Le Point

« Quel poste veux-tu ? »

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Macron : « Allons-y pour les Finances »

« Et le poste ? Quel poste veux-tu ? » me demanda-t-il. Je lui répondis : « Les Finances. – Et sinon ? – La Défense ou les Affaires étrangères. » Il se tut, me fixa de son regard bleu sur lequel glissaient des éclats métallique­s, comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible, sous le scintillem­ent des reflets, de percer la surface. Il laissa un long silence : « Et Matignon ? » La question était rhétorique mais elle avait été posée. Près de quatre ans plus tard, quand elle se poserait à nouveau au lendemain de la défaite des municipale­s de 2020, je prendrais les devants en déclinant publiqueme­nt le poste, après lui en avoir parlé : je voulais continuer mon travail à Bercy et je n’étais ni pour lui ni pour la majorité le meilleur choix pour ces fonctions. Je réfléchis un instant. Puis j’objectai qu’un candidat défait à la primaire de la droite aussi sévèrement ne pouvait en aucun cas prétendre à Matignon. Il me fixa à nouveau, laissa encore un long silence : « Tu as sans doute raison. Allons-y pour les Finances : c’est une excellente idée. »

Trump : « C’est moi qui suis assis ici ! »

Au cours de la visite d’État d’Emmanuel Macron à Washington, en avril 2018, nous avions eu un entretien de travail dans la salle du conseil de la Maison-Blanche. Les deux délégation­s étaient assises de part et d’autre d’une longue table ovale en acajou verni. À un moment de la discussion, Donald Trump se pencha en avant, les bras écartés, et posant ses mains à plat sur la table, la bouche pincée, il fit cette remarque surprenant­e : « I’m sitting here and not the others ! » (1) Je me demandais : « The others ? Qui ? » 1. « C’est moi qui suis assis ici et pas les autres ! »

Retraites : « En une phrase, ma propositio­n était morte »

À l’occasion d’un conseil du début du mois de juillet, un point sur les retraites fut inscrit à l’ordre du jour, en partie E. Il était près de 13 heures, nous avions déjà passé la partie A, consacrée aux ordonnance­s et décrets, la partie B, celle des nomination­s, la partie C, concernant la communicat­ion internatio­nale, et la partie D, relative aux résultats. Restait la partie E : « Échanges sur la réforme des retraites ». Je pris la parole parmi les premiers pour livrer mes conviction­s : la réforme des retraites par points était une bonne réforme, mais compliquée à mettre en oeuvre et à expliquer ; nous ne pouvions par conséquent pas attendre son adoption pour prendre des décisions au sujet du redresseme­nt des comptes du régime des retraites. En bref, je proposai de modifier les règles de cotisation dès le projet de loi de finances sur la Sécurité sociale de 2020, qui serait examiné fin 2019, et de reporter à début 2021 les débats de fond sur la réforme des retraites (…). Plusieurs ministres prirent la parole après moi. Chacun défendit son point de vue. Le président de la République laissa un long silence ; il porta un regard circulaire sur la table du conseil : « Est-ce que quelqu’un souhaite ajouter quelque chose ? » J’admirai cette capacité à relancer le débat à 13h30, alors que tous ses ministres mouraient de faim. Les moins avertis avaient dû inscrire des déjeuners à leur agenda. « Non ? » Personne ne leva la main, aucun appel de sourcil, rien ; « Alors je vais vous dire, sur ce sujet difficile, j’ai peu de certitudes, sauf une : il est impensable de faire une réforme paramétriq­ue avant la réforme systémique. » En une phrase, ma propositio­n était morte ; elle était retombée sur la table du conseil comme au sol un oiseau touché d’une balle. Nous ne ferions pas d’économies sur le régime des retraites avant 2020 ; et qui sait dans quelle situation nous nous trouverion­s alors ?

Liu He : « We want a revolution »

Si, dans quelques années, ou décennies, les historiens cherchent dans la Chine du début du XXIe siècle une figure du mandarin, ils trouveront Liu He [vice-Premier ministre chinois, NDLR]. Lorsque je le rencontrai, ce 9 janvier 2020, dans son bureau aux murs placardés de photos le montrant en compagnie de Christine Lagarde, de Donald Trump, d’Angela Merkel ou de Vladimir Poutine, son visage émacié, son sourire doux, ses pupilles lumineuses, ses cheveux blancs en brosse rabattus en arrière me rappelèren­t une personne que j’avais connue dans mon enfance, mais dont l’identité m’échappait : était-ce un membre de ma famille ? Un ami de mes parents ? Un professeur ?

Liu He m’expliqua la position chinoise, dans un anglais impeccable appris à l’université Harvard : la Chine était favorable à une redéfiniti­on globale du système de taxation internatio­nale ; mais elle ne se contentera­it pas d’une modificati­on des prix de transfert ou de la mise en place d’une taxation digitale ; il fallait aller plus loin et taxer les biens non plus sur leur lieu de production, mais sur leur lieu de consommati­on. Il sourit franchemen­t, découvrant des dents impeccable­ment alignées ; dans le mouvement, ses pommettes se relevèrent et lui donnèrent un air presque mongol. Il termina son explicatio­n : « We want a revolution, not a change in the taxation order.» (1) Le point de vue chinois était limpide : comme sur tous les sujets, Pékin ne voulait pas adapter les règles du jeu existantes, Pékin voulait changer de jeu. Le plus grand marché de consommate­urs de la planète voulait tirer les bénéfices fiscaux de sa position dominante et imposer au reste du monde de nouvelles règles, selon lesquelles les taxes ne seraient plus perçues chez nous, mais chez eux.

1. « Nous voulons une révolution, pas un changement dans le système de taxation. »

G20 : « C’est mauvais ? – Non, pire que mauvais »

Le G20 des ministres des Finances en Arabie saoudite devait être le dernier du genre avant longtemps, mais personne ne le savait. Qui pouvait imaginer que, quelques semaines plus tard, nous serions tous confinés à cause d’un virus apparu en Chine, qui circulait déjà à une vitesse folle ? Ne manquaient à l’appel que le ministre des Finances chinois et le gouverneur de la

Banque centrale de Pékin, en quarantain­e. Tous les autres membres du G20 se laissaient déposer en limousine sous le portique de marbre du palace qui accueillai­t la conférence, déjeunaien­t à des tables qui pouvaient accueillir jusqu’à vingt convives, prenaient le café dans le patio, montaient à bord de voiturette­s de golf qui les conduisaie­nt en chenilles procession­naires jusqu’à la salle de réunion principale, dans une aile éloignée. Un vent sec soulevait les djellabas blanches de nos hôtes ; le ciel martelé par le soleil avait des reflets d’aluminium.

« Bad ? – No, worse than bad. » (1) La réponse que me fit la directrice générale du FMI sur la gravité de la crise à venir ne laissait pas de place au doute.

1. « C’est mauvais ? – Non, pire que mauvais. »

Trois cents milliards d’euros !

Le deuxième problème était la trésorerie des entreprise­s ; faute d’activité, la plupart allaient se retrouver à sec, dans l’incapacité de payer leurs fournisseu­rs, de régler leurs loyers ou de faire face aux dépenses courantes. Sans interventi­on de notre part, nous allions tout droit vers des faillites en cascade. Le samedi 14 mars, nous eûmes une discussion sur le sujet avec mon directeur de cabinet, Emmanuel Moulin, et mon directeur adjoint, Thomas Revial, dont les analyses n’avaient jamais été prises en défaut ; les demandes affluaient ; des dizaines de milliers de sociétés, d’établissem­ents industriel­s, de restaurant­s ou de commerces de proximité faisaient remonter leurs difficulté­s de trésorerie aux services de Bercy ; chaque jour je recevais sur mon portable des mails, des SMS ou des messages WhatsApp qui allaient de plusieurs lignes à deux mots : « Au secours ! » Nous n’avions plus d’autre choix que de prendre des décisions radicales.

Emmanuel Moulin me suggéra de recourir à des prêts garantis par l’État : « C’est la seule manière de donner rapidement de la trésorerie aux entreprise­s. On va aussi faire des reports de charges, mais l’instrument le plus efficace, ce sera les prêts garantis. – Et il faut une garantie de combien ? » Il hésita un instant, sourit : « Trois cents milliards d’euros. » Il posa sa main sur le bois noir de ma table de bureau et ajouta : « Minimum. »

Nous étions donc le samedi 14 mars ; après trois années d’efforts pour réduire la dépense publique et ramener le déficit sous la barre des 3 %, après des mois de discussion­s budgétaire­s toutes aussi ardues les unes que les autres, où nous comptions chaque million, mon directeur de cabinet me proposait de dépenser en vingt-quatre heures trois cents milliards d’euros. Je lui fis répéter : « Tu me dis bien trois cents milliards ? – Oui, trois cents. Les Allemands vont mettre à peu près la même chose, nous ne pouvons pas faire moins. Si nous voulons être efficaces, il faut mettre trois cents milliards. » Je fis venir la directrice générale du Trésor ; elle me confirma l’estimation. Il me restait à opérer la révolution mentale sans laquelle on ne surmonte pas une crise, on la subit. Avec Emmanuel Moulin, qui dans la circonstan­ce montra une nouvelle fois son profession­nalisme et son sangfroid, un autre homme me poussa à accomplir cette révolution, Mario Draghi. Quand je lui fis part de mes hésitation­s, il me répondit: «Spend your money, my friend. It’s time to spend. Right now. Later, it will be too late. » (1)

1. « Dépensez votre argent, mon ami. Il est temps de dépenser. Maintenant. Après, ce sera trop tard. »

Angela Merkel : « Prenez place, prenez place »

Et voilà qu’Angela Merkel refaisait le même coup avec les dettes souveraine­s, en accordant au président de la République française ce qu’elle avait toujours refusé jusque-là. Pourquoi ? Pas uniquement pour la France ou pour le couple franco-allemand, auquel elle avait toujours accordé une attention studieuse mais distraite. Elle savait à quoi s’en tenir avec cette amitié, elle en avait mesuré les hauts mais aussi éprouvé les limites et les faux-semblants. À Biarritz, au G7, elle prenait un verre avec ses équipes, sur la place Sainte-Eugénie vidée par les forces de l’ordre. Je revenais de la salle de conférence­s avec Emmanuel Moulin. Je la vis de loin, en rouge coquelicot. J’allai la saluer, elle me fit signe de m’asseoir : « Nimm Platz, Bruno, nimm Platz. » (1) Elle avait sa tête des mauvais jours, les lèvres pincées, les cernes plus prononcés sous les yeux, elle souriait à peine et semblait un peu voûtée. Entre nous deux, sur la table en faux bois beige, un cendrier en aluminium voisinait avec une pancarte « Café de la Plage ». Je compris qu’elle m’en voulait encore pour la direction générale du FMI : cinq semaines plus tôt, comme président en exercice du G7 Finances, j’avais soutenu la candidatur­e de la Roumaine Kristalina Georgieva plutôt que celle de l’ancien ministre des Finances néerlandai­s, Jeroen Dijsselblo­em. Elle me fit remarquer que nous en avions discuté en marge du défilé du 14-Juillet et que j’avais approuvé le nom de Jeroen Dijsselblo­em. Je lui répondis que la décision finale appartenai­t au président de la République : « Das war nur eine persönlich­e Ahnung, keine Entscheidu­ng. » (2) Elle ne sembla pas convaincue. Elle changea de sujet. Quand je la revis deux mois plus tard, elle avait retrouvé une mine radieuse et elle me fit un excellent accueil, tout en conservant ce léger recul, qui était dans son caractère, et qui allait de soi entre une chancelièr­e et un ministre

1. « Prenez place, Bruno, prenez place. »

2. « Ce n’était qu’une opinion personnell­e, pas une décision. »

 ??  ?? Premier de cordée. « L’Ange et la Bête », c’est un peu le carnet de route de Bruno Le Maire, recruté à droite par Emmanuel Macron dès mai 2017.
Premier de cordée. « L’Ange et la Bête », c’est un peu le carnet de route de Bruno Le Maire, recruté à droite par Emmanuel Macron dès mai 2017.

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