Design - Dessine-moi une marque
En façonnant l’identité visuelle des marques, le duo créatif M/M (Paris) enrichit le luxe : il nous dévoile (un peu) ses secrets.
Ce sont les inconnus les plus célèbres du luxe, s’effaçant derrière le nom M/M (Paris) ; deux hommes, Mathias Augustyniak et Michael Amzalag, qui depuis 1992 ont défini l’identité visuelle (et pas que) des grands noms de la mode, du parfum, du design, travaillé avec Björk ou Jean-François Piège. Ces démiurges sont des taiseux aimant l’échange et ne boudant pas la complexité ; des bosseurs frénétiques – on les rencontre lors du marathon de production de contenus de leur fin d’année – goûtant la maïeutique avec leurs clients et flirtant avec les frontières, floues s’il en est, entre luxe, art et design – un Schengen de la création contemporaine, à dire vrai.
Une porosité explorée par des livres aux allures de thésaurus – le volume II de M to M of M/M (Paris), aux éditions Thames & Hudson, vient de sortir – et par les expositions qui leur sont consacrées à Shanghai et, en écho, à Orsay et au musée des Arts décoratifs de Paris. Ces parallèles leur ressemblent: dans leur manière de parler sinon d’euxmêmes du moins de leur travail, il y a du chant amébée – l’un répondant à l’autre, filant une métaphore ou rectifiant un angle –, pimenté d’un tropisme littéraire presque incongru dans le monde de l’image qui est le leur.
Car, au-delà des logos, des images, des meubles et des affiches qui sont leurs outils, ces deux-là aiment développer des langues, des mots et stricto sensu des alphabets dont les lignes, les vides, les pleins et les déliés définissent des « narrations » et des « combinatoires », comme ils disent. Autant dire qu’on n’est pas dans la cour de récré du design et de la communication, même si le vocabulaire du jeu est un de ceux qu’ils maîtrisent le mieux. Car derrière chaque projet se noue un dialogue avec une personnalité. Quand on leur fait remarquer qu’il y a du portraitiste chez eux, ils ne
pas non – leur discours est truffé de références picturales. Mais, quelques minutes plus tard, ils affinent en précisant qu’au final « il ne s’agit pas d’exposer une conversation privée mais de créer des outils et des éléments prenant en compte le contexte d’un lieu ou d’une marque et qui, au-delà de nous, touchent les autres ». Le tout dans un univers qui ne mégote pas sur les contraintes – « Ce sont souvent des a priori, et nous sommes contre les a priori ». Des jeux d’émotions, donc, qui s’expriment dans des collaborations s’inscrivant souvent dans le temps – et ce ne sont pas les vicissitudes sanitaires qui font peur à ces deux iconoclastes. Car, en définitive, « il s’agit de résoudre de manière joyeuse des choses très sérieuses ». La preuve par quatre.
Ces démiurges sont des bosseurs frénétiques flirtant avec les frontières entre luxe, art et design – un Schengen de la création contemporaine.
LES DÉS DES GALERIES LAFAYETTE CHAMPS-ÉLYSÉES
Quand Guillaume Houzé, dynaste des Galeries Lafayette, les contacte pour le projet d’ouverture d’un nouveau lieu sur les Champs-Élysées, le brief est clair : « Il s’agissait de répondre à une question : qu’est-ce que le magasin du XXIe siècle ? » La réponse fut architecturale, dans un lieu qui résonne avec l’histoire des Galeries Lafayette – l’ancêtre fondateur avait acheté ici l’hôtel de Massa. Mais « Guillaume Houzé voulait pousser l’ambition de ce pari entrepreneurial avec une identité visuelle révolutionnaire. Pour cette nouvelle marque, nous avons donc imaginé deux dés, chaque face comprenant douze éléments et créant un alphabet complet et des combinatoires presque infinies ». Ces cubes peuvent aussi bien devenir mobilier que générer une signalétique. « Deux dés pour un monde qui se construit. »
LES JEUX DE JONATHAN ANDERSON POUR LOEWE
Quand, au tournant des années 2010, le trublion irlandais de la mode Jonathan Anderson les contacte pour travailler sur Loewe, longtemps synonyme de luxe ibère un rien plan-plan, il connaît leur travail. Logique, ils ont débuté avec les créateurs des années 1990, de Yohji Yamamoto à Jil Sander, via Martine Sitbon, ont grandi dans les années 2000 avec une génération qui est la leur, entre Nicolas Ghesquière, Riccardo Tisci, Stefano Pilati ou Kris Van Assche, travaillant alors pour des marques – Balenciaga, Givenchy, Yves Saint Laurent ou Dior Homme – qui vont devenir des maisons, comme on dit aujourd’hui dans le luxe. « Jonathan est d’une nouvelle génération. Quand il a présenté son projet pour Loewe, celui-ci était plein d’images que nous avions faites. » Endisent
semble, ils ont redéfini très vite – le garçon est du genre rapide – logos, campagnes, outils de la marque. Quand le virus empêche Loewe de défiler, ils inventent une boîte en serge grise où se trouvent notes d’intention, figurines à découper et goodies. « Qu’est-ce qu’un défilé de mode ? C’est un instant dans un endroit précis permettant de développer une information, qui est diffusée. Nous avons donc contracté ce moment dans une boîte, avec des éléments qui peuvent être redéployés ensemble. » Le modèle avoué ? La Boîte-en-valise de Marcel Duchamp, une oeuvre où l’artiste mettait fac-similés de ses esquisses, notes d’intention... Une première fois qui s’est répétée avec un carton à dessin géant, avec placards de looks, papier peint et petit matériel pour affichage sauvage.
LE TRÈFLE DE JEAN-FRANÇOIS PIÈGE
« Comment donner une image graphique à l’expérience qu’est la nourriture ? Jean-François Piège est un joueur qui n’a pas peur de tout remettre en question du jour au lendemain. Avant même son monogramme, nous avons donc travaillé sur une pléthore de signes disant ses identités, du grand chef au restaurateur de quartier. Nous avons développé aussi bien l’idée du trèfle à quatre feuilles qui porte les lettres JFP et le E d’Élodie, son épouse, que les cartes de ses restaurants. Pour La Poule au pot, par exemple, nous avons repris les carreaux des nappes. Mais, si on regarde de près, le motif part en vrille. » Un pas de côté qui est celui que le chef étoilé ne rechigne jamais de faire.
LES ÉMOTIONS DE BJÖRK
« Nous l’avons rencontrée en 1998 à l’occasion de l’exposition Visions du Nord, dont Hans-Ulrich Obrist était le commissaire. Elle avait vu un catalogue Yohji Yamamoto que nous avions réalisé avec les photographes Inez & Vinoodh. Nous avons débuté avec elle sur une pochette pour une compilation de vidéoclips puis sur un livre. » L’idée ? L’accompagner dans ses différentes incarnations. « Il s’agit de parler d’elle sans la divulguer. Nous l’avons aidée à matérialiser le personnage qu’elle voulait interpréter à chaque moment, en développant là aussi une collection d’alphabets pour souligner la pluralité de son propos. » La musique peut aussi être graphique ■