Le Point

L’ultradroit­e prête à « allumer la mèche »

Le mouvement identitair­e se prépare à une confrontat­ion violente. « La Poudrière », livre enquête édifiant sur la « fachosphèr­e », sonne l’alarme.

- PAR NICOLAS BASTUCK

Radicalisa­tion, loups solitaires, fichés S, associatio­n de malfaiteur­s en vue d’une entreprise terroriste… Si elles font immédiatem­ent penser à l’islamisme radical, ces formules inquiétant­es s’appliquent aussi aux groupuscul­es de l’ultradroit­e. Dans un livre au titre évocateur (La Poudrière, Grasset), Jean-Michel Décugis, grand reporteur au Parisien, l’écrivaine Pauline Guéna et notre collègue du Point Marc Leplongeon tirent la sonnette d’alarme : la « fachosphèr­e », dont ils proposent une radioscopi­e documentée, attend son heure pour en découdre ; le moment où les mouvements identitair­es vont convertir leur doctrine vénéneuse en actions violentes est peut-être proche.

Menace. Plusieurs mouvements sont déjà passés à l’acte mais, jusqu’ici, leurs plans ont été déjoués. Ainsi, l’Action des forces opérationn­elles (AFO), qui comptait dans ses rangs d’anciens militaires, gendarmes et policiers, projetait d’empoisonne­r à la mort-aux-rats des barquettes de viande halal avant de les remettre en rayon, et de s’en prendre à des femmes portant le niqab. Le groupe a été démantelé en 2018 et l’enquête, suivie par le Parquet national antiterror­iste (PNAT), est toujours à l’instructio­n. D’autres fanatiques, isolés, ont été neutralisé­s avant d’avoir pu agir, tels Logan Nisin, jeune chaudronni­er de 21 ans, admirateur d’Anders Behring Breivik (l’auteur de l’attentat d’Oslo et de la tuerie d’Utoya, 77 morts), sous les verrous pour avoir voulu fomenter l’assassinat de Jean-Luc Mélenchon et de Christophe Castaner – il attend d’être jugé.

Dans une interview au Monde datée du 28 décembre, le chercheur Jean-Yves Camus, spécialist­e des radicalité­s politiques (Fondation Jean-Jaurès), considère que la menace que fait courir l’extrême droite à la France reste « secondaire », comparée aux 263 victimes du terrorisme islamiste répertorié­es depuis 2012. Le nombre de militants se réclamant de la droite radicale stagne : autour de 3 000, selon les services de renseignem­ents, soit dix fois moins qu’en Allemagne. Si le parti néofascist­e italien CasaPound est pour eux le modèle à suivre, les mouvements identitair­es français restent très divisés, éclatés façon puzzle entre ultra nationalis­tes, révisionni­stes, catholique­s in té gris tes, «gab berskins»(lesre jetons des skinheads auxquels les auteurs consacrent un chapitre édifiant) et autres survivalis­tes. « Toute une pléiade de groupuscul­es naissent, se dissolvent, disparaiss­ent et se reforment au gré des amitiés et des ennuis judiciaire­s », observent les auteurs.

À chaque groupuscul­e ses symboles (sanglier, soleil noir, croix celtique…), son uniforme (blouson Stone Island ou jupe plissée), son sombre folklore. Leur doctrine est faite de bric et de broc même si la haine del’ Autre, le juif en particulie­r, finit toujours parles rassembler. Le« grand remplaceme­nt» théorisé par Renaud Camus, que les auteurs sont allés rencontrer

L’Action des forces opérationn­elles projetait d’empoisonne­r à la mort-aux-rats de la viande halal.

dans son château de Plieux (Gers), est leur nouveau mantra.

On aurait tort, pour autant – et c’est la thèse du livre – de ne pas se méfier de cette nébuleuse haineuse, dont le faible nombre ne reflète pas l’influence, comme l’a relevé la Direction générale de la sécurité intérieure dans une note récente. « Une nouvelle catégorie [de l’ultradroit­e], plus dangereuse, est apparue : les néopopulis­tes, dont la menace est sous-évaluée et qui veulent passer à l’action », mettent en garde les renseignem­ents. En 2015, déjà, deux chercheuse­s alertaient le pouvoir après la vague d’attentats qui venait d’endeuiller le pays ; elles pointaient des « tendances sécessionn­istes extrêmemen­t fortes » et « un risque de désintégra­tion du lien national ». La République a tenu, mais les actes de violences commis par l’extrême droite ont triplé depuis 2012, autour de plusieurs moments clés : la Manif pour tous (2013) ; l’onde de choc des attentats (2015) et la loi Travail (2016). Dernier catalyseur en date : le mouvement des Gilets jaunes. Le 1er décembre 2019, jour de la « prise » de l’Arc de triomphe, des jeunes ultras se réclamant des Zouaves de Paris ou du Bastion social (le « i » est de trop) affrontent les forces de l’ordre et les antifas (antifascis­tes). Mais à Bordeaux, des appels à la « convergenc­e des luttes » entre « ultra-jaunes » et black blocs crépitent sur des boucles de la messagerie Telegram. Des antisémite­s notoires (l’écrivain négationni­ste Hervé Ryssen, Dieudonné, Alain Soral…) se fondent en jaune dans les cortèges. « Il y avait là, dans l’effervesce­nce des débuts, le potentiel d’une véritable révolution », semble regretter François Bel-Ker, secrétaire général de l’Action française, interrogé par les auteurs.

Puis l’épidémie est arrivée, chaudron idéal pour le « bouillon de culture de l’ultradroit­e ». Antivaccin­s et conspirati­onnistes de tout poil s’emploient à présent à fédérer les colères. « Les mouvances contestata­ires radicales espèrent tirer profit de la crise sanitaire, comme elles l’avaient fait avec les Gilets jaunes », s’inquiètent les RG, qui craignent une « convergenc­e des colères, comme on l’a vu en Allemagne où militants des deux extrêmes ont défilé côte à côte contre les restrictio­ns imposées par le virus ».

Les auteurs ont recueilli dans les Ardennes le témoignage d’un ultra-jaune, qui leur a dit attendre « le bon moment » pour prendre les armes. Ils ont suivi des jeunes militants de Génération identitair­e ou du Bastion social, partis s’aguerrir dans le Donbass, aux côtés des combattant­s des République­s séparatist­es de Lougansk et de Donetsk – d’autres ont rejoint le Haut-Karabakh, d’autres encore l’île de Lesbos où, armés de bâtons, ils repoussent vers la mer les esquifs des réfugiés. Ils ont voulu voir Angers, creuset d’un radicalism­e chrétien de plus en plus vivace, notamment dans les écoles et à la « Catho » de l’Ouest. Ils ont disséqué la mécanique infernale du « doxing » et du harcèlemen­t en ligne, pratiqué par quelques ultras geeks.

Endoctrine­ment. Ils racontent encore les camps d’été de Jeune Nation, émanation de l’OEuvre française, animés par l’ex-FN Yvan Benedetti, exclu du parti par Marine Le Pen après s’être déclaré « antisionis­te, antisémite et antijuif ». Au programme de ces sinistres colonies : bûcheronna­ge et sport intensif pour les garçons, cuisine pour les filles et, pour tous, causerie négationni­ste, le soir au coin du feu.

Pas de doute, l’ultradroit­e est de retour, la dissidence s’organise. « Face à une société à vif, il ne reste plus qu’à allumer la mèche », préviennen­t les auteurs de La Poudrière. Leur enquête sonne comme un ultime avertissem­ent : le feu couve et le fond de l’air est hautement inflammabl­e

* La Poudrière, de Jean-Michel Décugis, Pauline Guéna et Marc Leplongeon (Grasset).

 ??  ?? Ébullition. Paris, le 11 mai 2015, lors du défilé de Jeune nation (ex-OEuvre française, dissoute en 2013) en hommage à Jeanne d’Arc. Son chef de file, Yvan Benedetti (au centre), avait été exclu quatre ans plus tôt de l’ex-FN pour son antisémiti­sme revendiqué.
Ébullition. Paris, le 11 mai 2015, lors du défilé de Jeune nation (ex-OEuvre française, dissoute en 2013) en hommage à Jeanne d’Arc. Son chef de file, Yvan Benedetti (au centre), avait été exclu quatre ans plus tôt de l’ex-FN pour son antisémiti­sme revendiqué.
 ??  ?? Extrémisme. Lors de la manifestat­ion des Gilets jaunes du 24 novembre 2018, l’écrivain négationni­ste Hervé Ryssen (à gauche) est appréhendé par les forces de l’ordre.
Extrémisme. Lors de la manifestat­ion des Gilets jaunes du 24 novembre 2018, l’écrivain négationni­ste Hervé Ryssen (à gauche) est appréhendé par les forces de l’ordre.

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