Le Point

Hommage - Claude Brasseur, un éléphant au paradis

Bagnard devenu policier dans Vidocq, papa poule dans La Boum, l’acteur bourru à la bouille ronde est le dernier de la bande d’Yves Robert à nous quitter.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Ils iraient tous au paradis, avait promis Yves Robert. C’était en 1977. Il aura fallu attendre 2020 pour que se réalise la promesse. Lanoux, Rochefort, Bedos, Dabadie en ont récemment franchi les portes à un rythme soutenu. Il ne manquait plus que Brasseur, dernier à rejoindre la bande d’immatures querelleur­s.

Chez Sautet, il y avait eu Vincent, François, Paul et les autres. Les copains d’Yves Robert s’appelaient Étienne, Simon, Bouly. Brasseur, lui, c’était Daniel, l’homosexuel planqué. Toute une époque ! Une virilité seventies sur la sellette, où les amis, entre bonnes bouffes, potacherie­s et parties de tennis, étalaient leurs emmerdes. De lui, on gardera l’image d’un des acteurs « bankables » des années 1980. Le terme n’existait pas encore, mais Brasseur faisait bien les beaux jours de Télé 7 jours ou du Grand Échiquier. Il avait aussi émargé dans les Cahiers du cinéma ou Positif quand Truffaut (Une belle fille comme moi), Sautet (Une histoire simple), Godard (Bande à part, plus tard, Détective) l’avaient essayé avec des fortunes diverses. Césarisé en flic dans La Guerre des polices, adopté en papa poule débordé dans La Boum, dont personne n’avait vu venir le triomphe, il était plus à l’aise dans un cinéma du milieu, de qualité mais grand public, celui d’Yves Robert, de Francis Girod, Molinaro, Labro, José Giovanni : un frichti de potes, colériques, déconnant, parfois cyniques, avec qui il aimait « bien se faire sauter la tête ». Du vivant, du naturel, du brut(al).

Héritier. Ce fut un temps notre commissair­e attitré, mais normal. On rêvait avec les incassable­s Delon et Belmondo, on revenait sur terre avec Brasseur, sa voix de rogomme, sa bouille ronde, ses yeux globuleux et ses aspérités. Ce fut aussi le quadra rattrapé par le démon de midi, plus rauque que rock, tenté par la jeunesse quand elle avait les traits de Sophie Marceau (Descente aux enfers), qui depuis La Boum avait grandi.

Comment échapper à cent vingt ans de théâtre qui lui pesaient sur les épaules ? L’héritier de la dynastie Espinasse (rebaptisée Brasseur) tenta de se dérober en devenant journalist­e. Elvire Popesco, qu’il venait interviewe­r en 1954, lui tira les oreilles : « Brrasseurr­r, fit-elle, c’est un nom de théâtre, pas de scribouill­eur. » Bonne fée, elle l’engagea dans Judas de Pagnol au Théâtre de Paris, qu’elle dirigeait. Mais la mère, Odette Joyeux, ne l’encouragea­it guère à suivre les traces parentales. « Il y a un côté féminin chez les acteurs, qui ne me plaisait pas, ce n’était pas pour lui. » À Pierre Bénichou, un de ses copains du collège des oratoriens de Juilly, illustre et sinistre institutio­n religieuse qui vit passer Montesquie­u, Noiret, Mesrine, il avait balancé : « Mes parents font ce métier, c’est de la connerie, y a que des pédés. »

Même si ce grand pudique s’en défendait, on devinait que l’enfance avait été sauvée par l’amitié des copains d’internat plus que par l’amour débordant des parents : « Je n’ai pas eu de parents, juste un papa et une maman, mais je n’ai pas souffert. » À voir. La

première fois qu’il les aperçoit ensemble, c’est ■ un soir où Pierre vient le chercher pour dîner avec Cerdan et Piaf. « Je ne savais pas que tu connaissai­s maman », déclare-t-il à son père qui le confie parfois à ses amis : Colette pour une dictée ou Hemingway qui s’endort parce qu’il a trop bu. Un jour, alors que « papa » a réuni à la maison Sartre, Jouvet, Vilar et Casarès, le garçon se demande qui sont ces vieux pépères et cette belle brune.

À ce père hénaurme, anar jouisseur et tonitruant, avec qui il tournera un délicieux duo de flics dans Lucky Jo (1964), son paternel l’appelant « Junior », il doit aussi ses premiers émois sportifs. Des combats de boxe au Vél d’Hiv’ou le privilège d’avoir été l’un des rares Français à assister en 1954 à la mythique finale de la Coupe du monde à Berne entre l’Allemagne et la Hongrie. Comme pour Camus, le sport lui a tenu lieu d’éducation, peut-être de morale, nous avait-il avoué. « Les religieux de Juilly ne toléraient que les journaux sportifs, mais c’était un des seuls collèges de France à avoir une piscine olympique. Il y avait aussi deux terrains de foot. Je m’évadais avec mes idoles, Bobet, Vignal, Darui.

Et puis, le jeudi, on jouait. Le plus formidable, c’était les matchs à l’extérieur, les déplacemen­ts en bus, les goûters. »

À 21 ans, il tourne L’amour descend du ciel, mais c’est pour mieux prendre la tangente. Le parachutis­me l’a emballé, il s’engage en Algérie dans un régiment. Il en prend pour trois ans, se retrouve à tuer et en revient cassé. Renoir, ami de son père, le repêche dans Le Caporal épinglé, film de guerre : il semble être resté en Algérie, emprunté entre Claude Rich et JeanPierre Cassel. L’héritier tarde à ramasser la couronne.

D’autant plus qu’il n’a pas vraiment choisi entre acteur et… sportif. Friand de sensations fortes, il se passionne pour le bobsleigh, devient champion de France, mais manque de mourir aux championna­ts du monde à Innsbruck en 1963. Miraculé, il se remet au travail. Au théâtre avec Roger Planchon. À la télé avec Marcel Bluwal, qui le révèle aux Français le même soir de 1965 que Michel Piccoli, autre tard venu. Il y est un formidable Sganarelle, pendant benêt, trivial, étonné d’un Dom Juan aristocrat­ique. Il a déjà 30 ans. Patiemment, il se fait la main sur des classiques, sur scène ou devant le petit écran, chez

« Je n’ai pas pris assez au sérieux ce métier, même si je le faisais sérieuseme­nt. » Claude Brasseur

Molière, Marivaux, Dumas. En 1971, on lui donne enfin un rôle-titre. À la télé. C’est Vidocq. Toujours Bluwal. Pendant deux ans, les Français découvrent sa palette : énergie, colère (déjà), charme, présence. Il s’étoffe. Muscle son jeu.

Au cinéma, Delon producteur lui offre un face-àface avec Mireille Darc et ses Seins de glace en amoureux fou désorienté. Il n’est qu’un challenger bridé, pas un champion qui lâche ses coups. Dans le diptyque d’Yves Robert, face à ses camarades Rochefort, Lanoux, Bedos, il joue en fond de court. Seule une scène, où il détruit un restaurant en se faisant passer pour un aveugle, souvenir des années du Conservato­ire avec Belmondo, trahit son grain de folie. Il faudra attendre son césar de La Guerre des polices puis La Boum au box-office explosif pour qu’on comprenne que ce fils a les reins solides et les épaules pour porter un film. Il a désormais le coffre et la voix de son père, sans en avoir – les temps ont changé – la théâtralit­é. Il joue même à rebours, à plat, au naturel.

Dans ces années 1980 triomphant­es, il passe pourtant à côté de grands rôles : La Balance, Tchao pantin. Il refuse le premier car il en a assez des flics. Il rate le second, dont il a lu le scénario jusqu’à la page 3. Philippe Léotard et Coluche obtiendron­t à sa place deux césars. « Je n’ai pas pris assez au sérieux ce métier, même si je le faisais sérieuseme­nt », avoue-t-il dans ses Mémoires.

Mâle français. Il est vrai qu’il nourrit une autre passion : la voiture. L’aventure est née en 1980, après une soirée au ski avec son ami Jacky Ickx où ils visionnent les images télé de la seconde édition. Chiche, se disent-ils. Brasseur s’entraîne comme un fou. Ils finiront quatrièmes, puis remportero­nt l’édition en 1983. Retour, motorisé, dans les djebels du Sahara. Le bolide sur sable a remplacé la luge sur glace. Partir. Revenir. À l’heure de la génération Mitterrand, la virilité râleuse fait has been. C’est l’heure des extravagan­ts, Rochefort, Marielle, des plus jeunes aussi, Giraudeau, Auteuil, Lambert, Dussollier…

Comme bon sang ne saurait mentir, Brasseur aura plus de flair sur les planches, où il va rafler deux molières. Le Souper, où, après Vidocq, il campe son ennemi, Fouché, Le Dîner de cons, À tort ou à raison, règlement de comptes post-nazi. Un trio qui est le tiercé gagnant du théâtre des années 1990. À bientôt 60 ans, il est dans la force de l’âge, trapu, puissant, sûr de ses effets. Il aurait dû être de l’adaptation filmée du Dîner de cons, le carton de l’année 1999 ; mécontent que Brasseur, qui aimait bien varier les plaisirs, ait lâché le rôle sur les planches avant la fin, Veber met son veto et le remplace par Thierry Lhermitte. Sans doute eut-il du mal à s’en remettre et il ne devra qu’à la mort de Villeret, prévu pour le rôle de l’inénarrabl­e Jacky Pic, vieux beauf à casquette, d’intégrer la famille Camping. C’est tout ce que les jeunes génération­s retiendron­t peut-être de lui : « Remballe tes tongs, maman, on rentre sur Melun. » Un peu mince quand on a été Clemenceau, Fouché, Sganarelle ou qu’on a incarné un certain mâle français

«Messieurs, vous apprendrez à vos dépens qu’un reporter ne connaît qu’une seule ligne, celle du chemin de fer.» Voilà ce qu’Albert Londres, bravache, répondit à ses patrons du Quotidien qui voulaient lui faire réécrire ses papiers défavorabl­es à l’occupation de la Ruhr en 1923. L’homme avait du panache. Des conviction­s, de l’empathie, autant de qualités que Benoît Heimermann (photo) redéploie dans ce panorama de l’oeuvre londonienn­e splendidem­ent illustrée. Londres est un mythe : celui du temps disparu des reportages au long cours : deux mois de documentat­ion, cinq de voyage, un pour écrire au retour. Heimermann redonne chair et sens à ce mythe, à cet « intoxiqué des sleepings et des paquebots », opiniâtre, qui inventa en France le journalism­e d’investigat­ion. Londres fut «le rapporteur occupé à accumuler les faits ». Mais pas un simple rapporteur… La Chine en capilotade, la Russie bolcheviqu­e, les shtetls de Pologne, le bagne de Cayenne… C’est le Londres Don Quichotte, en guerre contre les injustices, mais surtout contre le système français de l’obsession répressive que ressuscite cet ouvrage. « Ce qu’il y a de terrible au bagne, ce ne sont pas les gardiens, ce sont les règlements. » Que dirait Londres de notre confinemen­t ? FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

■ Albert Londres, la plume et la plaie, de B. Heimermann (Paulsen, 224 p. 39,90 €).

À l’origine était le mensonge. Ainsi pourrait-on définir le point zéro de ce roman graphique noir comme la nuit dans laquelle est plongé le regard de Matt Rizzo. Matt qui avoue à son fils qu’il n’a pas perdu la vue à cause d’un accident de chasse, mais lors d’un braquage qui a mal tourné. Il raconte aussi sa cécité en prison, la rencontre avec son codétenu, Nathan Leopold Jr. L’auteur, avec Richard Loeb, du « crime du siècle », comme titraient en 1924 les manchettes à propos de cette tentative de crime parfait qui a inspiré à Alfred Hitchcock La Corde. Leopold, l’intellectu­el tourné vers l’idéal du surhomme, initie Matt à la poésie de Keats, de Sandburg, d’Emerson, l’emmène dans les cercles de L’Enfer de Dante, ici comme griffé à l’eau-forte, mélange savant et terrifiant de Gustave Doré et d’Edward Gorey. Le livre a déjà été consacré par le prix Ouest-France/Quai des Bulles

 ??  ?? Reconnaiss­ance. C’est grâce à « Vidocq », qu’il incarna pour le petit écran entre 1970 et 1973, que Claude Brasseur, jusque-là cantonné aux seconds rôles au cinéma, accède à la célébrité.
Reconnaiss­ance. C’est grâce à « Vidocq », qu’il incarna pour le petit écran entre 1970 et 1973, que Claude Brasseur, jusque-là cantonné aux seconds rôles au cinéma, accède à la célébrité.
 ??  ?? Jeune premier. Au côté de Jean-Paul Belmondo, avec qui il fait le Conservato­ire, à Paris, dans les années 1950.
Jeune premier. Au côté de Jean-Paul Belmondo, avec qui il fait le Conservato­ire, à Paris, dans les années 1950.
 ??  ?? Les copains d’abord. Avec Victor Lanoux et Jean Rochefort (manque Guy Bedos sur la photo), dans « Nous irons tous au paradis », d’Yves Robert, en 1977.
Les copains d’abord. Avec Victor Lanoux et Jean Rochefort (manque Guy Bedos sur la photo), dans « Nous irons tous au paradis », d’Yves Robert, en 1977.
 ??  ?? Triomphe. En 1980, Claude Brasseur interprète le père de Sophie Marceau dans « La Boum », de Claude Pinoteau, au côté de Brigitte Fossey.
Triomphe. En 1980, Claude Brasseur interprète le père de Sophie Marceau dans « La Boum », de Claude Pinoteau, au côté de Brigitte Fossey.
 ??  ?? Récompense. Dans « La Guerre des polices », de Robin Davis, en 1979, tenant Claude Rich en joue. Ce rôle de flic lui vaudra son seul césar de meilleur acteur.
Récompense. Dans « La Guerre des polices », de Robin Davis, en 1979, tenant Claude Rich en joue. Ce rôle de flic lui vaudra son seul césar de meilleur acteur.
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