« La France ne se réduit pas à son État »
Notre « monarchie technocratique » est à bout de souffle, selon Bruno Le Maire. Il faut réformer notre art de gouvernement.
Le Point: Quelle urgence y avait-il à publier un récit politique? La crise que nous vivons n’est pas terminée. Ne manquez-vous pas de recul?
Bruno Le Maire:
Si, bien sûr ! Mais c’est ce qui fait la vérité de ce livre, dicté par la brutalité de la crise que nous traversons. Ce sont des Mémoires provisoires, au plus près de ce que je vis tous les jours comme ministre de l’Économie et des Finances. Ils sont un témoignage brut sur 2020 et une mise en perspective de tout ce que nous avons voulu réaliser depuis 2017.
La France tarde à vacciner. Ne sommes-nous pas en train de plomber la reprise?
Le président de la République et le Premier ministre ont demandé une accélération de la vaccination en France. C’est essentiel : la vaccination rapide des Français est une des clés de la reprise économique.
L’écriture est-elle une source de rivalité entre les hommes et les femmes de pouvoir? On prête à Emmanuel Macron des velléités littéraires…
Elle est surtout une source de liberté ! En France, la littérature est une des formes du pouvoir. Saint-Simon, Chateaubriand, Charles de Gaulle ou Simone Veil en témoignent. Soyons fiers que tant de responsables politiques en France croient encore dans ce qui est le propre du génie français : sa langue ! Notre langue, qui est parlée sur tous les continents, fonde le caractère universel de notre nation. « Les confins de la langue française, disait le linguiste Alain Rey, c’est le monde. »
On ne peut pas dire que le langage technocratique employé depuis le début de la pandémie aille aux «confins» du monde…
Quand la langue devient technocratique, le pouvoir politique se réduit à la gestion ; quand la langue se libère, comme je le cherche dans mon livre, le pouvoir se libère aussi. Si nous voulons que la politique retrouve son sens et sa spiritualité, elle doit se dégager du verbe technocratique.
Dans tous vos livres sur le pouvoir, on trouve une scène récurrente: vous partez faire un jogging. Un psychanalyste se dirait: cet homme a envie de fuir les responsabilités…
Tout le monde a besoin de lignes de fuite ! Barack Obama disait que sa ligne de fuite était la lecture. Jacques Chirac consultait des catalogues sur les arts premiers en conseil européen. La course est une de mes lignes de fuite, avec la littérature. On est vivant quand on court ! On est seul aussi. On a besoin de
solitude quand on a des responsabilités lourdes, pour mieux les exercer.
Courir, cela peut aussi vouloir dire «poursuivre un but». Après quoi courez-vous alors que vous avez franchi le cap de la cinquantaine?
Après des résultats ! La politique en a besoin, surtout dans la période actuelle. Et puis le temps passe comme un éclair. Au début de mon engagement politique, je ne faisais de la politique qu’avec des vivants. Aujourd’hui, je la fais aussi avec des morts: Jacques Chirac, les anciens présidents de la FNSEA, Jean-Michel Lemétayer et Xavier Beulin, mon ami Paul [auquel il a consacré un livre, Paul. Une amitié (Gallimard), NDLR], le président des artisans Bernard Stalter, mort du Covid. Ils me manquent, et je les écoute encore.
Vous faites aussi de la politique au côté d’un président de la République plus jeune que vous… Cela influe-t-il sur votre relation ?
Non : quand je discute avec Emmanuel Macron, je discute avec le président de la République, pas avec un homme plus jeune que moi.
Lui avez-vous fait relire votre livre?
Non. Chacun sait que je suis un responsable politique mais aussi un écrivain.
Dans un entretien accordé à «L’Express», Emmanuel Macron a affirmé que la notion de «privilège blanc» était fondée. N’incarnez-vous pas ce privilège blanc?
En France, un combat est engagé pour affirmer l’égalité réelle entre tous les citoyens, quels que soient leur couleur de
« Quand la langue devient technocratique, le pouvoir politique se réduit à la gestion ; quand la langue se libère, le pouvoir se libère aussi. »
peau, leur origine ou leur sexe. Ce combat est vital et je le mène aussi. Ma grand-mère maternelle et mes parents m’ont transmis une culture. Des professeurs exceptionnels, comme Xavier Darcos ou Jean-Yves Tadié, m’ont appris à réfléchir. Est-ce un privilège ? Oui. Est-ce un passe-droit ? Non. En tout, c’est le seul mérite qui doit faire la différence.
Dans «Des hommes d’État», vous brossiez, notamment, le portrait de Nicolas Sarkozy. Quels sont les différences et les points communs entre Emmanuel Macron et lui? On lit parfois que l’actuel président n’a pas d’affect, contrairement à son aîné…
Ce sont deux caractères très différents ! Dans notre relation de travail, Emmanuel Macron est un homme simple, direct, efficace. Mais je peux aussi témoigner que, dans la difficulté, il sait vous apporter son soutien avec une vraie sensibilité et beaucoup de justesse.
Vous déplorez le «manque de coeur» dont fait preuve ce pouvoir. Qui visez-vous en particulier?
Pas « ce » pouvoir, « le » pouvoir politique dans son ensemble ! Absorbés par leur tâche, les responsables politiques manquent souvent de temps et de disponibilité. Pour ramener à la politique un certain nombre de nos compatriotes qui en sont dégoûtés, nous devons montrer davantage l’attention, la compréhension et la considération que nous portons à chacun.
Vous dressez un parallèle entre la France de 1661 et celle de 2021. Pourquoi ?
Parce que ce sont des moments de grande bascule dans la vie de notre nation. En 1661, la France bascule dans la monarchie absolue. En 2021, la crise révèle les faiblesses de notre modèle institutionnel et de notre organisation du pouvoir, dont nous devrons tirer toutes les conséquences. Par ailleurs, en 1661, quelle administration participe le plus à la construction de la monarchie absolue et de notre État moderne ? Les Finances. En 2021, quelle administration tient le choc dans la crise ? Les Finances à nouveau. Les services de Bercy, si souvent critiqués, ont été depuis des mois exceptionnels de dévouement et d’efficacité. Maintenant, si nous voulons un État fort, il faut des finances publiques bien tenues.
Le grand perdant de 1661, c’est Fouquet, le surintendant des Finances, «pris dans un étau, entre deux orgueilleux, secs, prudents, dissimulés, épurateurs impitoyables, Louis XIV et Colbert», comme le raconte Paul Morand dans «Fouquet ou le soleil offusqué». Vous vous identifiez à Fouquet? À moins que ce ne soit Colbert…
À aucun des deux, rassurez-vous ! Je préfère la personne de Fouquet tout en admirant le travail de Colbert. Fouquet devait être une personne attachante, qui aimait la bonne chère, la beauté de Vaux-le-Vicomte, les arts, la fête. Colbert, en revanche, comme le disait perfidement Mme de Sévigné, « c’est le Nord » ! Un homme redoutablement efficace mais sans scrupules, qui a fait tomber Fouquet et pris le contrôle des finances de la France, tout en laissant croire le contraire à Louis XIV.
Et entre Macron et Louis XIV, il y a des ressemblances?
Je n’ai pas suffisamment connu Louis XIV ! Plus sérieusement, méfions-nous des comparaisons personnelles à trois siècles de distance, qui sont souvent hasardeuses.
À vous lire, le pouvoir a besoin d’être concentré, comme à l’époque de Louis XIV…
Pas concentré, mais simplifié. C’est exactement ce que proposait notre projet de réforme constitutionnelle qui a été retoqué par le Sénat. La crise actuelle a montré toutes les limites d’une organisation institutionnelle trop lourde. Je le dis depuis longtemps : il faut moins de députés, moins de sénateurs, des gouvernements resserrés, une clarification de la dyarchie, la fin de la monarchie technocratique par l’obligation de démission de la fonction publique des hauts fonctionnaires élus, un Conseil constitutionnel composé de spécialistes du droit et non de politiques. Tous ces changements institutionnels devront faire partie du débat de l’élection présidentielle de 2022.
On parle depuis des décennies de la réforme de l’État. N’est-ce pas cela l’enjeu?
Le véritable enjeu est de comprendre enfin que la nation française ne se réduit pas à son État ! La force de notre nation, ce sont aussi ses entrepreneurs, ses créateurs, ses chercheurs, ses soignants, ses professeurs, ses jeunes qui innovent et fondent leur start-up, ses artisans, ses agriculteurs, ses viticulteurs, bref, l’infinité de talents qui composent la France. Nous leur devons effectivement un État plus disponible et plus efficace. Toute ma vie je me suis engagé pour le service public. Et dans ces périodes de grand bouleversement, le bon fonctionnement de l’État est plus que jamais nécessaire.
Pourtant, l’État compte sur des «sous-préfets à la relance» pour gérer la sortie de crise…
Ce sont les entrepreneurs et les investisseurs qui feront le succès du plan de relance.
Cette année, les Français ont vu l’État les infantiliser comme jamais, comme le montre Mathieu Laine dans son nouvel essai, «Infantilisation».
Nous devons parier le plus possible sur la responsabilité individuelle : nos compatriotes ne cessent de montrer leur immense sens des responsabilités pendant cette crise sanitaire.
Vous vantez votre gestion économique de la crise. Mais la gestion sanitaire est-elle vraiment une réussite? On le voit encore avec les vaccins: l’État, en France, apparaît comme un boulet.
Je ne vante rien, je salue la manière dont tous, collectivement, nous avons su protéger nos salariés et nos entreprises pendant la crise. Notre succès est collectif. Pour la gestion sanitaire, restons humbles et prudents, car le virus déjoue nos prévisions. L’Allemagne a dû reconfiner à la veille de Noël. Aucun État démocratique ne peut être considéré comme un modèle absolu.
Le ministre de l’Économie n’a-t-il pas moins de pouvoir, aujourd’hui, que le ministre de la Santé?
Nous avons fait passer la santé de nos compatriotes
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« 1661 et 2021 sont des moments de grande bascule. En 1661, la France bascule dans la monarchie absolue. En 2021, la crise révèle les faiblesses de notre organisation du pouvoir. »
avant toute autre considération. Ce choix est à mettre au crédit des démocraties européennes. Quelle alternative ? Plus de morts ? Plus de détresse ? Les Européens ont fait le choix de la vie humaine. Ils ont eu raison. Moralement, mais aussi économiquement.
Peter Sloterdijk estime que nos démocraties deviennent peut à peu des «médicocraties». Parfois, on se dit que c’est Knock qui dirige la France.
Je ne partage pas cette critique ! Nous avons mis au second plan la croissance économique pour protéger des vies humaines, cela fait notre dignité. Par ailleurs, la croissance économique ne fait pas un projet politique en tant que tel. Notre économie ne peut pas redémarrer comme avant. Elle doit protéger davantage les individus et la planète, faire de la lutte contre le réchauffement climatique une priorité absolue. Je plaide dans mon livre pour une économie politique.
En attendant, notre dette publique va dépasser 120% du PIB. Ne faut-il pas envisager d’annuler la partie rachetée par la Banque centrale européenne pendant la crise?
Certainement pas ! Le combat que mènent certains pour que la France ne rembourse pas sa dette est douteux, voire dangereux. La France remboursera sa dette. Nous le ferons avec de la croissance, avec une bonne gestion des finances publiques et avec la poursuite des réformes de structures nécessaires pour garantir le bon financement de notre modèle social, comme la réforme de l’assurance-chômage ou celle des retraites. Ne pas rembourser la dette rachetée par la BCE, ce serait enfreindre les traités européens et donc sortir de l’Union européenne. Qui le souhaite ? La question n’est pas de savoir s’il faut rembourser cette dette mais comment et quand. Nous avons encore du temps devant nous, la France se finance sans difficulté sur les marchés financiers.
Pourra-t-on vraiment éviter une augmentation des impôts après 2022 pour y parvenir?
Oui, si nous nous en tenons à la stratégie que nous proposons avec le président de la République et le Premier ministre : croissance, responsabilité sur les finances publiques, réformes. Par ailleurs, le remboursement de la dette contractée pendant la crise du Covid devra se faire dans un cadre spécifique. Pourquoi ? Parce que cette dette est le produit d’une crise dont
« Le combat que mènent certains pour que la France ne rembourse pas sa dette est douteux, voire dangereux. La France remboursera sa dette. »
nous ne sommes pas responsables et qui touche tous les États européens. Ce cantonnement de la dette publique pourrait figurer dans un projet de loi dans les mois à venir. Nous ne pourrons engager ce remboursement que lorsque la crise sanitaire sera terminée et que la croissance sera revenue, en étroite coordination avec nos partenaires européens. Rien ne serait pire que de reproduire les erreurs commises après la crise financière de 2008-2009, lorsque nous avons tué dans l’oeuf la reprise de la croissance en voulant rétablir trop vite nos finances publiques.
Faut-il faire la réforme des retraites avant la fin du quinquennat?
Ce n’est pas à moi de définir un calendrier. Mais chacun voit bien que notre système de retraite par répartition est dans une situation financière critique. Nous ne pouvons pas travailler moins que les autres nations tout au long de notre vie et vivre mieux. Pour garantir le niveau de vie des générations à venir, nous devons faciliter l’entrée des jeunes sur le marché du travail, réduire le chômage et donner la possibilité aux personnes de 55 à 63 ans de rester plus longtemps en activité.
Vous parlez beaucoup de la lutte contre les inégalités. Vous allez jusqu’à évoquer une taxation accrue sur les successions…
Tant que je serai ministre des Finances, je refuserai toute augmentation des impôts. En revanche, chacun constate que la montée des inégalités est une menace pour l’économie européenne et mondiale. Comment y répondre ? Pour contenir les populismes, nous devons en faire un des premiers défis internationaux. Le choix du président de la République d’augmenter l’aide publique au développement pour les pays les plus pauvres est une réponse forte. Notre initiative contre la dette des pays pauvres et endettés en est une autre. La France est l’un des pays développés où la montée des inégalités a été le mieux contenue grâce à notre politique de redistribution.
« Écrire, assumer des responsabilités politiques, cela revient à refuser ce qui nous blesse pour le remplacer par ce que nous aimons et par ce que nous voulons. »
Que pensez-vous du revenu universel?
Je me suis toujours battu pour que chaque Français ait accès à un travail qui lui permette de construire dignement sa vie. Cela me semble plus crédible et plus juste que le projet de revenu universel.
Vous estimez qu’il faut augmenter les rémunérations des travailleurs de la «seconde ligne», selon l’expression d’Emmanuel Macron. Comment le fait-on sans détruire des emplois?
L’augmentation de la prime d’activité, complétée par la prime défiscalisée pendant la période de la crise, nous a permis de tenir nos engagements d’une meilleure rémunération au niveau du smic. Mais la solution pour accompagner les mutations économiques repose sur la formation professionnelle et une meilleure qualification. Nous avons investi 15 milliards d’euros sur ce sujet dans le plan de relance.
La crise du coronavirus a montré la faillite du système des organismes de coopération internationale. À commencer par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui, pour ne pas vexer le Parti communiste chinois, a couvert les dissimulations de Pékin. Le chacun pour soi n’est-il pas à nouveau de mise?
Certaines institutions multilatérales ont failli. Mais 2020 restera aussi comme une grande année européenne, notamment grâce au volontarisme du président de la République et de la chancelière allemande. Imaginez! En quelques mois, nous avons adopté un plan de relance européen avec une émission de dette commune ; nous avons mis en place des projets industriels sur les batteries électriques, le stockage des données, les microprocesseurs, l’hydrogène ; nous avons adopté de nouvelles règles pour réguler les géants du numérique. Par ailleurs, nous avons opté pour les mêmes réponses économiques. La crise a libéré le potentiel européen ! Ne perdons surtout pas cet élan, qui permettra à notre continent de se tailler une place entre la Chine et les États-Unis.
Le XXIe siècle ne sera-t-il pas chinois?
La Chine est entrée dans le club des grandes puissances, elle a fait sortir des dizaines de millions de personnes de la pauvreté, elle a réussi sa transition technologique. Mais son modèle a aussi ses faiblesses : endettement excessif, chômage de masse, par exemple. Sans compter son régime politique, dont nous ne partageons ni les valeurs ni le fonctionnement. Le XXIe siècle peut aussi être européen. La liberté de pensée, la défense de la vie humaine, la dignité du travail, la solidarité, la curiosité intellectuelle et la diversité culturelle ne sont pas des valeurs obsolètes : ce sont des pierres pour bâtir le siècle à venir, et ce sont nos atouts européens.
Quel optimisme! Pourtant, votre livre s’ouvre sur une vision crépusculaire: l’incendie de Notre-Dame de Paris, symbole du déclin de l’Occident, aux yeux de certains…
Le titre de mon livre, L’Ange et la Bête, n’a pas été choisi au hasard ! Pascal nous rappelle que nous portons tous des aspirations contradictoires en nous. Une part en moi s’inquiète de la disparition de l’esprit public en France, de la déculturation de notre société, du mépris de notre langue, de la multiplication des violences stupides et gratuites dans notre démocratie, de la montée de l’islam politique, du relativisme ambiant où un mensonge vaut une vérité. Mais une autre part, la plus vivante, reste convaincue que la France a encore en elle des ressources puissantes. Nous surmonterons ces épreuves. Nous en sortirons plus forts. Écrire, assumer des responsabilités politiques, cela revient à refuser ce qui nous blesse pour le remplacer par ce que nous aimons et par ce que nous voulons. Michel Houellebecq le dit parfaitement : « L’acte initial de l’écriture, c’est le refus radical du monde tel qu’il est. » Une amélioration du monde est toujours possible. Elle ne dépend que de nous.
À vous lire, à vous écouter et à vous regarder, on ne saurait dire si vous avez renoncé à votre rêve de devenir président de la République. On a tout de même le sentiment que si… On se trompe?
Un homme ne doit renoncer à aucun de ses rêves. Mais, pour le moment, je traite avec les réalités ■