Lingerie - Toutes en scène
Les codes de la lingerie ont changé. Sur le fond, comme sur les formes...
«Leçon n° 1 : lui offrir un peu d’ivresse. » Quand la première « leçon de séduction » d’Aubade sort en 1992, elle se positionne en rupture avec tous les codes de l’époque. Une photo noir et blanc contrastée, un gros plan sur le buste d’une femme à la poitrine généreuse et au ventre plat, pas de visage, seulement ce « conseil » qui semble s’adresser autant aux clientes qu’à leurs compagnons. La recette paie : l’année suivante, le chiffre d’affaires du corsetier bondit de 35 % et les leçons emblématiques se poursuivront pendant des années. En 2018, il fait à nouveau parler de lui, mais pour une autre raison : alors que sa publicité montrant une paire de fesses habille en format géant la façade des Galeries Lafayette, l’élue communiste Hélène Bidart, adjointe à la maire de Paris et chargée de l’égalité femmes-hommes, crie au sexisme et exige son retrait. Deux histoires, deux époques pour illustrer combien les mouvements sociétaux agitent cette industrie, qui pèserait plus de 1,7 milliard d’euros (Kantar, 2018). Si les podiums commencent timidement à intégrer des morphologies différentes dans leurs castings, le secteur de la lingerie a dû se remettre en question plus rapidement face au « body positivisme », ce mouvement contre les standards ultranormés de la beauté et pour une représentation plus diverse des corps.
Depuis deux ans, on note ici et là des bonnets plus petits et plus grands, des tailles 34 et 46, quelques bourrelets, un peu de cellulite. En tout cas chez certaines marques qui osent questionner leurs canons. « On remarque deux mouvements : d’un côté, les grands noms qui ont peur de perturber leurs consommateurs, donc n’opèrent pas de changement significatif par crainte commerciale, et, de l’autre, les jeunes créateurs, qui bousculent ces codes vieillots », remarque Matthieu Pinet, fondateur d’Exposed, l’espace dévolu aux propositions avant-gardistes du Salon de la lingerie.
Et de citer The Underargument, qui fonctionne avec des « anti-castings » pour ses shootings. « Sur le site, j’invite les femmes à m’envoyer une histoire autour de l’un des thèmes des collections : contre la perfection, contre les stéréotypes… Je les sélectionne uniquement sur leurs mots, je ne reçois aucune autre information ni photo, je les rencontre le jour de la séance photo. L’idée derrière, c’est de promouvoir l’individualité », affirme Maïna Cissé, sa fondatrice. Paula, qui a longtemps vécu avec de lourdes cicatrices héritées d’un grave accident, Joanne, qui a réappris à s’aimer après une opération, la septuagénaire Sue, qui voit dans la retraite une occasion de se trouver… Il n’est jamais question de diversité, mais plutôt d’humanité, avec des images aussi belles que pudiques.
Dans un autre genre, Maison Lejaby a choisi de fêter ses 90 ans avec une carte blanche : neuf photographes ont été invités à saisir une décennie. La nature morte poétique d’Agata Pospieszynska pour les années 1920, la féminité triomphante d’une femme mûre par l’Irlandais Conor Clinch pour les années 1950, celle d’une jeune femme, prise par le Marseillais Olivier Amsellem… Les clichés seront en vente prochainement sur le compte Instagram de We Give Collab au profit d’une association. « Pendant des années, le secteur de la lingerie a montré la vision d’une féminité idéalisée, peu réelle et stéréotypée. Les publicités mettaient en scène des femmes érotisées, des objets de désir même. Avec MeToo et le “body positivisme”, les femmes ont exprimé leur besoin d’être vues et représentées autrement», explique-t-on chez Maison Lejaby. Un désir bien compris chez Chantelle aussi, l’un des premiers groupes historiques à avoir fait bouger les lignes. En 2018, il lançait SoftStretch, une gamme taille unique pour tous les corps, et des campagnes où se croisent des femmes enceintes, pulpeuses, filiformes, des artistes, des écrivaines et dernièrement la DJ Dustin Muchuvitz, qui se définit comme gender fluid. « On cherche à représenter tous les genres, toutes les formes, toutes les têtes, tous les points de vue, mais on ne communique pas particulièrement sur cela. Par exemple, on n’indique pas que nous ne retouchons pas les corps sur les photos. On accompagne avec humilité la diversité et plus globalement les changements de la société », estime Renaud Cambuzat,
■
« Avec MeToo et le “body positivisme”, les femmes expriment leur besoin d’être vues et représentées autrement. » Maison Lejaby
directeur artistique du groupe. ■
Désormais, les publicités érotisantes où lingerie signifie séduction cohabitent avec celles qui ciblent le confort, la confiance, l’acceptation de soi. L’historienne Catherine Örmen confirme : cette industrie accompagne depuis toujours les mutations de la féminité. Avant la Première Guerre mondiale, les dessins proches de la caricature avec des corps corsetés, puis la silhouette longiligne de la garçonne des années 1920, la taille fine et les hanches arrondies des années 1930. « Après la Seconde Guerre mondiale, le New Look promeut des corps hypersexués avec seins haut perchés, croqués notamment par René Gruau, retrace-t-elle. Dès 1965, la jeunesse prend le pouvoir, c’est l’allègement de la lingerie et l’avènement de l’androgynie. » À partir des années 1980, on voit apparaître une féminité plus triomphante, avec notamment ces publicités Wonderbra, où il s’agissait de « regarder dans les yeux » Eva Herzigova. « Dans les années 2000, le spot pour le savon Dove montrant des corps divers a bousculé les canons de la beauté dans la publicité », notet-elle. Mais a mis du temps à arriver jusqu’aux services marketing du secteur. Ainsi de l’américain Victoria’s Secret, connu depuis 1995 pour ses shows annuels de lingerie sexy portée par « les plus belles filles de la planète », dixit les organisateurs. Le manque d’inclusivité et les propos transphobes d’un membre de l’équipe notamment auront eu raison du défilé, habituellement retransmis à la télévision.
Chez Etam, qui a décliné ce concept de show avec concert d’artistes, on parle plutôt d’une envie de se positionner comme une marque de mode. « Depuis plus de cent ans, Etam accompagne la féminité et la libération de la femme. En 2018, notre campagne Feel Free montrait toutes les formes, et notre dernier défilé allait du bonnet A à la taille 44 », explique Patricia Tranvouëz, directrice générale. Et d’ajouter que leurs photos ne sont pas retouchées.Qu’enpensentlesconsommateurs ? Certaines images montrant de la cellulite ou des corps non épilés se révèlent clivantes au vu des commentaires sur les réseaux sociaux des grands noms du secteur. « Plusieurs femmes se sont reconnues dans notre proposition plus naturelle, mais les plus de 50 ans, biberonnées depuis toujours à un certain type de codes, n’ont pas compris. La majorité des hommes non plus », observe Renaud Cambuzat. D’ailleurs, en dehors d’un sursaut en 2019, les poids lourds semblent, depuis quelques mois, se replier sur les bonnes vieilles recettes. Question de mode ? Histoire de budget ? Crainte de bousculer les consommateurs ? « C’est vrai que, depuis le Covid-19, un effet de la crise peutêtre, j’ai l’impression qu’il y a un retour aux vieux standards que l’on saupoudre au mieux de diversité », note le directeur artistique de Chantelle. Dommage, car l’inclusivité fait aussi recette. La star Kim Kardashian a lancé en 2019 Skims, une collection de sous-vêtements gainants, du XXS au 5X, déclinés dans une dizaine de tonalités chair. Quelques minutes après le lancement, la collection était épuisée, engendrant au passage 2 millions de dollars de bénéfice ■