Ouagadougou sur scène
En Afrique se tient un festival unique en son genre, où les théâtres du monde entier viennent chercher des nouveaux talents. Reportage.
On la découvre de nuit, au soir de l’ouverture du festival, tout illuminée de lampions, lampadaires colorés, sculptures inspirées, dont ce totem trônant à mi-parcours. Un vrai décor de théâtre que la rue 9-32, bondée de badauds (entre 3 000 et 4 000 personnes chaque jour) et bordée d’échoppes où cuisent des brochettes à déguster avec une Brakina, la bière burkinabée. Tous les deux ans, le long de cette artère de terre ocre d’un très ancien quartier de Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, « le pays des hommes intègres », se tient le festival des Récréâtrales, un événement très coté à l’international. Les programmateurs viennent ici du monde entier pour repérer la crème du théâtre qui s’écrit en Afrique, ces nouveaux talents qui feront flamber les planches des théâtres de France, d’Allemagne ou du Canada.
Lancé en 2002 par l’homme de théâtre burkinabé Étienne Minoungou, ce rendez-vous a depuis 2008 une autre caractéristique : les pièces sont jouées chez les familles de ce même quartier, dont les cours des maisons sont pour l’occasion aménagées de gradins. « Faire de l’art avec et chez l’habitant » est le mot d’ordre du festival, aujourd’hui dirigé par Aristide Tarnagda, dramaturge et metteur en scène, dont l’édition 2020 (fin octobre) avait pour thème « Nous dresser ». Très en amont, l’équipe travaille avec le comité de ce quartier populaire de Bougsemtenga, répartissant les spectacles chez les uns et chez les autres. Et c’est la famille Ouango qui accueille, dès 10 heures, le cycle des lectures « Langues d’Afrique ». Dans la cour, l’acteur et metteur en scène Victor de Oliveira, originaire du Mozambique, a fait répéter les neuf comédiens africains qui vont donner leur voix aux textes sélectionnés pour cette édition. Fabrice Paraiso a fait dix-
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huit heures de route depuis le Togo pour être ■ ici ! Impassible, assise par terre, la grand-mère Ouango regarde les acteurs d’un oeil, en épluchant des arachides. Sa petite-fille, déjà mère, prépare le repas de midi, son bébé sur le dos. Pour accueillir répétitions et représentations au coeur de leur foyer, les habitants sont rémunérés par le festival, et l’étonnante cohabitation semble ici toute naturelle. « C’est ce rapport entre ce qui est public et l’intime qui rend aussi ces Récréâtrales uniques », confie Tony, acteur burkinabé.
« Un théâtre dans la vie ». À demain ma mort, poignant monologue de Michael Disanka, entraîne au coeur de Kinshasa les lycéennes de Ouaga et les programmateurs de théâtre rassemblés dans le public. Ils sont venus de Montréal, de Cologne, de Düsseldorf de Pondichéry, de Caen, de Marseille, de Limoges, de Nantes, où Catherine Blondeau accueillera les Récréâtrales au Grand T du 22 juin au 2 juillet, ou de Paris comme Didier Juillard, directeur de la programmation de l’Odéon : « J’ai découvert le festival en 2018, lors d’une tournée africaine motivée par la Saison Africa2020 (1), pour programmer en France des spectacles d’un continent que je ne connaissais pas, alors que je parcours le monde… Ce qui m’a frappé ici, c’est l’implantation du théâtre dans la vie. À Kampala ou à Maputo, le public est beaucoup plus élitiste, on reste davantage entre “théâtreux”. » De l’édition 2018, Didier Juillard a rapporté Que ta volonté soit Kin, de Sinzo Aanza, jeune auteur congolais stupéfiant de talent (voir encadré), qui va tourner en France en 2021 dans une coproduction entre l’Odéon, le Grand T à Nantes, la Comédie de Caen et Vitry… Ses personnages de Lily et de Sophie dans la nuit de Kinshasa (encore, oui, la ville magnétique) incarnent ce que Aanza nomme « ces vies en attente », la débrouille et le rapport à l’autorité, le rêve et la musique qui sauvent… On retrouve l’universalité de son écriture infiniment poétique dans sa nouvelle création aux Récréâtrales 2020 : Plaidoirie pour vendre le Congo, superbement mise en scène par Aristide Tarnagda. Quelle est la « valeur monétaire » d’une vie ? Comment la population d’un quartier peut chiffrer l’indemnisation promise par les politiques à la suite de terribles massacres ? Les débats s’enflamment entre les membres truculents du conseil du quartier et la vox populi. Quand débarque un gars du coin, devenu star de la musique, suggérant de « vendre le Congo et de profiter de la vie »… Fable bourrée d’humour, puissante diatribe, beauté de la langue, on comprend pourquoi le Théâtre Jean-Vilar de Vitry n’a pas hésité à coproduire la version en salles de cette pièce programmée en juin.
Dans le public, on repère, attentif, Dieudonné Niangouna (dit « Dido »), dramaturge et comédien congolais bien connu des festivaliers d’Avignon. « J’arrive ici, je suis chez moi ! Une famille artistique s’est créée », raconte celui qui enseigne son art à Ouaga au Labo Élan, car les Récréâtrales sont aussi un lieu de formation, où l’on postule de tout le continent pour se perfectionner au jeu d’acteur, apprendre la mise en scène et la scénographie au sein d’une vraie machine de guerre pour l’amour du théâtre et du panafricanisme culturel. Les jeunes auteurs et autrices, également, disent ici la difficulté de la vie prise à bras-le-corps, plus intimement sans doute que les anciens, racontent le contemporain
depuis leur expérience locale, mais avec le monde à portée de main. Le Congo, parmi les 54 pays que compte l’Afrique, se taille cette année une part du lion. « C’est une voix majeure. Sur le plan politique et économique, explique Aristide Tarnagda, ce pays immensément riche est le coeur du continent, et tant qu’il ne sera pas libéré et en paix, il sera difficile de l’être en Afrique. »
Mais on y entend aussi des voix du Sénégal, du Togo, celle de Basile Yawanké (qui vit à Nantes) et de ses Enfants hiboux, histoire dans laquelle un certain Harry Potter, invité dans un show télévisé, se souvient qu’il fut un enfant des rues. Le comédien Lazare Minoungou y est éblouissant, entouré d’autres comédiens, français, et personne ne crie à « l’appropriation culturelle ». Et c’est la pièce d’une autrice nigériane que Carole Karemera (voir encadré) interprète avec Cécilia Kankonda, un duo sublime de femmes violentées par leur mari, à ne pas rater lorsqu’il sera programmé au Centquatre à Paris !
Éveilleurs. Lors du traditionnel déjeuner à la cantine, les contacts s’établissent d’un continent à l’autre, dans cet incontournable carrefour de la création où, malgré les menaces de la pandémie et des djihadistes, qui désormais frappent aussi le pays des hommes intègres, la plupart ont répondu présent. « C’est aussi le rôle de l’art de transcender la situation anxiogène, il faut des éveilleurs, pour empêcher que des jeunes soient enrôlés par des terroristes », assure Odile Sankara, grande actrice et présidente des Récréâtrales, qui chaque dimanche réunit les comédiennes de Ouaga pour dynamiser un théâtre encore trop peu féminin, même si on a vu de talentueuses jeunes femmes à l’oeuvre dans cette édition !
Les représentations s’enchaînent à 18 heures, à 20 heures puis à 22 heures et accueillent 800 spectateurs par soirée – avec gel et masque obligatoires ! Comme ce soir, où, pour la première fois, neuf habitants du quartier interprètent justement Le Quartier, montage des textes de Sinzo Aanza et d’Aristide Tarnagda par ce dernier, qui met en scène ce moment de grâce : « Les habitants sont impliqués depuis des années dans les Récréâtrales, certains sont devenus des professionnels dans la technique, et j’ai voulu les entraîner dans le souffle artistique même, en proposant à ces jeunes de jouer, pour briser un sentiment d’impuissance. Ils n’avaient jamais mis les pieds sur un plateau de théâtre. » L’action se déroule dans une cour, qui pourrait être celle de la chefferie (le domicile du chef !), où se succèdent des scènes de famille dévoilant l’intimité d’une société, au quotidien. L’intensité du texte et du jeu de ces amateurs ont déjà ébloui les programmateurs présents, dont ceux de la MC93 de Bobigny, du Grand T et de l’Odéon. Le spectacle va tourner en province et en Guinée. « Que les promesses aboutissent ou pas, conclut Aristide, l’objectif est atteint : ces jeunes ont vu qu’une autre vie est possible par le théâtre. » Sous peu, la rue 9-32 devrait être rebaptisée rue des Récréâtrales. On jette un dernier coup d’oeil à ces sculptures qui la peuplent, silhouettes penchées sur leur smartphone et dont certaines lèvent leur tête (une calebasse) vers un ciel qui semble scintiller de tous ces talents et de ces rêves réunis
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1. Programmation consacrée à l’Afrique reportée de décembre 2020 à juillet 2021 en France.