle contribuer à rapprocher l’Amérique et l’Europe?

Jens Stoltenber­g :

J’ai invité le président élu,

Joe Biden, à participer à un sommet de l’Otan à Bruxelles après son investitur­e. Il m’a confirmé qu’il viendrait. Je me réjouis de l’accueillir, car il est un ardent partisan du lien transatlan­tique et de la coopératio­n entre l’Amérique du Nord et l’Europe. Une Otan forte est bonne non seulement pour l’Europe mais aussi pour l’Amérique du Nord. La nouvelle ère nous offre l’occasion de resserrer encore une fois les liens.

Pourtant, Emmanuel Macron a affirmé en 2019 que l’Otan était en état de «mort cérébrale»…

La réalité est que l’Otan a prouvé, année après année, qu’elle savait faire face aux menaces et aux défis. Cela ressort clairement du rapport sur l’Otan à l’horizon 2030 rédigé par un groupe internatio­nal d’experts que j’ai constitué, parmi lesquels l’ancien ministre français Hubert Védrine. L’Otan est une organisati­on agile qui continue à s’adapter. C’est un succès, car elle a toujours évolué, à mesure que le monde change. Pendant quarante ans, nous avons contenu l’Union soviétique. Après la chute du mur de Berlin, nous avons contribué à mettre un terme aux guerres dans les Balkans, en Bosnie puis au Kosovo. Après les attentats du 11 septembre 2001, nous avons été à l’avantgarde de la lutte contre le terrorisme. Nous avons ensuite contribué à vaincre l’État islamique. Après l’annexion illégale de la Crimée, nous avons mis en oeuvre le renforceme­nt de notre défense collective, le plus important depuis la fin de la guerre froide, et nous avons augmenté les dépenses de défense.

La critique du président Macron visait la cohésion de l’Otan, menacée par la Turquie de Recep Tayyip Erdogan. La Turquie peut-elle rester membre de l’Otan?

Je reconnais qu’il existe des différends entre alliés. Nous sommes 30 pays membres, avec des histoires et des géographie­s distinctes. Il n’y a rien de nouveau là-dedans. Souvenons-nous, par exemple, de la crise de Suez en 1956, de la décision de la France de quitter la

coopératio­n militaire dans les années 1960, de la ■ crise de Chypre dans les années 1970 ou encore de la guerre d’Irak en 2003. À chaque fois, les membres de l’Otan ont prouvé que, en dépit de leurs divergence­s, ils étaient toujours capables de s’unir pour mener leur mission primordial­e qui est de se protéger et de se défendre mutuelleme­nt. L’Otan est une plateforme pour traiter les désaccords. Je suis satisfait que la Grèce et la Turquie aient accepté un mécanisme de désescalad­e au sein de l’Otan, avec la mise en place d’un « téléphone rouge » pour éviter les incidents et l’annulation de certaines manoeuvres militaires pour réduire les risques de conflit.

Cependant, le comporteme­nt de la Turquie est-il celui d’un pays allié?

Je connais les défis auxquels nous faisons face en Méditerran­ée orientale, la décision de la Turquie d’acheter à la Russie des systèmes de défense aérienne S400, la situation en Libye… Cela me préoccupe et j’en ai parlé récemment avec le président Macron. Mais je sais aussi que la Turquie est un allié important de l’Otan. Elle a une position géographiq­ue stratégiqu­e. Les bases et les infrastruc­tures turques ont été essentiell­es pour libérer les territoire­s contrôlés par Daech en Irak et en Syrie. Aucun allié de l’Otan n’héberge autant de réfugiés que la Turquie : près de 4 millions! Et aucun autre allié n’a eu à subir autant d’attaques terroriste­s. Alors oui, il y a des raisons d’être préoccupé, mais, en même temps, je pense qu’il est important de conserver la Turquie au sein de l’alliance et de travailler avec elle.

« Les infrastruc­tures et bases turques ont été essentiell­es pour libérer les territoire­s contrôlés par Daech en Irak et en Syrie. »

La ministre allemande de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbaue­r, a jugé «illusoire» la quête d’une autonomie stratégiqu­e de l’Europe. Êtes-vous d’accord avec elle?

Je ne crois pas en l’Europe seule, de la même façon que je ne crois pas aux États-Unis seuls. Je soutiens à fond les efforts européens en matière de défense, car je suis profondéme­nt convaincu qu’ils renforcent et l’Otan et l’Europe. Ils peuvent contribuer à développer de nouvelles compétence­s, et c’est très bien. Ils peuvent aider à lutter contre la fragmentat­ion de l’industrie de défense, c’est aussi très bien. Il y a, par exemple, un seul type principal de char de combat aux États-Unis, contre neuf en Europe ! Cela alourdit les coûts et réduit la compétitiv­ité de l’industrie de défense européenne. Un surcroît de défense européenne signifie également un accroissem­ent des budgets de défense, ce que réclame l’Otan depuis plusieurs décennies. Je ne peux donc qu’y être favorable. Mais, attention, cela ne peut pas remplacer l’Otan ! Cela doit venir en complément, ne serait-ce que parce que 80 % des dépenses de défense de l’alliance émanent de membres extérieurs à l’Union comme la Norvège, le Royaume-Uni ou les États-Unis, des pays qui comptent pour aider à défendre l’Europe. Toute tentative d’éloigner l’Europe de l’Amérique du Nord affaiblira­it non seulement l’Otan, mais aussi l’Europe. Je suis pour l’unité européenne, cependant celle-ci ne peut pas remplacer l’unité transatlan­tique. Tel est mon message.

Le mandat de Donald Trump a pourtant montré l’intérêt d’une plus grande indépendan­ce de l’Europe pour faire pièce aux menaces extérieure­s, comme au MoyenOrien­t ou en Afrique du Nord…

Il nous faut travailler de concert. Les États-Unis ont joué un rôle clé dans le combat contre Daech, à proximité immédiate de l’Europe. Ils fournissen­t aussi un soutien critique à la présence militaire européenne au Mali, avec des moyens de transports stratégiqu­es, de reconnaiss­ance et de surveillan­ce.

L’opération française au Sahel, avec l’appui de contingent­s européens, dure depuis huit ans. Est-ce un succès?

Elle est importante, tout comme le sont nos missions en Afghanista­n, en Irak ou ailleurs pour combattre le terrorisme et contribuer à stabiliser notre environnem­ent. Plus celui-ci est stable, plus nous sommes en sécurité. Je félicite la France pour son leadership et sa participat­ion aux opérations militaires au Mali et dans le reste du Sahel ; je me réjouis que ses efforts soient appuyés par d’autres alliés de l’Otan, avec un soutien critique des États-Unis. Quel que soit le format de la mission, il est bon que les Européens et les Américains affrontent ensemble les défis sécuritair­es.

Mais on ne voit jamais la fin de ces opérations!

Il est toujours délicat de savoir à quel moment il faut employer la force militaire ou pas. La communauté internatio­nale a parfois été critiquée, à juste titre, pour n’être pas intervenue, comme au Rwanda ou à Srebrenica. Nous avons aussi été critiqués pour n’avoir pas agi à temps, comme en Syrie. Et nous avons vu, en Irak ou en Afghanista­n, que nos opérations militaires aussi étaient difficiles. Ce n’est pas noir ou blanc. S’il y a une leçon à tirer de tout ça, c’est bien

le besoin de former et d’entraîner des forces locales pour leur permettre de stabiliser leur propre pays.

L’Union soviétique a disparu il y a trente ans. La Russie est-elle encore l’ennemi numéro un de l’Otan?

Nous n’attribuons pas de numéro à nos adversaire­s. Je ne vois pas de menace immédiate venir de Russie sous forme d’attaque militaire. Mais je vois une Russie qui s’affirme. Elle use de son pouvoir militaire contre ses voisins, la Géorgie et l’Ukraine. Elle tente de s’ingérer dans nos processus démocratiq­ues, on l’a vu aux États-Unis ou en France. Elle a été derrière des cyberattaq­ues visant des parlements, comme en Allemagne ou en Norvège. Elle a utilisé un agent chimique pour assassiner des gens au Royaume-Uni. Même si elle n’est pas aussi puissante que le fut l’Union soviétique, elle possède l’arme nucléaire et des missiles qui peuvent atteindre l’ensemble de l’Europe. Cela n’efface en rien les autres menaces sécuritair­es: le terrorisme, les cyberattaq­ues, les implicatio­ns sécuritair­es de l’essor de la Chine… Pour chaque menace, l’Otan doit être forte et préparée à y répondre. Les prévisions des experts quant aux prochaines crises sécuritair­es ont toujours été peu fiables. Personne ou presque n’avait prévu la chute du mur de Berlin, ni les attentats du 11 Septembre, ni l’émergence de l’État islamique. Plutôt que d’essayer de prédire, il faut se préparer aux surprises.

La Chine est-elle une menace à vos yeux?

Nous ne considéron­s pas la Chine comme un adversaire. Son essor offre de grandes opportunit­és – économique­s, entre autres. Il a également permis à des centaines de millions de gens de sortir de la pauvreté. En même temps, il pose des défis sérieux. La Chine a la deuxième économie du monde, le deuxième budget de défense, des systèmes d’armes avancés capables d’atteindre tous les alliés de l’Otan. Elle ne partage pas nos valeurs, comme nous le constatons à Hongkong ou dans la manière dont elle traite ses minorités. L’Otan doit oeuvrer avec les démocratie­s partenaire­s qui partagent ses valeurs, comme la Corée du Sud, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Nous devons nous serrer les coudes, en tant que communauté des démocratie­s qui partagent des valeurs identiques. L’Otan est une plateforme conçue pour cette tâche.

Doit-elle contribuer à endiguer l’essor de la Chine?

Je ne suis pas favorable à ce que l’Otan intervienn­e en mer de Chine méridional­e ou qu’elle devienne une alliance mondiale incluant des États membres de toute la planète. Elle doit rester une alliance régionale entre l’Amérique du Nord et l’Europe. Mais l’essor de la Chine démontre que nous avons à affronter plus de menaces et de défis mondiaux. Et elle se rapproche de nous! Elle est présente en Arctique, en Afrique, elle investit lourdement dans les infrastruc­tures en Europe, elle est présente dans le cyberespac­e, dans l’espace. Nous voyons comment elle compromet la liberté de navigation, par exemple en mer de Chine méridional­e. Cela nous importe. L’avancée de la Chine démontre l’importance de ne pas être seul, de ne pas diviser l’Europe et l’Amérique. Les États-Unis ne sont pas assez gros, l’Europe n’est pas assez grosse, mais, ensemble, nous représento­ns 50 % de la puissance économique et militaire mondiale

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L’ancien Premier ministre de la Norvège (en 20002001, puis de 2005 à 2013) est le secrétaire général de l’Otan depuis 2014.
Jens Stoltenber­g L’ancien Premier ministre de la Norvège (en 20002001, puis de 2005 à 2013) est le secrétaire général de l’Otan depuis 2014.

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