Le Point

L’assimilati­on, une exception française

Alors que le Parlement va examiner le projet de loi sur le séparatism­e, l’historien Raphaël Doan publie « Le Rêve de l’assimilati­on » (éd. Passés composés). Anatomie d’un « gène » qui a marqué l’identité de notre pays.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Il n’y a plus qu’à droite toute qu’on emploie ce terme connoté d’« assimilati­on », notion théorisée par la gauche au XIXe siècle pour évoquer le « devenir-français » des immigrés. Le dernier président à s’y risquer fut Nicolas Sarkozy, candidat à la primaire en 2016. Il n’est pas exclu qu’Emmanuel Macron fasse retirer le terme, présent encore, dans le Code civil. L’assimilati­on fait cependant partie de l’ADN français, d’une politique menée depuis des siècles, élaborée dans les colonies, comme le décrit avec précision Raphaël Doan. Dans son ouvrage, le jeune historien brosse une brillante fresque de la notion depuis les Grecs et les Romains, en passant par l’Islam, les États-Unis et le Japon. À cet égard, la France, qui n’a jamais varié jusqu’à la fin des années 1970, s’est inscrite, comme souvent, dans les pas de la Rome antique. Cette constante, qui fut aussi un rêve, une utopie jalonnée d’échecs, raconte donc une certaine histoire de France. Doan analyse

fort bien aussi les raisons de son abandon au profit d’autres notions plus souples – l’intégratio­n, l’insertion –, sans que le pays, pour le moment, ne succombe au multicultu­ralisme, étranger à sa culture. Mais, à l’heure où se prépare le projet de loi sur le séparatism­e, Doan montre que la France continue, comme M. Jourdain, à pratiquer l’assimilati­on sans le savoir, ou plutôt en feignant de ne pas vouloir le savoir. Le mot, qui rappelle trop l’empire colonial, a été passé à la trappe, mais la chose demeure. Une hypocrisie, une gêne qui résume bien l’un des malaises français

Le Point : Qui, le premier, a mis en pratique sinon théorisé l’assimilati­on ?

Raphaël Doan :

En Occident, on peut penser à Alexandre le Grand, qui a eu l’intuition, après ses conquêtes, que des peuples de culture différente pourraient rejoindre la civilisati­on grecque. Dès qu’il y a impérialis­me se pose la question de l’assimilati­on. Avant lui, les Grecs n’étaient pas assimilati­onnistes: les Athéniens ou les Spartiates formaient un club très fermé, inaccessib­le aux étrangers. Les premiers à avoir pratiqué l’assimilati­on de manière intensive, ce sont les Romains, peuple plus spontanéme­nt ouvert sur l’extérieur, plus universali­ste. Or il existe un lien étroit entre universali­sme et assimilati­on. À Rome, fondée selon la légende par un agrégat de bandits de diverses origines, n’importe qui pouvait devenir romain, à condition de parler latin, de vivre à la romaine et de prendre un nom romain. On connaît des empereurs venus d’Espagne ou d’Afrique, et ils sont indistingu­ables des Romains d’origine. Mais, vers la fin de l’Empire, la romanisati­on a connu un coup d’arrêt. Peut-être la romanité est-elle devenue trop abstraite après l’édit de Caracalla qui accordait la citoyennet­é romaine à tous les hommes libres de l’Empire. Si tout le monde est romain, qu’est-ce que veut dire être romain ? On a vu des généraux censément romains mais portant des noms germains. Fin de l’Empire et fin de l’assimilati­on romaine sont allées de pair, s’entretenan­t réciproque­ment.

L’historien Bernard Lewis relève le pouvoir d’assimilati­on étonnant de la culture arabe. Qu’est-ce qui l’explique ?

L’islam a donné une dimension universali­ste et donc assimilatr­ice à une culture arabe d’abord tribale et plutôt fermée à l’étranger. Cette culture a en outre été raffinée par des apports venus des régions conquises (grammairie­ns perses, architecte­s byzantins...), ce qui en a fait une civilisati­on brillante et séduisante. Car l’assimilati­on arabe médiévale n’est pas qu’une conversion religieuse. On constate même chez les non-convertis, juifs ou chrétiens, une assimilati­on culturelle à la civilisati­on arabo-musulmane. En

Espagne andalouse, des chrétiens se passionnen­t pour la culture et la poésie arabe. L’islam est essentiel à la diffusion de la civilisati­on arabe, mais celle-ci ne s’y réduit pas.

Le terme assimilati­on prend une acception culturelle et non plus biologique au XVIIe siècle chez les Anglais, qui constatent sa réussite chez les Hollandais, mais ce sont les Français qui théorisent la notion et en font le plus grand usage. Pourquoi ce «gène» français de l’assimilati­on ?

La France est le pays de l’assimilati­on d’abord parce qu’elle est elle-même le produit d’une assimilati­on, étatique et administra­tive. Au XVIIIe siècle, de nombreux auteurs soulignent qu’il n’y a pas de pays où les habitants se ressemblen­t plus entre eux. Les monarques absolus, Louis XIV notamment, se sont souciés que les nouvelles provinces annexées vivent à la française. Cette « francisati­on » – on ne parle pas encore d’assimilati­on – est aussi expériment­ée au Canada par Colbert, dont le raisonneme­nt est le suivant : puisqu’il y a si peu de Français qui s’y installent, transformo­ns les Indiens en Français afin de faire nombre. L’argument démographi­que est classique pour l’époque: la population est source de richesse et de force militaire. L’idée est un peu naïve et échouera. Mais les colonies opèrent comme un laboratoir­e où s’éprouve cette recherche cartésienn­e d’homogénéit­é, fondée sur un ethnocentr­isme dénué de racisme. C’est une constante en France et ailleurs, les racistes sont systématiq­uement contre l’assimilati­on, puisque leur hiérarchie des races parie sur son impossibil­ité. D’autres ingrédient­s alimentent l’assimilati­onnisme français: la conviction que la France est l’héritière de la Rome antique, qui pratiquait, on l’a vu, cette politique mais aussi l’universali­sme issu des Lumières et de la Révolution, amplifié par la IIIe République colonialis­te. La « mission civilisatr­ice » de la France est une mission d’assimilati­on. Dans le même temps, les Anglais se contentaie­nt d’un multicultu­ralisme pragmatiqu­e, quand ils ne pratiquaie­nt pas l’exterminat­ion plus ou moins avouée des autochtone­s…

L’assimilati­on à la française sera pourtant un échec...

Dans l’empire, elle est généraleme­nt demeurée un rêve. En 1960, on tentait encore de franciser massivemen­t l’Algérie rurale. Or, pour réussir une assimilati­on, il faut une pression démographi­que. La France échoue dans ses colonies, car très peu de Français s’y installent pour répandre leur mode de vie. Mais, en métropole, l’assimilati­on a été un succès, notamment grâce à des mesures administra­tives exigeantes. Dans le Code de la nationalit­é de 1927, on avait placé l’assimilati­on au centre des demandes de naturalisa­tion. On évaluait très minutieuse­ment le degré d’assimilati­on de chaque candidat. Les vagues d’immigratio­n du début

« La fin de l’empire porte dans les années 1970 un coup fatal à cette notion élaborée dans les colonies. » Raphaël Doan

« Le projet de loi sur le séparatism­e s’ancre dans la tradition française d’assimilati­on, mais sans l’assumer. »

du XXe siècle ont été entièremen­t assimilées, de même que beaucoup d’indigènes venus de l’empire s’installer en France.

Vous situez la fin de l’assimilati­on en France à la fin des années 1970. Pour quelles raisons y renonce-t-on ?

C’est d’abord la fin de l’empire qui porte un coup fatal à cette notion élaborée dans les colonies. L’assimilati­on à la France a été rejetée par les peuples colonisés, d’où un grand abattement de nos élites administra­tives. Au surplus, l’immigratio­n ne devait être qu’une immigratio­n de main-d’oeuvre et non de peuplement. Pourquoi assimiler des individus qui ne sont pas voués à rester ? Dans le même temps, on assiste à un éloge croissant de la différence et de la diversité. Nos intellectu­els diffusent des idées qui vont à rebours de l’assimilati­on : Deleuze prône le « devenir-minoritair­e de tout le monde», Derrida défend une politique de l’hospitalit­é fondée sur l’altérité. D’autres termes, comme « intégratio­n » ou « insertion », prennent le pas. Ils sont d’abord lancés par la gauche, qui avait pourtant théorisé l’assimilati­on sous la IIIe République, puis repris par la droite. Notons que la notion n’a pas stricto sensu disparu du droit français, même si Emmanuel Macron, qui refuse le terme, a tout récemment évoqué la possibilit­é qu’on le supprime.

Vous évoquez Derrida, Deleuze, Foucault. Des penseurs très bien reçus aux États-Unis, où, au même moment, le multicultu­ralisme prend son essor.

Mais pour d’autres raisons, spécifique­s à ce pays. L’« américanis­ation », un mouvement né pendant la Première Guerre mondiale et visant à un melting-pot 100 % américain, recule au profit du pluralisme culturel. Cette dernière notion était née dans les années 1930 sous la plume de Horace Kallen, qui incitait à valoriser les origines de tous les étrangers. Les États-Unis avaient mené une politique d’assimilati­on efficace mais gravement limitée, puisqu’elle excluait les Indiens et les Noirs. Dans les années 1960, ce sont ces angles morts qui sapent sa légitimité : l’assimilati­on est dénoncée comme un leurre dirigé contre les minorités. En 1974, une loi oblige les écoles à proposer aux élèves un enseigneme­nt de leur langue ; progressiv­ement, les États-Unis encouragen­t le multicultu­ralisme. Ce n’est que récemment que le mot assimilati­on est réapparu dans le débat public américain.

Vous citez les propos du ministre Maurice Schumann, qui mentionne en 1969 des îlots étrangers en métropole «imperméabl­es à l’assimilati­on». A-t-on affaire ici aux prémices du «séparatism­e»?

Dès 1927, un ministre de la Justice parlait d’assimiler les immigrés pour faire « obstacle à la constituti­on de groupement­s étrangers et homogènes ». L’actuel projet de loi sur le séparatism­e s’ancre dans la tradition française d’assimilati­on, mais sans l’assumer. Malgré les injonction­s de l’opinion internatio­nale, le multicultu­ralisme reste chez nous inenvisage­able, mais nous avons peur de parler d’assimilati­on. Alors nous sommes devenus hypocrites : nous avons justifié la loi sur le port de signes distinctif­s à l’école par la laïcité, mais c’est un cache-sexe de l’assimilati­on. Ce modèle assimilati­onniste qui ne dit pas son nom est schizophrè­ne, les immigrés et leurs enfants sont soumis à des injonction­s contradict­oires : d’une part on leur envoie de multiples signaux pour qu’ils imitent nos moeurs, d’autre part on affirme que leurs origines doivent être valorisées. Nos interminab­les débats sur l’identité française sont également liés à l’assimilati­on. Qu’est-ce qu’être français ? Si nous avons ce débat, c’est uniquement parce qu’une minorité ne s’assimile plus, c’est-à-dire qu’elle ne partage pas, très concrèteme­nt, le mode de vie français. Elle a une autre vision des relations entre les sexes, des habitudes alimentair­es ou vestimenta­ires. De ce point de vue, le projet de loi, qui veut réaffirmer les « valeurs de la République », me paraît trop abstrait. Ce qui pose problème, ce sont plutôt des manières de vivre au quotidien que de grands principes. Nous n’assumons pas notre politique d’assimilati­on. Or toute assimilati­on qui ne s’assume pas est vouée à l’échec

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