Quand Jean-François Revel perçait à jour le terrorisme
L’ancien éditorialiste au « Point », passionné par ce sujet, avait décortiqué les mensonges des terroristes et mis en garde contre la faiblesse coupable des démocraties.
Àpartir des années 1970 jusqu’à son décès, en 2006, Jean-François Revel consacra de nombreux essais et articles au terrorisme. Avec l’esprit de synthèse et la verve polémique qui le caractérisaient, il n’avait pas son pareil pour énoncer des vérités que beaucoup refusaient de regarder en face, pointant la complaisance dont bénéficiaient les auteurs d’attentats auprès de nos élites intellectuelles et médiatiques.
Dans les années 1980, il souligna les liens des terroristes de l’époque avec l’URSS. On lui reprocha de simplifier ce phénomène. L’effondrement du système soviétique apporta par la suite les preuves du soutien de Moscou aux groupes armés « anti-impérialistes ». En 1987, Revel distinguait, d’ailleurs, les luttes idéologiques de celles qui exprimaient « la protestation de groupes culturels, raciaux, religieux, linguistiques contre une oppression, réelle ou imaginaire ». Cependant, toutes les formes de terrorisme, ajoutait-il, se rejoignaient sur un point : l’exécration des pays démocratiques.
Après la destruction des tours jumelles de New York, il constatait dans une lettre que « l’on n’a véritablement rien inventé le 11 septembre : ni le terrorisme comme forme de guerre ni la lâcheté des démocraties devant cette guerre ». Revel est mort avant l’apparition de l’État islamique, mais il reste un auteur d’une lucidité salutaire face au terrorisme. Ou trouvera ici quelques-unes de ses analyses et mises au point, dont certaines datent de plus de quarante ans
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Henri Astier est journaliste à la BBC, collaborateur du Times Literary Supplement et de Commentaire ; Pierre Boncenne est journaliste et auteur, notamment de Pour Jean-François Revel (prix Renaudot essai).
« Nous avons raison et eux sont des salauds ». Lorsqu’une minorité, surtout une minorité idéologique, estime pour sa part être seule juge des raisons qui justifient à ses yeux, et à ses yeux seuls, l’usage de la violence […] cette minorité reconnaît par là même aux détenteurs de la force répressive le droit d’effectuer eux aussi la même démarche […].
Chaque fois que j’ai demandé à un Etarra (membre de l’ETA militaire) si le fait d’assassiner un innocent crémier qui avait refusé de payer l’« impôt révolutionnaire » ne légitimait pas, en quelque sorte par avance, les représailles de la Garde civile […], je lisais dans le regard de mon interlocuteur l’expression à la fois étonnée et indifférente qu’éprouve tout individu normal à l’énoncé d’une proposition totalement inintelligible, d’un non-sens relevant plus de la compassion muette que de l’explication articulée. Tout ce que je tirais de mon dialecticien révolutionnaire, c’était : « Nous avons raison et eux sont des salauds. » (1987)
Tuer ou convaincre ? Après le 11 septembre, l’agence britannique Reuters a donné pour consigne à ses journalistes d’écarter l’emploi du terme « terroriste » pour qualifier les attentats de New York et de Washington […] Il existe, pour distinguer un terroriste d’un authentique combattant de la liberté, des critères moins subjectifs que celui de notre point de vue personnel selon le camp auquel nous appartenons ou auquel va notre sympathie. Lesquels ? On peut considérer la violence comme légitime si elle est effectivement le seul moyen de tenter de recouvrer la liberté. C’est le cas lorsqu’on subit une dictature qui supprime les droits de l’homme, surtout si elle est totalitaire, et plus particulièrement si elle est le fait d’une armée d’occupation étrangère. Or presque aucun des mouvements terroristes qui ont sévi depuis trente ans ou qui sévissent encore ne constitue une réponse à cette situation […].
Les militants de ces mouvements étant toujours restés très minoritaires dans les urnes, ils tuaient ou tuent encore faute de pouvoir convaincre. Leur ennemi est non pas la tyrannie, mais bien la démocratie. C’est exactement le contraire pour le résistant. Voilà, peut-on penser, un critère
Jean-François Revel pointa la complaisance dont bénéficièrent les auteurs d’actes terroristes auprès de nos élites intellectuelles.
simple et clair qui permet de définir le terroriste. Loin de libérer, il asservit. (2002)
L’histoire infirme largement le préjugé selon lequel la correction des injustices n’aurait jamais été due qu’à l’usage de la violence. Ce préjugé reflète […] une philosophie de l’histoire parfaitement abstraite. La violence a malheureusement beaucoup plus servi à anéantir des droits qu’à en conquérir. (1987)
Des intellectuels soutiers de la violence. L’appui moral accordé par certains intellectuels français des plus glorieux aux terroristes allemands et italiens nous montre les ravages de la dialectique prônant trop souvent comme étant « de gauche » ce qui tend à détruire la démocratie. L’article de Jean Genet paru dans Le Monde du 2 septembre 1977 est, à cet égard, exemplaire. On y retrouve tous les stéréotypes : les sociétés démocratiques y sont dépeintes comme des sociétés totalitaires, ce qui donc légitime l’assassinat, ultime recours disponible contre une tyrannie absolue et sans faille. Jean Genet n’ignore pas que, pour faire avaler un vieux cliché, il vaut mieux l’habiller de quelque nouvelle frivolité de vocabulaire. Aussi distingue-t-il « brutalité » et « violence ». La première est l’oppression bourgeoise. La seconde est libération, création, vie. (1977)
Des fins chimériques. Le propre du terrorisme est d’avoir des buts vagues et indéfiniment extensibles, sans d’ailleurs que l’on puisse établir un lien rationnel entre ces buts et les actes commis en vue de les atteindre. […] En quoi la cause palestinienne, lors de la deuxième Intifada, pouvait-elle être servie par la tuerie de plusieurs dizaines d’adolescents dans une discothèque ? (2002)
Al-Qaïda [veut] convertir de force l’humanité entière à l’islam. Le seul énoncé de cette ambition en étale au grand jour la nature à la fois irrationnelle et irréalisable. C’est pourquoi les explications de ce nouveau terrorisme par des facteurs concrets, tels que les inégalités entre nations, n’étaient pas pertinentes […]. (2002)
L’arme des déshérités ? Le monde musulman, source de l’hyperterrorisme actuel, compte certains des pays les plus riches de la planète. À commencer par l’Arabie saoudite, qui finance les réseaux d’Oussama ben Laden et de bien d’autres intégristes, en Algérie ou en Europe. Le terrorisme islamique en général est l’enfant d’une idée fixe religieuse, non point d’une analyse des causes de la pauvreté […].
Plaider que l’unique façon de lutter contre le terrorisme est de commencer par extirper la pauvreté et les inégalités dans le monde, c’est non seulement attribuer au terrorisme une cause que l’examen des faits ne corrobore pas, du moins en tant que cause exclusive, c’est surtout se dérober à toute résistance au terrorisme, en pratique et dans l’immédiat. Cette argutie eschatologique, subordonnant toute politique de défense à l’avènement préalable d’un univers parfait, autorise à patienter tranquillement jusqu’à la fin du monde. (2002)
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Le terrorisme en démocratie. C’est l’injustice suprême du terrorisme que les régimes politiques où il est facile de s’y livrer sont ceux où il est superflu : les démocraties. Le terrorisme y est superflu parce que les démocraties sont précisément les régimes où sont prévues des procédures d’opposition sans violence. Mais le terrorisme y est facile parce que les démocraties sont également les seuls régimes qui ne peuvent se permettre, sans se détruire, de recourir au quadrillage policier et aux méthodes expéditives seules capables de prévenir ou d’extirper le mal. (1980)
Le révélateur Rushdie. [En 1996, le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, écrit au président de France Télévisions pour lui signaler l’émotion qu’ont ressentie de nombreux musulmans à l’annonce de la présence de Salman Rushdie, auteur des Versets sataniques, à l’émission Bouillon de culture de Bernard Pivot ; une provocation d’autant plus intolérable, précise-t-il, que cette invitation coïncide avec le mois sacré du ramadan. M. Boubakeur demande qu’au moins l’émission soit retardée – requête que France Télévisions rejettera.]
En protestant contre la venue en France de Salman Rushdie, le recteur de la mosquée de Paris s’est-il rendu compte qu’il jetait à terre des années d’efforts déployés par les musulmans pour essayer de démontrer que l’islam est une religion tolérante ? Je ne dis pas qu’elle ne le soit pas. Je dis que ses représentants ne le sont guère […].
Une aussi persistante inconscience dans la prétention à exiger le viol des lois de la République est à désespérer de l’avenir. Imagine-t-on le cardinal archevêque de Paris réclamer qu’on bannisse de la télévision tout auteur antichrétien et que l’on retire des librairies tous les livres anticléricaux pendant la période de carême ? […] La liberté pour chacun de pratiquer son culte comporte l’obligation de ne pas chercher à l’imposer à ceux qui ne le pratiquent pas, et, plus encore, l’obligation minimale de ne pas les assassiner. (1996)
Nouvelle guerre mondiale. [En mars 2004, les attentats de Madrid, perpétrés par Al-Qaïda, font 193 morts et près de 2 000 blessés.]
Nous avons bien affaire à une quatrième guerre mondiale, faisant suite aux deux premières et à la guerre froide. Mais il s’agit d’une guerre dans laquelle les ennemis des démocraties sont des soldats invisibles, omniprésents, qui ne portent aucun uniforme et qui tuent non d’autres soldats, mais des civils au hasard. Les démocraties européennes n’ont encore réellement mis au point aucune véritable stratégie de défense contre ces ennemis d’un nouveau genre. (2004)
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Ouvrages cités : Le Terrorisme contre la démocratie (articles) (Hachette Pluriel, 206 p.) ; La Connaissance inutile (Grasset, 408 p.) ; Fin du siècle des ombres (articles) (Fayard, 656 p.,) ; L’Obsession anti-américaine (Plon, 299 p.).