Le Point

Le discours dont vous êtes le héros, par Kamel Daoud

En citant des Français dans ses voeux, Emmanuel Macron troque l’abstrait contre l’humain. Une jolie trouvaille.

- PAR KAMEL DAOUD

Fin août 2020, Emmanuel Macron visite le Liban. C’est une tradition française que d’oser des visions dans ce pays éternellem­ent émietté et fascinant et d’en revenir enthousias­te et impuissant. Mais, pour une fois, un président français a trouvé la parade au puzzle libanais : un symbole qui unit, Fairouz. L’image de la rencontre de Macron avec la diva a fait le tour du monde arabe car la « déesse » a l’apparition rare, le mot réservé et la voix magique, transgénér­ationnelle. L’image était forte et la recette de Macron, une réussite.

Un tour de force pour apaiser, mais aussi pour transcende­r les malaises et les catalogues de récriminat­ions entre la France et le monde dit « arabe ». On ne retiendra de la rencontre que sa beauté, son hommage à l’éternité de l’art.

Cela a donné peut-être la formule que Macron fait sienne désormais : chercher le symbole vivant, la personnali­té qui incarne plutôt que multiplier les concepts et les artifices d’un discours. L’art oratoire officiel se fait dorénavant chair et convoque le vivant et pas seulement l’idée. Macron creusera sa nouvelle recette des réincarnat­ions calculées : Mila et plus tard Mennel, les deux jeunes femmes de la France déchirée d’aujourd’hui. Dans la lancée, son discours de voeux préférera, à l’émotion traditionn­elle, au voeu prévisible, la liste des prénoms qui, dans la France d’aujourd’hui, incarnent le sacrifice, l’exemplarit­é dans son héroïsme discret et ses défaillanc­es. On est passé de Fairouz à Marie-Corentine, infirmière en Seine-Saint-Denis, Jean-Luc, éboueur en Guyane, Gérald, entreprene­ur près d’Angers, Mehdi, professeur au nord de Marseille.

La recette est bonne. Elle fait contrepoid­s au reproche éternel adressé à Macron : l’abstractio­n perpétuell­e, le manque de chair, la désincarna­tion savante. Trop « technique », trop technocrat­e, trop élitiste ? Voilà que le corps, le vivant, devient un exemple à suivre et à citer.

Avantage de la méthode ? On fait l’éloge du réel et on provoque l’adhésion. L’hommage s’adresse au commun, à l’électeur, au citoyen. Il ne faut plus devenir un héros, on l’est déjà au quotidien. La citation des prénoms équivaut à leur anoblissem­ent et on peut, assis chez soi, y trouver la consécrati­on qui manque à ses propres efforts, une reconnaiss­ance souvent négligée. Et le discours présidenti­el accroche parce qu’il va au-delà des formules, il coupe l’herbe sous le pied aux réseaux sociaux, qui détiennent ce monopole : parler à chacun, de chacun. Le risque? L’hommage aux morts a ceci de garanti qu’ils ne peuvent plus défaillir, leur vie est close à l’inattendu. L’hommage au vivant est plus périlleux. La personne citée peut tromper son monde ou se révolter contre la « consécrati­on ». D’autant que les Français font partie des peuples qui aiment l’héroïsme collectif et la crucifixio­n individuel­le pour autrui. Cette mise en avant d’une vie, d’un métier, incommode certains. Les héros cités vont être attaqués, sublimés, inquiétés puis jalousés et, enfin, oubliés. Cela fait partie de leur vie désormais.

Le « discours par les exemples » atteint cependant son but. On peut l’attaquer mais il est déjà une prouesse en soi et une belle trouvaille. Entre ses voeux et sa maladie récente qui creuse ses traits, Macron gagne obscurémen­t quelque chose qu’il avait si peu avant : un corps, une proximité, une habileté qui lui manquaient. Ses grandes prises de parole captent l’aura simple d’une conversati­on et le recours aux prénoms vivants illustre la complexité du réel, loin des simplifica­tions d’un discours. C’est peut-être la version la moins bête du populisme

Les Français font partie des peuples qui aiment l’héroïsme collectif et la crucifixio­n individuel­le pour autrui.

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