Le Point

NextEra, le géant vert américain

Le plus gros producteur d’énergies renouvelab­les au États-Unis rêve de tailler des croupières aux compagnies pétrolière­s.

- PAR HÉLÈNE ISSIÈRE

Début octobre 2020 s’est produit un événement qui a fait les gros titres de la presse mé ricaine. On a parl d’un changement d’époque, d’un virage sans précédent, ’un symbole de l’avènement du monde d’après… cause, le fait qu’à Wall Street la société NextEra Energy, championne de l’éolien et du solaire aux États-Unis, a dépassé temporaire­ment la capitalisa­tion boursière de la mythique « major » du pétrole ExxonMobil. Vous n’avez jamais entendu parler de NextEra ? Rassurez-vous, la majorité des Américains non plus. Et pourtant, en vingt ans, ce groupe floridien est devenu le plus gros roducteur d’énergies renouvelab­les aux États-Unis etl’un des leaders mondiaux –, avec assez de gigawatts pour fournir en électricit­é la Grèce tout entière. Et cela, sans fanfare. James Robo, son PDG, n’accorde jamais d’interview ne tweete pas et l’on ne sait à peu près rien de lui, sauf qu’il est diplômé de Harvard, a longtemps travaillé chez General Electric et a empoché un rémunérat on 21 millions de dollars en 2019.

Faire profil bas est délibéré. « C’est une histoire e marketing… et ous l’entretenon­s de manière intentionn­elle », déclarait l’un des cadres devant des étudiants en 2015 Il st assez inhabituel qu’une entreprise vite antlesmédi­as et soit si hésitante à faire la promotion de ses activités, observe Andrew Hoffman, professeur à l’université du Michigan et ex-membre d’un comité consultati­f de NextEra. Mais le developpem­ent durable est devenu un ujet très politisé et dès qu’un groupe annonce une initiative, il devient une cible potentiel le. On l’ attaque pour son ypocrisie ou pour ses éventuels faux pas. Certains préfèrent donc se taire et rester dans l’ombre. »

D’autant que NextEra n’est pas tout à fait l’entreprise verte modèle déterminée à tout prix à décarbonis­er la planète. Créée en 1925, sous le nom de Florida Power & Light (FPL), c’est au départ une compagnie ■

d’électricit­é traditionn­elle.

Dans les années 1990, FPL profite de la déréglemen­tation dans le secteur de l’énergie et se met à acheter et à développer des centrales électrique­s et nucléaires dans tout le pays. Elle se retrouve dans l’industrie du vent un peu par accident : elle prête des capitaux à des constructe­urs de parcs éoliens. Lorsque ceux-ci peinent à rembourser leurs dettes, FPL, rebaptisée en 2009 NextEra, prend une participat­ion majoritair­e dans leurs projets. Dans la foulée, le groupe développe plusieurs fermes éoliennes et, en 2001, à une époque où le charbon reste roi, il en possède déjà quatorze. Pas assez rentables à en croire une vidéo interne, puisqu’il prend même la décision de se retirer du secteur. Mais il n’en aura pas le temps, car tout change avec l’arrivée d’un nouveau patron, Lewis Hay. Il recrute James Robo et met le paquet sur les énergies propres. « Ils ont été des pionniers à une époque où le solaire comme le vent coûtaient encore très cher à produire », résume Andrew Bischof, analyste chez Morningsta­r. La stratégie, d’après la formule favorite du management, est celle de « l’orteil dans l’eau », en d’autres termes, il s’agit de tester la températur­e en investissa­nt dans différente­s technologi­es.

Au début des années 2000, NextEra commande à General Electric (GE) des turbines à gaz. Or le marché des centrales thermiques se porte mal. James Robo, ou plutôt Jim comme il se fait appeler, renégocie le contrat et convainc GE de lui vendre, à la place, des éoliennes. « On s’est libérés d’une très grosse obligation. Et on a obtenu un fabuleux contrat sur les éoliennes. Cela nous a vraiment aidés à nous lancer dans le secteur du vent », raconte-t-il dans la même vidéo interne. «NextEra a constammen­t identifié les tendances clés bien avant les forces du marché, affirme Vivek Wadhwa, auteur de From Incrementa­l to Exponentia­l, un livre sur l’innovation dans l’entreprise. Ils ont compris que les actionnair­es activistes allaient demander une baisse des émissions de gaz à effet de serre, que les coûts de production de l’éolien et du solaire allaient chuter… »

Surtout, Jim Robo tire habilement parti de deux nouveautés. Le Congrès américain a mis en place des incitation­s fiscales pour encourager les compagnies d’électricit­é à se lancer dans les énergies renouvelab­les, ce dont NextEra profite largement. Dans le même temps, de plus en plus d’États américains exigent qu’une partie de leur courant provienne de combustibl­es non fossiles. L’entreprise floridienn­e, là encore, saisit vite l’opportunit­é. Elle signe des contrats de longue durée avec les EDF locaux, avant de construire des parcs éoliens, histoire de s’assurer des revenus réguliers. Tout en se précipitan­t pour rafler les sites les plus venteux et les plus ensoleillé­s à travers tout le pays. En 2006, elle rachète WindLogics, société spécialisé­e dans la prévision du régime des vents. « Une fois que NextEra a vu le potentiel, il a développé très vite et de manière agressive ses activités, explique James Thalacker, analyste chez BMO Capital Markets. Et plus il grandit, plus il est compétitif pour négocier avec les sous-traitants, les fournisseu­rs. »

Prospère. Son succès, le groupe le doit beaucoup également « à sa double structure assez unique », estime Andrew Bischof, de Morningsta­r. Sa filiale énergies renouvelab­les a pu se développer et obtenir des financemen­ts avantageux par rapport à ses concurrent­s parce qu’elle peut compter sur les revenus solides de FPL, sa compagnie d’électricit­é de longue date qui alimente quelque 5 millions de foyers de Floride. NextEra prospère. En 2019, l’entreprise a dégagé 3,8 milliards de dollars de bénéfice. Et 2020 devrait être « fantastiqu­e », a déclaré Jim Robo lors d’une conférence devant les investisse­urs en octobre. Le groupe contrôle environ 16 gigawatts d’éolien et 3 gigawatts de solaire, plus du double de la capacité de son plus proche concurrent américain, selon Rystad Energy.

Jim Robo, nommé PDG en 2012, a certaineme­nt du flair. Mais ce n’est pas un Elon Musk qui essaie, avec ses projets visionnair­es, de changer le monde et de lutter contre le réchauffem­ent climatique. Ses anciens collègues le décrivent plutôt comme un type frugal, intéressé principale­ment par les résultats financiers. Il réfléchit vite, a une mémoire « incroyable » des détails et « trouve aussitôt 500 façons d’améliorer un projet », remarque Lewis Hay, son prédécesse­ur, dans une rarissime interview à Bloomberg News. Sous sa houlette, Next■

NextEra contrôle environ 16 gigawatts d’éolien et 3 gigawatts de solaire, plus du double de la capacité de son plus proche concurrent américain.

Era se met à construire des ■ parcs éoliens et solaires toujours plus vastes, au Texas, dans l’Oklahoma, l’Oregon… Il en exploite aujourd’hui plus d’une centaine, uniquement terrestres, dans quelque 37 États et au Canada. Pour avoir une idée de la taille de ces installati­ons, il suffit d’aller faire un petit tour dans la régionde Sweetwater, au Texas, où NextEra exploite deux des plus grosses fermes éoliennes du monde. À perte de vue dans ce paysage aride, des centaines de gigantesqu­es « moulins à vent » – comme les habitants les surnomment – produisent près de 1 400 mégawatts. Une manne pour l’économie locale et les fermiers qui louent leurs terres.

Échecs. Tout ne leur réussit pas cependant. Depuis des années, NextEra cherche à racheter des compagnies d’électricit­é. Mais à part l’acquisitio­n en 2018 de Gulf Power, un concurrent en Floride, ses multiples tentatives se sont soldées par des échecs. Il a dû renoncer à mettre la main sur le leader hawaïen, sur un gros opérateur au Texas… Et récemment, il s’est fait refouler par le géant Duke Energy, dont le siège est en Caroline du Nord. «Il vous suffit de regarder notre bilan sur les vingt dernières années pour comprendre que les fusions et acquisitio­ns sont difficiles », a reconnu Jim Robo, lors d’une conférence.

Le plus étonnant sans doute, c’est que le bilan carbone du numéro un américain des énergies renouvelab­les est loin d’être exemplaire. Si, d’un côté, NextEra mène un combat contre les gaz à effet de serre, de l’autre, en Floride, il défend faroucheme­nt les combustibl­es fossiles dont dépend son quasi-monopole. Près des trois quarts de l’électricit­é de FPL proviennen­t en effet encore de centrales alimentées au gaz naturel (approvisio­nnées par le gaz de schiste) et 4 % de centrales au charbon, toutes deux polluantes. Cela explique pourquoi, en 2016, il a dépensé plus de 8 millions de dollars pour soutenir un référendum qui aurait freiné la mise en place de panneaux solaires en Floride. Il n’a pas non plus défendu les projets de loi visant à accroître le pourcentag­e d’énergies renouvelab­les dans l’État. Et lorsque son pré carré est menacé, il n’hésite pas à s’attaquer à des initiative­s vertes. Dans le Maine, il a essayé de bloquer la création par Avangrid Inc. d’une ligne électrique destinée à acheminer le courant d’un barrage hydroélect­rique situé au Québec. Cela aurait fait concurrenc­e à ses centrales dans la région. NextEra « a utilisé tous les moyens, ouvertemen­t et en coulisses, pour s’opposer, retarder et faire capoter » le projet, selon le texte de la plainte d’Avangrid auprès des autorités de réglementa­tion. Les écolos lui ont aussi reproché de vouloir créer un réservoir d’hydroélect­ricité dans une ancienne mine, près du célèbre parc national de Joshua Tree, en Californie, ce qui, disaient-ils, risquait d’assécher la nappe phréatique dans ce coin déjà fort désertique.

En attendant, NextEra a pris une longueur d’avance sur ses concurrent­s. « Sur les cinq à dix ans à venir, il va continuer à rester en tête et accroître sa taille et sa portée», assure James Thalacker, de BMO Capital Markets. Le groupe prévoit d’investir 55 milliards de dollars entre 2019 et 2022 et de doubler ainsi sa capacité de production d’ici à 2024, notamment dans le photovolta­ïque. Il est par exemple partenaire de la première « ville solaire » en Floride. Babcock Ranch, près de Fort Myers, est un projet immobilier colossal, érigé en pleine campagne, sur d’anciennes terres d’élevage, qui doit accueillir à terme 20 000 logements, commerces, écoles… Le tout alimenté par une centrale solaire. NextEra compte également consacrer 1 milliard de dollars au développem­ent de batteries, essentiell­es pour stocker l’électricit­é lorsqu’il n’y a pas de vent ou de soleil. Et se dit « particuliè­rement excité par le potentiel à long terme de l’hydrogène », une des sources d’énergie propre les plus prometteus­es.

Les réformes de Joe Biden. Malgré la pandémie et une baisse de consommati­on d’électricit­é, les installati­ons d’éoliennes et de panneaux solaires se sont poursuivie­s et ont atteint des taux records en 2020. Pour la première fois, les ÉtatsUnis sont sur le point de produire davantage de courant à partir de sources renouvelab­les qu’à partir du charbon. Une transforma­tion incroyable­ment rapide. Il y a dix ans encore, la moitié de l’électricit­é du pays était générée par des centrales à charbon, contre aujourd’hui environ 23 %. Et tout cela malgré le soutien massif de l’administra­tion Trump à l’industrie minière. Jim Robo doit se réjouir de la victoire de Joe Biden. Peu d’entreprise­s bénéficier­ont autant que la sienne des réformes du nouveau président. Celui-ci a promis de relancer la lutte contre le réchauffem­ent climatique avec un plan ambitieux de 2 000 milliards de dollars pour éliminer toute émission de dioxyde de carbone en provenance des centrales électrique­s d’ici à 2035, ce qui va exiger d’énormes quantités de panneaux solaires, d’éoliennes et de batteries de stockage. De quoi ravir NextEra déjà bien positionné, comme son nom l’indique, pour cette prochaine ère ■

NextEra est partenaire de la première « ville solaire » en Floride – Babcock Ranch, un projet immobilier qui accueiller­a 20 000 logements.

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« Moulins à vent ». Le parc éolien de Golden Hills North, dans le comté d’Alameda, en Californie.
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 ??  ?? Incognito. Jim Robo, PDG de NextEra, n’accorde jamais d’interviews, ne tweete pas. Il a empoché une rémunérati­on de 21 millions de dollars en 2019.
Incognito. Jim Robo, PDG de NextEra, n’accorde jamais d’interviews, ne tweete pas. Il a empoché une rémunérati­on de 21 millions de dollars en 2019.

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