Comment Erdogan sacrifie les Ouïgours
Yusufujrang Aimaitijiang était descendu à l’épicerie chercher des cigarettes. Il n’est pas remonté chez lui. Cette soirée-là, le 2 novembre 2020, un tueur l’attendait, au coin de la rue du Clair-deLune, à Avcilar, un district populaire d’Istanbul. Ce citoyen chinois, membre de la minorité turcophone ouïgoure, réfugié en Turquie depuis plusieurs années, a reçu deux balles dans le bras, tirées à bout portant. Intimidation ou tentative d’assassinat ? Celui qui se faisait aussi connaître sous le nom de Yusuf Amat avait été interviewé en 2019 par la
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chaîne de télévision qatarie ■
Al-Jazira, et il avait affirmé avoir été forcé d’espionner ses compatriotes par les autorités chinoises. « Mon rôle était d’apporter des informations aux officiels. Je faisais des rapports sur ce que les gens mangeaient, buvaient, ce qu’ils faisaient en privé dans leur intimité, à leurs domiciles, leurs relations familiales et amicales. J’ai tout rapporté », expliquait-il dans cette interview.
Activités d’espionnage, menaces de violences et pressions psychologiques se sont multipliées ces derniers mois contre les membres de la communauté ouïgoure à Istanbul, l’une des plus importantes hors de Chine, avec plus de 50000 personnes. À tel point que la mégapole turque, qui fut longtemps le refuge naturel de ceux qui fuyaient les persécutions au « Turkestan oriental », la région autonome chinoise du Xinjiang, est devenue de moins en moins sûre pour les Ouïgours pourchassés par le régime chinois.
Sur l’affiche qu’il déroule avec précaution, le portrait souriant de sa mère, Suriye Tursun, et ce message : « Chine, libère ma mère ! »
Menaces de mort. Gülbahar Jelilova, une femme de 56 ans rescapée des camps « de rééducation » chinois, ne se sentait plus en sécurité à Istanbul. Elle y avait débarqué en 2018 après plus d’un an de détention et de sévices. « Ils [les autorités chinoises] m’ont interdit de parler de ce que j’avais vu et vécu », dit-elle. Depuis son refuge turc, elle n’a pourtant pas hésité à témoigner de son calvaire et de celui des femmes qu’elle a côtoyées dans les cachots. Mais, là encore, elle a été menacée de mort. Gülbahar a quitté précipitamment la Turquie, début octobre. Elle a demandé l’asile en France avec son plus jeune fils.
Dans le quartier de Zeytinburnu, où vivent une bonne partie des Ouïgours d’Istanbul, quelques jeunes se sont réunis dans un restaurant tenu par un émigré d’Urumqi, la capitale de la province autonome du Xinjiang, avant d’aller manifester. Trois fois par semaine, en fin d’après-midi, ils vont se poster au bord d’une route fréquentée. « Chaque semaine, nous nous mettons à un endroit passant, avec beaucoup d’embouteillages. Nous brandissons nos affiches avec les portraits de nos proches disparus », explique Jevlan Shirmehmet, un jeune homme de 29 ans en jeans et tee-shirt. Sur l’affiche qu’il déroule avec précaution, le portrait souriant de sa mère, Suriye Tursun, et ce message : « Chine, libère ma mère ! » Les dernières nouvelles qu’il a d’elle remontent à janvier 2018. « En décembre 2019, j’ai appris que mon frère et mes parents avaient séjourné dans un camp. Ma mère est toujours détenue, elle a été condamnée à cinq ans pour être venue me voir à Istanbul. Le consulat chinois en Turquie m’a appelé pour me dire que ma famille ne voulait plus avoir de contacts avec moi parce que j’avais soi-disant contacté des organisations antichinoises. Mais je n’ai jamais fait de politique en Turquie, j’ai fait des études pour gagner ma vie », raconte ce diplômé d’une université de commerce. Ces actions
spontanées lui permettent de tenir le coup. « On reste comme ça, immobiles. Beaucoup de gens nous soutiennent, applaudissent ou klaxonnent. » Devant le consulat chinois d’Istanbul, la police turque les a refoulés.
Tous ont des proches qui ont disparu dans l’enfer des camps chinois, mais peu osent en parler par peur des représailles contre les familles. Medine Nazmi a choisi de briser le silence. « Ma soeur Mevlüde Hilal a voulu rentrer pour voir notre mère, malade, mais elle a été arrêtée, libérée, puis de nouveau arrêtée en juin 2019, accusée d’être séparatiste. Depuis lors, je n’ai plus de nouvelles. Je ne sais pas si elle est morte ou vivante », souffle cette femme qui porte un voile pourpre sur un chemisier blanc. Ce qui accroît sa colère, c’est que, comme elle, sa jeune soeur possède la nationalité turque. « Elle l’a obtenue en 2012 après son diplôme à l’université. J’ai écrit à tous les ministres, et même au président de la République. Je n’ai jamais eu de réponse. J’espère que la Turquie s’occupe de ses citoyens, mais j’en doute sincèrement », lâchet-elle, en essuyant une larme derrière ses lunettes. Selon les associations proches de la communauté, il y aurait plusieurs dizaines de ressortissants étrangers enfermés dans les prisons chinoises, dont environ 60 de nationalité turque. Mais, à Ankara, les autorités font profil bas sur ces cas embarrassants.
Le 8 septembre, les familles des disparus ont tenté d’organiser une marche vers Ankara pour médiatiser leur cause. Elle a tourné court. « Nous étions une douzaine dans trois voitures, et nous avions prévenu la préfecture d’Ankara la semaine précédente », souligne Medine Nazmi. Pas de quoi troubler l’ordre public. « Nous devions faire une conférence de presse, mais, avant d’entrer dans la ville, nous avons été arrêtés et forcés de rebrousser chemin. Je suis triste de constater que mon pays, la Turquie, ne défend pas mes droits », poursuit-elle. Le lendemain, certains journaux turcs sont allés jusqu’à prendre pour cible « les séparatistes ouïgours » qui ont « tenté d’entrer dans Ankara ». Car si une grande majorité de la population turque se montre naturellement solidaire des Chinois ouïgours, turcophones et musulmans, le régime de Pékin a aussi ses zélateurs. Dogu Perinçek, ex-militant maoïste, en est le meilleur exemple. Ce vétéran de la politique turque est à la tête d’un courant nationaliste kémaliste très influent, désormais allié au président Erdogan. Chef du courant eurasiste, il prône le rapprochement de la Turquie avec la Russie et la Chine, plutôt qu’avec l’Union européenne et l’Otan. Le leader turc lui-même a largement tempéré ses propos vis-à-vis de l’empire du Milieu.
Pacte. En 2009, au moment des émeutes interethniques d’Urumqi, au Xinjiang, Recep Tayyip Erdogan dénonçait « un génocide pur et simple » en cours contre les Ouïgours. Dix ans plus tard, le ton est nettement plus policé. Turquie et Chine se sont rapprochées. En 2017, Ankara et Pékin ont même signé un accord permettant l’expulsion de Turquie (vers des pays tiers) de militants réclamés par la justice chinoise. Jusqu’au sein du parti au pouvoir, l’AKP, ce pacte a fait grincer des dents. « Nous avons avec la Turquie des liens linguistiques, culturels et religieux. J’espère que ce sera plus fort que les relations commerciales turco-chinoises », veut croire Jevlan Shirmehmet.
« La solidarité turque ? Je me marre ! » Les pressions ont aussi eu raison de la ténacité d’Abdurrahman Ozturk, journaliste et documentariste d’origine ouïgoure. « Les yeux, les oreilles et la bouche d’Erdogan sont fermés aux problèmes des Ouïgours. J’ai voulu protester, mais la police turque m’a arrêté. Ma vie est en suspens », soupire-t-il. Installé à Istanbul depuis 2010 après quelques années
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Si une grande majorité de la population turque est solidaire des Chinois ouïgours, turcophones et musulmans, le régime de Pékin a ses zélateurs.
d’études aux Pays-Bas, ce militant ■ des droits de l’homme de 39 ans aux cheveux peroxydés est le fondateur d’une télé en ligne indépendante, Erk TV (« liberté »). Il réalise des documentaires sur son pays, le Turkestan oriental, « sur ses traditions et son histoire, en donnant la parole à tous », précise-t-il, en se roulant une cigarette sur la terrasse de son studio avec vue sur les eaux du détroit du Bosphore. En 2013, il tourne en Asie centrale un fil pour la TRT, la télévision d’État turque, qui lui a passé commande d’un long format. À son retour, il est convoqué au siège, à Ankara. « Un attaché de l’ambassade de Chine était venu pour leur dire que j’étais un propagandiste antichinois et un dangereux activiste, raconte-t-il. J’ai protesté, mais il s’était aussi plaint auprès du ministère des Affaires étrangères. La chaîne m’a répondu : “Tu as été payé pour ce travail, ne viens pas nous ennuyer et ne nous parle plus des Ouïgours” », poursuit-il. Son documentaire n’a jamais été diffusé.
Argent frais. Face aux enjeux économiques, le sort des Ouïgours ne fait pas le poids. Une dizaine d’accords bilatéraux ont été signés depuis 2016, et Pékin a investi plus de cinq milliards de dollars en Turquie. En 2021, 6 milliards de dollars supplémentaires sont espérés. Les échanges commerciaux – 21 milliards d’euros en 2019 – sont à 90% des exportations chinoises. Le régime de Pékin profite de la fragilité de l’économie turque, délaissée par les pays occidentaux, pour poser sa patte. Lorsque la livre turque perdait 40%, en 2018, la Banque industrielle et commerciale de Chine allouait à la Turquie 3,6 milliards de dollars de prêts pour des projets d’infrastructures, dont une centrale thermique près de la ville d’Adana (Sud). La Banque centrale de Chine est venue au secours de son homologue turque en pleine crise de liquidités, fin 2019, pour renflouer ses caisses. Les investissements immobiliers vont doubler d’ici à 2021, ce qui fera rentrer de l’argent frais. Et le yuan peut désormais être utilisé par les entreprises turques qui exportent. La présence des compagnies chinoises se renforce rapidement. Un millier d’entre elles se sont installées dans le pays, multipliant les investissements dans le secteur des infrastructures et de l’énergie, dans l’électronique, la logistique et la finance. Alibaba, le géant chinois du commerce en ligne, a acheté son équivalent turc, Trendyol, pour 750 millions de dollars. Le mastodonte de la téléphonie Huawei est le numéro un du secteur et va installer la 5G sur tout le territoire en 2021. La Turquie s’est montrée très intéressée par le modèle chinois de surveillance électronique pour bâtir des « villes intelligentes et sûres ». Grâce à la chute de la livre turque et au coût de la main-d’oeuvre plus attractif, la Chine envisage de délocaliser certaines industries. Avant la pandémie, les touristes chinois étaient également de plus en plus nombreux. La Turquie a été décrétée destination touristique de l’année 2018 en Chine, attirant ainsi près d’un demi-million de visiteurs. Et l’aéroport d’Istanbul vient de lancer un projet d’« aéroport convivial destiné aux Chinois ».
Mais c’est surtout le chantier des nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative) qui fait de la Turquie un carrefour stratégique pour les ambitions chinoises. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a réaffirmé son intérêt pour le projet en juillet 2019, au cours d’une visite en Chine. L’armateur Cosco Holdings a racheté 65 % du terminal portuaire de Kumport, à l’ouest d’Istanbul, pour près de 1 milliard de dollars, et s’intéresse à trois autres ports turcs, dont celui de Mersin. Une ligne de fret ferroviaire relie désormais la Chine à l’Europe, via le tunnel sous le Bosphore « made in China », et une ligne Edirne-Kars, traversant l’Anatolie d’est en ouest, est en projet. Pékin lorgne aussi sur la vaste zone autour de l’aéroport géant d’Istanbul, inauguré en 2019, et sur le projet de canal maritime qui doit y déboucher. Le pont géant construit au débouché du Bosphore a déjà été racheté.
Le régime chinois pourrait être tenté de faire de cet espace une plaque tournante aux portes de l’Europe. Pour l’activiste Nury Turkel, président de l’association américaine des Ouïgours, « la Turquie, considérée autrefois comme un refuge sûr pour les Ouïgours, a cédé aux pressions de la République populaire de Chine ». Ledéputédupartiprokurde HDP (Parti démocratique des peuples) Faruk Gergerlioglu, membre de la commission d’enquête parlementaire sur les droits de l’homme à l’Assemblée nationale turque, est l’un des rares à prendre position en faveur de cette minorité persécutée. À la tribune de l’hémicycle, il a accusé l’AKP et le MHP (son allié ultranationaliste au sein de la coalition au pouvoir) d’avoir « vendu les Ouïgours pour 50 milliards de dollars » ■
Pékin profite de la fragilité de l’économie turque, délaissée par les pays occidentaux, pour poser sa patte.