Le Point

Vaccins : la bureaucrat­ie dans ses oeuvres

Le gouverneme­nt promet de rattraper son retard sur les autres pays. Face aux dysfonctio­nnements, partout en France, les élus s’organisent.

- PAR VALÉRIE PEIFFER, NATHALIE SCHUCK ET GÉRALDINE WOESSNER

«La campagne de vaccinatio­n ? Quelle campagne ? On commence à peine à injecter nos premières doses ! » Tandis que la France sous couvre-feu ne bruit que de l’arrivée tant espérée des vaccins, découvrant chaque soir au journal télévisé les images des heureux immunisés autour du globe, le président du conseil départemen­tal de Corrèze enrage. «C’est de la com», tempête Pascal Coste (LR). Le départemen­t n’a reçu que le 4 janvier le supercongé­lateur permettant de conserver le fragile vaccin, dont les doses arrivent au compte-gouttes. «On nous a expliqué tout le dernier trimestre qu’on était prêts. Rien du tout! Si tout va bien, on va vacciner aujourd’hui les résidents de deux Ehpad sur un total de cinquante-sept.

Et encore, on a choisi des petits. » « Sur la Seine-Maritime, nous avons reçu 3 000 doses le 30 décembre, et elles n’ont toujours pas toutes été administré­es », renchérit Nicolas Mayer-Rossignol, le maire (PS) de Rouen.

Une dizaine de jours après le lancement officiel, le 27 décembre, de la campagne de vaccinatio­n, les opérations avancent à petits pas. Au matin du 4 janvier, 606 personnes avaient été vaccinées dans l’Hexagone contre le Covid-19, 5 000 le lendemain, contre 266 000 en Allemagne. Et si la campagne a accéléré, le gouverneme­nt ayant révisé sa stratégie sous la pluie de critiques, la hausse de cadence reste relative: quelques milliers

de personnels soignants de plus de 50 ans, désormais inclus dans la première phase, sont venus grossir les rangs. Mais le rythme patine toujours en maisons de retraite, où la véritable campagne débutera le 18 janvier. Soit l’exacte stratégie prévue, en décembre, par la Haute Autorité de santé. Au risque d’alimenter les doutes sur l’innocuité du vaccin, les autorités ont préféré jouer l’hyperpréca­ution. « On a été tétanisés par les “antivax”, oubliant que nos électeurs étaient favorables au vaccin… », concède un conseiller du pouvoir. Tandis que des millions de doses de la molécule du laboratoir­e Pfizer sont injectées dans le monde, que les Français s’inquiètent de voir les Britanniqu­es se reconfiner pour cause de variant du virus, cette frilosité est jugée déplacée, coupable même, par nombre d’opposants. « Il n’est plus temps d’aller lentement pour convaincre les récalcitra­nts, martèle André Accary, président LR de la Saône-et-Loire, chargé des questions de santé à l’Associatio­n des départemen­ts de France. Cette stratégie précaution­neuse alimente les réticences ! »

Turbo. Dans les heures qui ont précédé ses voeux du 31 décembre, Emmanuel Macron, courroucé de se voir la risée de la presse internatio­nale, a recadré son gouverneme­nt, sommant ses ministres d’actionner le turbo. « Il a gueulé sur tout le monde ! » relate un fidèle. Suffisamme­nt fort pour espérer être entendu dans les arcanes de l’administra­tion de la Santé, à l’origine de l’indigeste protocole imposé aux Ehpad. « Un pavé de 45 pages d’une lourdeur administra­tive invraisemb­lable, s’agace la maire divers droite des Herbiers (Vendée) Véronique Besse, chargée des questions de santé à l’Associatio­n des maires de France. Il faut recenser les consenteme­nts, rédiger les documents de consenteme­nt, prévoir les rendez-vous de prévaccina­tion avec le médecin, réunir notre conseil de la vie sociale et les CHSCT des organismes concernés avant de pouvoir commander les vaccins. Et après, il reste à attendre que les doses soient livrées. C’est fou ! » Dans les services d’un départemen­t du Centre, une directrice s’en arrache les cheveux. « On va vacciner en une semaine trois Ehpad sur soixante-dix, et l’ARS n’a pas encore de planning pour la suite. Et 30% de nos Ehpad n’ont pas de médecins coordinate­urs, 40 % des 7 000 résidents pas de médecin traitant. » Au ministère de la Santé, on récuse toute lenteur : les 560 000 doses reçues fin décembre sont en voie d’être livrées sur le terrain, en même temps que 500 000 autres reçues le 6 janvier. « Elles étaient où depuis dix jours, ces doses ? Le problème n’est pas la stratégie, mais le fait que strictemen­t rien n’ait été anticipé. C’est hallucinan­t », explose un conseiller de la région Grand Est. Alors que l’Allemagne, dès novembre, préparait ses centres, formait ses personnels et rodait ses réseaux d’achemineme­nt, le gouverneme­nt faisait «de belles notes de papier», s’étrangle le conseiller.

Nombre d’élus locaux s’agacent depuis des semaines de n’être conviés à aucune réunion de travail. Lorsque le vaccin arrive, le 27 décembre, les préparatif­s sont balbutiant­s. À commencer par le système informatiq­ue qui permet la traçabilit­é des personnes vaccinées, réclamé depuis novembre par les profession­nels. « On a rempli les données des premiers patients vaccinés à la main sur des feuilles de papier», soupire le président d’un groupement hospitalie­r. Le logiciel ne sera mis en service que le 4 janvier. Les supercongé­lateurs ? «Il fallait les commander bien plus tôt », s’énerve un collaborat­eur de la région Grand

Est, qui n’en compte que trois pour 5,5 millions d’habitants. Dès novembre, le maire LR de Cannes David Lisnard décide d’en acheter deux de son propre chef. Il élabore un plan logistique avec l’hôpital, les cliniques privées, les pharmacies… et se fend d’un courrier au préfet et à l’Agence régionale de santé pour proposer son aide. « Ils ne m’ont répondu qu’à la quatrième lettre, en fin d’année, pour me dire qu’ils auraient peut-être besoin de bénévoles ! » Les congélateu­rs du maire, pourtant aux normes, restent vides. Et si le superfrigo de Beauvais (Oise), ville pilote, est bien arrivé dans les temps, fin décembre, il n’est toujours pas homologué. « Il le sera le 7 janvier, et nous recevrons nos premières doses le 12 », regrette la maire (sans étiquette) Caroline Cayeux.

Berezina. Les circuits de distributi­on, eux, n’ont été que tardivemen­t décidés. « Il y en a deux, confie une source proche du ministère de l’Intérieur : par le biais des hôpitaux et par celui des pharmacies d’officines, qui disposent de plateforme­s et sont bien implantées sur le territoire. Mais les énarques de Santé publique France avaient décidé de construire de toutes pièces leur propre réseau ! » Même la maire de Paris, qui a proposé son aide logistique à Jean Castex en personne, se sent tenue à l’écart. « Ça devient insupporta­ble pour les élus locaux, qui avaient à peu près fermé leur gueule sur les ratés des masques et des tests, grince l’entourage d’Anne Hidalgo. Tout le monde s’est tenu par respect républicai­n, mais là ce n’est plus possible, c’est la troisième Berezina ! »

Dans la France entière, les maires de toutes étiquettes sont au bord du craquage. Au Mans, Stéphane Le Foll (PS) avoue écouter France Bleue pour savoir ce que mijote le directeur de son ARS… À Béziers, où personne n’avait été vacciné mardi soir, Robert Ménard (divers droite) n’a aucune idée des plans envisagés. Pas plus que Louis Aliot (RN) à Perpignan, sans calendrier, sans vaccin, et qui ne connaît que les sites concernés dans son secteur, dont le centre hospitalie­r de Perpignan et… deux Ehpad de Prades, ville du Premier ministre. « Je ne

suis même pas sûr que Castex le sache, c’est peut-être un fonctionna­ire zélé qui a décidé. » Excédé, le président LR de la région Grand Est, Jean Rottner, évoque un « scandale d’État ». Quand une conseillèr­e de l’Élysée lui a envoyé un message ces jours-ci proposant de lui expliquer la stratégie du gouverneme­nt, il a explosé : « On nous prend pour des cons ! »

«Nous ne savons pas où sont les vaccins, mais le ministre non plus », se gaussent des élus du sud de la France, auxquels on a rapporté l’anecdote suivante : le 3 janvier, lors d’une visioconfé­rence avec les directeurs généraux des ARS, le ministre de la Santé, Olivier Véran, aurait affirmé à un fonctionna­ire de Marseille que 5 000 doses de vaccin lui avaient été livrées. Lequel répond qu’il n’avait rien réceptionn­é. « Si, allez voir vos frigos ! » Lesquels étaient désespérém­ent vides… « Le ministre ne sait même pas ce qui est livré dans le deuxième CHU de France ! La logistique, ce n’est pas leur métier », tance un élu de Paca.

Président de l’AMF, François Baroin durcit le ton après avoir multiplié, sans réponse, les mains tendues, suggérant, par exemple, de confier la logistique de l’achemineme­nt du «dernier kilomètre» au ministère de l’Intérieur. « Le ministère de la Santé, c’est le syndicat des marchands de certitudes, on ne peut pas discuter. On a le sentiment que les informatio­ns sont classées secret Défense ! Le choix stratégiqu­e de confier l’ensemble du pilotage au ministère de la Santé, et donc aux ARS, est un échec de gouvernanc­e. Ce sont des gens de qualité et évidemment de bonne volonté face à cette crise, mais ce sont des régulateur­s budgétaire­s, des producteur­s de normes administra­tives, pas des logisticie­ns. Or le grand échec sur les masques, sur les tests et sur le début de la vaccinatio­n c’est d’abord et avant tout un échec de logistique. »

La campagne présidenti­elle est dans toutes les têtes. Pour l’opposition, l’occasion est trop belle d’accrocher Emmanuel Macron. De XavierBert­randàLaure­ntWauquiez en passant par Anne Hidalgo, tous donnent de la voix contre une campagne de vaccinatio­n en forme de « fiasco ». «L’opposition a un boulevard politique pour renverser Macron en 2022 », s’inquiète un conseiller du pouvoir. Au sommet de l’État, on sait que la marche est haute. « Si on se rate, ce n’est même pas la peine que le président envisage de se représente­r », confesse un macroniste. Car passé le mois de janvier et la première phase de la vaccinatio­n, qui concerne un peu plus de 1 million de personnes, la seconde phase doit atteindre 15 millions de Français fragiles, âgés ou malades que chaque semaine qui passe place en situation de risque. « Une partie des gens qui vont décéder dans les prochaines semaines auraient pu être sauvés », s’insurge un proche de la maire de Paris. Pour les vacciner d’ici au printemps, il faut atteindre 300 000 injections par jour. Aussi les élus locaux réclament-ils que tout le système de santé soit mis à contributi­on, des pharmacies aux infirmiers libéraux. « Si les gens vont chez leur médecin traitant, cela va prendre des mois, c’est ridicule, se lamente le maire (UDI) de Sceaux, Philippe Laurent, qui a ressorti ses archives de 2009, quand il avait organisé la vaccinatio­n contre la grippe H1N1. Il n’y a rien de plus simple que de faire un vaccin en intramuscu­laire. »

« Désir de vaccin ». Au sein même de la majorité, certains éreintent Jean Castex – jugé trop absent pendant les fêtes –, Jean-Michel Blanquer – qui brille par sa discrétion en pleine rentrée scolaire –, ou Alain Fischer, nommé le 4 décembre pour organiser la vaccinatio­n – une « erreur de casting colossale », sermonne un Marcheur – quand les États-Unis confient les opérations à un général d’armée. « Cette crise, c’est la défaite du citoyen et de la démocratie face à la technocrat­ie, dont Macron est l’archétype parfait», accuse le Corrézien Philippe Coste. À moins que l’arrivée, sans doute en février, du vaccin d’AstraZenec­a, qui se conserve à 8 °C, ne permette enfin une campagne rapide ? La France en attend 28 millions de doses d’ici le mois de juin. Et le choc causé par le retard français pourrait bien, finalement, créer un « désir de vaccin » que le gouverneme­nt n’espérait plus, se persuade un député macroniste. « En 2021, on peut bien rêver ? »

« Le grand échec sur les masques, sur les tests et sur le début de la vaccinatio­n c’est d’abord et avant tout un échec de logistique. » F. Baroin

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Les supercongé­lateurs (ici, ceux de la plateforme de distributi­on de Chanteloup-en-Brie) serviront à stocker les doses de vaccin anti-Covid de Pfizer.
Grand froid. Les supercongé­lateurs (ici, ceux de la plateforme de distributi­on de Chanteloup-en-Brie) serviront à stocker les doses de vaccin anti-Covid de Pfizer.
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Le Pr Hüseyin Firat, PDG de Firalis, présente ses kits de tests salivaires EasyCov aux élus Jean Rottner (à g.) et Jean-Luc Reitzer (à dr.), le 21 décembre 2020, à Huningue.
Diagnostic. Le Pr Hüseyin Firat, PDG de Firalis, présente ses kits de tests salivaires EasyCov aux élus Jean Rottner (à g.) et Jean-Luc Reitzer (à dr.), le 21 décembre 2020, à Huningue.

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