Bruno Le Maire, secrets de pouvoir
Exclusif. Le ministre de l’Économie raconte de l’intérieur le quinquennat. Le Point a recueilli ses confidences et publie des extraits de son livre, « L’Ange et la Bête ».
La maison familiale est située sur les hauteurs de SaintPée-sur-Nivelle. La commune basque se retrouve soudain envahie de voitures aux vitres teintées, de gendarmes, de chiens à l’affût d’un danger. Au lendemain du G7 de Biarritz, en août 2019, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances auprès d’Emmanuel Macron, reçoit, chez lui, Steven Mnuchin, secrétaire du Trésor des États-Unis. Les deux hommes se rencontrent pour discuter âprement des modalités de la taxation du numérique. La demeure de Bruno Le Maire est une vieille ferme en pierres, donnant sur vallée et montagne. Tout est convenu entre eux. Les saluts affectueux (« Salut Bruno! Heureux de te voir »); les compliments (« Quelle belle maison ! », « Quelle belle vue ! ») ; la présentation de la famille (femmes et enfants). Les deux hommes traversent, en bavardant, la pelouse de la propriété. Une claquette et un ballon traînent sur l’herbe, et, tout d’un coup, par la présence incongrue de deux objets enfantins, la vérité ordinaire de la vie fait irruption dans le cadre conventionnel du politique. La littérature est une voix, il a trouvé la sienne. Bruno Le Maire a un style aux allures classiques, miné de l’intérieur par une myriade de détails.
L’entourage de Bruno Le Maire a tenté de le dissuader de faire paraître un récit personnel et politique sur les coulisses du pouvoir, alors que la France subit l’un des plus grands chocs économiques de son histoire. Il n’a pas cédé et a imposé sa singularité : il se veut un homme d’action et de réflexion. L’Ange et la Bête, sous-titré Mémoires provisoires (Gallimard), sera scruté à la loupe par le milieu politique. Un ministre en exercice raconte, pour la première fois, les coulisses de la macronie. Le libéral réformateur de droite, devenu dans l’opinion symbole de l’État protecteur, revient sur les trois premières années mouvementées du quinquennat d’Emmanuel Macron. Bruno Le Maire donne son sentiment sur la nomination d’Édouard Philippe à Matignon ; explique les décisions économiques, industrielles, financières de la France ; s’arrête sur des femmes et des hommes politiques nationaux et internationaux ; éclaire les longues négociations entre dirigeants du monde entier, où tout est feutré et brutal. La crise sanitaire et économique sans précédent et la puissance de la Chine rebattent les cartes du monde.
Le récit de Bruno Le Maire se place sous l’égide de Blaise Pascal. L’auteur des Pensées a écrit des
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fragments sans complaisance sur les attributs du pouvoir, la négation de la mort par la frénésie de l’action, l’hypocrisie des rapports sociaux. Il y a un dédoublement pascalien chez Bruno Le Maire : le ministre qui agit et l’écrivain qui regarde le ministre agir. La question sera à nouveau posée : comment trouve-t-il le temps d’écrire en étant ministre de l’Économie et des Finances en pleine crise mondiale ? Il prend le temps d’écrire comme on prend le temps de respirer. « Je connais plus de fous parmi les responsables politiques que dans tout autre métier, car peu sont aussi éloignés de la réalité. » L’écrivain est, chez lui, le gardefou du ministre.
L’auteur de Des hommes d’État (Grasset, 2008) excelle dans le croquis de personnalités et dans les scènes prises sur le vif. Portraits d’Emmanuel Macron, d’Arnaud Montebourg, de Donald Trump, de Laurent Wauquiez, de Vladimir Poutine, d’Angela Merkel, de Jean-Luc Mélenchon. Les descriptions physiques sont parfois féroces. Les moments de tension sont nombreux. Bruno Le Maire raconte le projet de fusion entre l’Alliance Renault-Nissan et Fiat Chrysler, la taxe carbone, la crise des Gilets jaunes, le régime des retraites, les sommets internationaux où la nuit et le jour se confondent. Il livre sa vision des couples formés par l’État et la nation, l’économie et la politique. Il prend acte que nous sommes entrés dans le temps de l’incertitude.
Ni ange, ni bête. Pourquoi écrire un bilan de trois années à la tête du ministère de l’Économie et des Finances au lieu d’attendre la fin du quinquennat ? On prête à l’ancien directeur de cabinet de Dominique de Villepin, plus populaire dans les sondages d’opinion que Jean Castex, mille et une intentions non avouables. Il aurait pour ambition de devenir Premier ministre, de se lancer dans la course à la présidentielle de 2022. Mais, après la calamiteuse campagne de la primaire de la droite et du centre de 2016, l’avenir politique de Bruno Le Maire apparaît au côté d’Emmanuel Macron. Ni ange, ni bête. Tout le récit est une défense de la modération, de l’équilibre, du dialogue et d’un gouvernement resserré pour éviter une crise de régime. Le ministre de l’Économie s’affiche clairement, dans son récit, en soutien de l’actuel président.
Dans L’Ange et la Bête, Bruno Le Maire plaide pour la beauté de la langue française et l’attachement à l’histoire nationale. Il s’alarme de la disparition de la notion de vérité, mise à mal par les nouvelles technologies. Tout va de plus en plus vite. L’écriture est là pour fixer le temps. Une légère mélancolie se déploie à travers le récit. L’Ange et la Bête s’ouvre sur l’incendie de Notre-Dame. Nous sommes le 15 avril 2019. Bruno Le Maire fête ses 50 ans. La grande récession mondiale est devant lui. L’homme (de plus en plus confronté à la mort de proches) et le ministre (de plus en plus confronté aux conséquences économiques de l’épidémie de Covid-19) découvrent, sous nos yeux, le rétrécissement du champ des possibles. Dans un beau passage, situé sur le site d’Al-Ula, en Arabie saoudite, on le voit rêvasser en admirant un paysage puis obligé de redescendre de la montagne. Un convoi de véhicules l’attend pour l’emmener ailleurs. L’action reprend ses droits
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L’Ange et la Bête. Mémoires provisoires, de Bruno Le Maire (Gallimard, 345 p., 20 €). Parution le 14 janvier.