Le Point

Jean-Marie Rouart, une épopée gaullienne sous ecstasy

Et si… Et si… La France libre réinventée par Jean-Marie Rouart.

- PAR JEAN-PAUL ENTHOVEN

Le 11 novembre 1942, un simple télex apprend au monde que le maréchal Pétain a quitté Vichy pour rejoindre Alger, où les Américains viennent de débarquer… Une histoire absurde ?

Pas sûr.

Soit donc, au départ, une « uchronie », ce genre qui, en modifiant un événement du passé, esquisse une histoire qui aurait pu exister… De Tite-Live à Philip Roth ou Antoine Blondin, les meilleurs s’y sont exercés avec jubilation – et Jean-Marie Rouart vient de rejoindre leur club sélect, savant et fantasque. Son hypothèse avance ainsi que, le 11 novembre 1942, un simple télex apprit au monde que le maréchal Pétain avait quitté Vichy pour rejoindre Alger, où les Américains venaient de débarquer… Et il n’en faut pas plus pour imaginer un chamboule-tout idéologiqu­e et historique dont chaque épisode séduit autant qu’il instruit…

Absurde ? Pas sûr. D’autant que le général de Gaulle se demanda souvent ce qu’il serait advenu de la France libre si le vainqueur de Verdun avait fui à temps la pétaudière vichyste. Il aurait, à coup sûr, reçu à Alger la bénédictio­n des Américains, avant de se retrouver à la Libération dans le camp des vainqueurs. La thèse du « double jeu » maréchalis­te aurait été rétrospect­ivement validée ; les infamies collaborat­ionnistes (statut des juifs, etc.) auraient été mises sur le compte de l’occupant ; les rescapés de l’Hôtel du Parc auraient eu le droit d’être pétainiste­s et résistants ; François Mitterrand lui-même se serait finalement vanté d’avoir reçu sa francisque… Quant aux héroïques compagnons de Carlton Gardens, à Londres, ils seraient aussitôt devenus les demi-soldes d’une cause perdue. Brodant son thème, Rouart joue alors sur le clavier des possibles avec une habileté si joliment onirique qu’on le croirait sous l’emprise de quelque ecstasy fort peu académique. Il ne veut pas prouver, loin de là, que la collaborat­ion aurait pu devenir un gaullisme de substituti­on, mais que l’Histoire est complèteme­nt folle. Et qu’un détail, parfois, suffit à bouleverse­r les certitudes. Si le nez de Cléopâtre…

D’autant que, dans sa fable, l’auteur s’amuse et virevolte: son de Gaulle, désormais inutile et mélancoliq­ue, obtient de Churchill un vieil aviso, véritable cercueil flottant, le bien nommé Destiny, sur lequel il embarque les plus emblématiq­ues de ses Free French. Direction ? « Tout droit », dit de Gaulle… C’est-à-dire nulle part… Dans des brumes propices à la dérélictio­n… À bord, l’ardent Gaston Palewski, Joseph Kessel, Mlle de Miribel et tant d’autres premiers ou seconds rôles – auxquels le romancier adjoint des créatures fictives, surtout féminines… Sur ce rafiot, où l’on baise beaucoup (sauf le général) et où l’on discute (scènes hilarantes avec Raymond Aron qui n’en finit pas de détester un de Gaulle qu’il ne peut s’empêcher d’ad

mirer), le Général prie ses chevaliers de croire à l’impossible merveilleu­x. Il avance parmi ses songes, ne dialogue qu’avec le destin, visite la demeure de Tolstoï (car le voyage se poursuit vers la Russie, et en traîneau), celle de Staline, s’échoue enfin à Samarcande, la ville préférée de la mort… Le Destiny, c’est le Pequod du capitaine Achab, et sa baleine blanche n’est autre que l’idée d’une France mystique et glorieuse…

Le plus délicat, dans les « uchronies », c’est le moment où le romancier-funambule doit retomber sur ses pieds. Pas question, ici, de révéler la façon dont Rouart s’y prend. Disons seulement que le Corneille de L’Illusion comique et le Da Ponte de Cosi fan tutte l’auront gracieusem­ent inspiré… Sous le picaresque de haut vol, il prouve, par le style et le charme, que les idéologies ont trop vite simplifié l’histoire tourmentée de cette époque où le bien et le mal se mêlaient avec passion. On ressort ébouriffé de cette équipée épatante (Rouart mérite cet adjectif d’ormessonie­n), où l’érudition et la fantaisie se donnent la main. Chapeau l’artiste…

Ils voyagèrent vers des pays perdus, de Jean-Marie Rouart (Albin Michel, 324 p., 21,90 €).

 ??  ?? À un traîneau d’enfer. Vus par Antoine Dusault, les personnage­s du roman, le général de Gaulle, Joseph Kessel, mais aussi « la belle Kirghize aux yeux clairs », menés d’une main de maître à travers les neiges russes par l’écrivain Jean-Marie Rouart.
À un traîneau d’enfer. Vus par Antoine Dusault, les personnage­s du roman, le général de Gaulle, Joseph Kessel, mais aussi « la belle Kirghize aux yeux clairs », menés d’une main de maître à travers les neiges russes par l’écrivain Jean-Marie Rouart.
 ??  ?? Palme. Avec son nouveau roman, l’académicie­n Jean-Marie Rouart rejoint le cercle très fermé des meilleurs uchroniste­s.
Palme. Avec son nouveau roman, l’académicie­n Jean-Marie Rouart rejoint le cercle très fermé des meilleurs uchroniste­s.

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