L’ultradroite prête à « allumer la mèche »
Le mouvement identitaire se prépare à une confrontation violente. « La Poudrière », livre enquête édifiant sur la « fachosphère », sonne l’alarme.
Radicalisation, loups solitaires, fichés S, association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste… Si elles font immédiatement penser à l’islamisme radical, ces formules inquiétantes s’appliquent aussi aux groupuscules de l’ultradroite. Dans un livre au titre évocateur (La Poudrière, Grasset), Jean-Michel Décugis, grand reporteur au Parisien, l’écrivaine Pauline Guéna et notre collègue du Point Marc Leplongeon tirent la sonnette d’alarme : la « fachosphère », dont ils proposent une radioscopie documentée, attend son heure pour en découdre ; le moment où les mouvements identitaires vont convertir leur doctrine vénéneuse en actions violentes est peut-être proche.
Menace. Plusieurs mouvements sont déjà passés à l’acte mais, jusqu’ici, leurs plans ont été déjoués. Ainsi, l’Action des forces opérationnelles (AFO), qui comptait dans ses rangs d’anciens militaires, gendarmes et policiers, projetait d’empoisonner à la mort-aux-rats des barquettes de viande halal avant de les remettre en rayon, et de s’en prendre à des femmes portant le niqab. Le groupe a été démantelé en 2018 et l’enquête, suivie par le Parquet national antiterroriste (PNAT), est toujours à l’instruction. D’autres fanatiques, isolés, ont été neutralisés avant d’avoir pu agir, tels Logan Nisin, jeune chaudronnier de 21 ans, admirateur d’Anders Behring Breivik (l’auteur de l’attentat d’Oslo et de la tuerie d’Utoya, 77 morts), sous les verrous pour avoir voulu fomenter l’assassinat de Jean-Luc Mélenchon et de Christophe Castaner – il attend d’être jugé.
Dans une interview au Monde datée du 28 décembre, le chercheur Jean-Yves Camus, spécialiste des radicalités politiques (Fondation Jean-Jaurès), considère que la menace que fait courir l’extrême droite à la France reste « secondaire », comparée aux 263 victimes du terrorisme islamiste répertoriées depuis 2012. Le nombre de militants se réclamant de la droite radicale stagne : autour de 3 000, selon les services de renseignements, soit dix fois moins qu’en Allemagne. Si le parti néofasciste italien CasaPound est pour eux le modèle à suivre, les mouvements identitaires français restent très divisés, éclatés façon puzzle entre ultra nationalistes, révisionnistes, catholiques in té gris tes, «gab berskins»(lesre jetons des skinheads auxquels les auteurs consacrent un chapitre édifiant) et autres survivalistes. « Toute une pléiade de groupuscules naissent, se dissolvent, disparaissent et se reforment au gré des amitiés et des ennuis judiciaires », observent les auteurs.
À chaque groupuscule ses symboles (sanglier, soleil noir, croix celtique…), son uniforme (blouson Stone Island ou jupe plissée), son sombre folklore. Leur doctrine est faite de bric et de broc même si la haine del’ Autre, le juif en particulier, finit toujours parles rassembler. Le« grand remplacement» théorisé par Renaud Camus, que les auteurs sont allés rencontrer
L’Action des forces opérationnelles projetait d’empoisonner à la mort-aux-rats de la viande halal.
dans son château de Plieux (Gers), est leur nouveau mantra.
On aurait tort, pour autant – et c’est la thèse du livre – de ne pas se méfier de cette nébuleuse haineuse, dont le faible nombre ne reflète pas l’influence, comme l’a relevé la Direction générale de la sécurité intérieure dans une note récente. « Une nouvelle catégorie [de l’ultradroite], plus dangereuse, est apparue : les néopopulistes, dont la menace est sous-évaluée et qui veulent passer à l’action », mettent en garde les renseignements. En 2015, déjà, deux chercheuses alertaient le pouvoir après la vague d’attentats qui venait d’endeuiller le pays ; elles pointaient des « tendances sécessionnistes extrêmement fortes » et « un risque de désintégration du lien national ». La République a tenu, mais les actes de violences commis par l’extrême droite ont triplé depuis 2012, autour de plusieurs moments clés : la Manif pour tous (2013) ; l’onde de choc des attentats (2015) et la loi Travail (2016). Dernier catalyseur en date : le mouvement des Gilets jaunes. Le 1er décembre 2019, jour de la « prise » de l’Arc de triomphe, des jeunes ultras se réclamant des Zouaves de Paris ou du Bastion social (le « i » est de trop) affrontent les forces de l’ordre et les antifas (antifascistes). Mais à Bordeaux, des appels à la « convergence des luttes » entre « ultra-jaunes » et black blocs crépitent sur des boucles de la messagerie Telegram. Des antisémites notoires (l’écrivain négationniste Hervé Ryssen, Dieudonné, Alain Soral…) se fondent en jaune dans les cortèges. « Il y avait là, dans l’effervescence des débuts, le potentiel d’une véritable révolution », semble regretter François Bel-Ker, secrétaire général de l’Action française, interrogé par les auteurs.
Puis l’épidémie est arrivée, chaudron idéal pour le « bouillon de culture de l’ultradroite ». Antivaccins et conspirationnistes de tout poil s’emploient à présent à fédérer les colères. « Les mouvances contestataires radicales espèrent tirer profit de la crise sanitaire, comme elles l’avaient fait avec les Gilets jaunes », s’inquiètent les RG, qui craignent une « convergence des colères, comme on l’a vu en Allemagne où militants des deux extrêmes ont défilé côte à côte contre les restrictions imposées par le virus ».
Les auteurs ont recueilli dans les Ardennes le témoignage d’un ultra-jaune, qui leur a dit attendre « le bon moment » pour prendre les armes. Ils ont suivi des jeunes militants de Génération identitaire ou du Bastion social, partis s’aguerrir dans le Donbass, aux côtés des combattants des Républiques séparatistes de Lougansk et de Donetsk – d’autres ont rejoint le Haut-Karabakh, d’autres encore l’île de Lesbos où, armés de bâtons, ils repoussent vers la mer les esquifs des réfugiés. Ils ont voulu voir Angers, creuset d’un radicalisme chrétien de plus en plus vivace, notamment dans les écoles et à la « Catho » de l’Ouest. Ils ont disséqué la mécanique infernale du « doxing » et du harcèlement en ligne, pratiqué par quelques ultras geeks.
Endoctrinement. Ils racontent encore les camps d’été de Jeune Nation, émanation de l’OEuvre française, animés par l’ex-FN Yvan Benedetti, exclu du parti par Marine Le Pen après s’être déclaré « antisioniste, antisémite et antijuif ». Au programme de ces sinistres colonies : bûcheronnage et sport intensif pour les garçons, cuisine pour les filles et, pour tous, causerie négationniste, le soir au coin du feu.
Pas de doute, l’ultradroite est de retour, la dissidence s’organise. « Face à une société à vif, il ne reste plus qu’à allumer la mèche », préviennent les auteurs de La Poudrière. Leur enquête sonne comme un ultime avertissement : le feu couve et le fond de l’air est hautement inflammable
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* La Poudrière, de Jean-Michel Décugis, Pauline Guéna et Marc Leplongeon (Grasset).