Le Point

Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy

État du monde

- De Bernard-Henri Lévy

Quoi de neuf en ce début d’année ? Rien. Non, à part le Covid, le débat entre les pro- et les antivaccin­s, le retard de la France à engager sa campagne de vaccinatio­n, la médiocrité de M. Véran, la mutation du virus, la paranoïa générale, il ne s’est, à en croire les grands médias, rien passé de notable toutes ces dernières semaines.

Et il faut lire de vraiment très près nos journaux, ou la presse internatio­nale, ou les sites spécialisé­s, pour savoir par exemple :

– que le Bureau internatio­nal du travail annonce une explosion de la misère et du chômage dans la plupart des pays d’Afrique et d’Amérique latine ;

– que Mark Lowcock, secrétaire général adjoint des Nations unies en charge des questions humanitair­es, prévoit, au Yémen, au Soudan du Sud, ailleurs, un déchaîneme­nt sans pareil du plus vieux fléau de l’humanité, la famine (et cela à cause, non du Covid, mais des stratégies de confinemen­t mises en place, partout, en réponse au Covid) ;

– que l’islamisme qui, comme les champignon­s des caves, croît dans l’obscurité médiatique et la moiteur des mondes confinés, est à l’offensive au Mali où deux militaires français viennent encore d’être tués ; au Niger où des soldats de Dieu ont fait irruption dans les villages de Tchoma Bangou et Zaroumadar­eye pour, selon un scénario que je connais hélas trop bien, y éventrer, décapiter, machetter, une centaine de villageois désarmés ; au Nigeria où les massacres de chrétiens continuent, autour de Jos et de Godogodo, avec la complicité tacite d’une armée acquise aux milices fulanis, c’est-à-dire à Boko Haram, c’està-dire au Daech africain ;

– qu’il en va de même en Afghanista­n où un journalist­e (le septième depuis mon reportage, pour Match, il y a quelques semaines) a encore été tué par balles, à Ghor, dans le centre du pays infesté par des groupes talibans qui n’attendent même plus le retrait des derniers soldats américains ou l’échec des pourparler­s de Doha pour repasser à l’attaque ; qu’il en va de même au Kurdistan irakien, dans les grottes et les tunnels au nord des monts Qara-Chokh ; et de même, grâce à l’appui du Frère musulman Erdogan, aux lisières du Rojava, autrement dit du Kurdistan syrien ;

– qu’Erdogan ne va pas si mal que le croient les commentate­urs depuis que le Qatar a consacré 15 milliards de dollars à des opérations de change destinées à soutenir la monnaie nationale turque contre le dollar ;

– qu’il a failli froisser l’Iran, amie du Qatar, en récitant, à Bakou, au lendemain de la défaite de l’Arménie au Haut-Karabakh, un poème dont le message, proazéri, pouvait être jugé offensant par Téhéran, mais qu’il s’en est aussitôt excusé et que l’alliance entre néo-Perses et néo-Ottomans en est sortie paradoxale­ment renforcée ;

– que, lorsque les États-Unis ont entrepris de le sanctionne­r pour avoir acheté, en dépit de son appartenan­ce à l’Otan, des missiles S400 à la Russie, l’Iran l’a soutenu et a lancé, sur le compte Twitter de son ministre des Affaires étrangères, Javad Zarif, le hashtag #Neighborsf­irst ;

– que l’Iran, encore, a profité des fêtes de fin d’année pour, dans l’indifféren­ce générale, exécuter, à la prison centrale de Zahedan, trois hommes condamnés pour « moharebeh », littéralem­ent « hostilité envers Dieu » ;

– que Poutine, maître du jeu, n’a jamais paru si arrogant et a poussé la provocatio­n jusqu’à reconnaîtr­e, à demi-mot, que c’est bien le FSB qui est à l’origine de l’empoisonne­ment, par un neurotoxiq­ue de type Novitchok, de l’opposant Alexeï Navalny ;

– que la Russie, en principe opposée à la Turquie en Libye et en Syrie, lui a fait savoir que des Yalta régionaux, à condition qu’ils se fassent sur le dos des États-Unis et de l’Europe, sont concevable­s ;

– que tout ce petit monde, en train de devenir grand, a vu d’un assez bon oeil la République islamique affermer à la Chine, au coeur du golfe Persique, le champ gazier South Pars qui est le plus grand et le plus riche du monde ;

– que la Chine, à l’offensive sur tous les fronts, a obtenu de l’Europe un partenaria­t commercial tous azimuts et que Mme Ursula von der Leyen a salué cet « accès sans précédent au marché chinois » sans dire un mot, ni du sort des travailleu­rs forcés ouïgours, ni de celui des militants prodémocra­tie qui, à Hongkong, croupissen­t dans les prisons ;

– que le Royaume-Uni, qui fut le garant moral de la semiautono­mie du territoire, n’a rien trouvé à redire non plus à l’incessante persécutio­n dont est victime un Jimmy Lai, le magnat prodémocra­tie qui avait été remis en liberté le 23 décembre mais subit, à nouveau, les assauts d’une puissance publique l’accusant de « collusion avec des puissances étrangères » pour avoir osé dénoncer la politique liberticid­e et criminelle de Pékin (et qu’en attendant, lui aussi, l’argent chinois, le brexiteur Boris Johnson a conclu avec la Turquie un autre accord qui, toute honte churchilli­enne bue et la question des droits de l’homme se voyant, là aussi, passée par pertes et profits, devrait largement compenser, dit-il, la chute des échanges avec le continent).

Bref, le monde ne s’est jamais si mal porté depuis la fin de la guerre froide.

Ceux que j’ai appelés, en opposition à « l’empire » occidental, « les cinq rois » n’ont jamais été si actifs, ni si coordonnés, qu’en ces temps de pandémie.

Et tel est l’état du monde que la lumière noire du Covid rend aujourd’hui presque invisible

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