La chronique de Patrick Besson
Àla séance du matin, le caissier mal réveillé nous conseillait de prendre notre ticket pas cher à la borne. Il ne fallait pas se tromper dans le choix du film, car l’écran nous proposait six ou sept titres. On entrait dans une grande salle vide où nous rejoindraient bientôt quelques spectateurs matinaux comme nous, surtout des hommes. Les femmes, le matin, ont autre chose à faire : tout.
À midi, se retrouvaient, devant le cinéma, des étudiants qui n’avaient plus cours, des retraités qui n’avaient pas de déjeuner, des dames âgées qui n’avaient pas faim et de jolies filles qui étaient au régime. Cette deuxième séance était un peu plus animée que la précédente, mais chacun de nous avait encore droit à sa rangée perso.
J’allais peu à la séance de 14 heures, même quand elle commençait à 15 heures : je n’avais pas encore fini de déjeuner avec un ou plusieurs amis dans ce qui était alors un restaurant (lire ma chronique de la semaine dernière). La séance de 16 heures me posait un autre problème : comment réussir à voir la fin du film tout en me trouvant à 18 heures devant l’école, rue Caulaincourt (Paris 18e), pour récupérer mon beau-fils ? Il me manquait chaque fois un bon quart d’heure. Il y avait, bien sûr, les jours où mon épouse n’avait pas la garde de Yannis, mais alors, nous en profitions pour aller ensemble au cinéma, non à la séance de 16 heures, car à ce moment-là AnneSophie était encore au bureau, mais à celle de 18 heures. C’était, je crois, ma séance préférée. Celle où les gens étaient de bonne humeur parce que leur journée de travail était terminée. Les conversations, pendant les bandes-annonces et les publicités allaient bon train. On en a des choses à se raconter après huit heures passées dans une administration, une entreprise, une fac ou un commerce. Les bruits de couloir devenaient assourdissants. Quand l’obscurité se faisait et que le film démarrait, un silence fin et intelligent, ponctué de gloussements complices, s’installait dans la salle. L’unique inconvénient de la séance de 18 heures : on devait partager notre rangée avec d’autres couples. Même installés à quelques mètres de l’écran, il y avait quelqu’un non loin de nous. Je ne suis pas misanthrope, mais je ne suis pas non plus libertin.
Je ne me suis retrouvé à la séance de 20 heures que par hasard, ou par étourderie. À cette heure-là, je dînais. Dedans ou dehors. Qui étaient donc ces gens qui préféraient un film à leur assiette ? D’autant qu’ils étaient nombreux. Avaient-ils dîné à 18 heures comme des Suédois ou le feraient-ils à 23 heures comme des Espagnols ? La séance de 22 heures – « la dernière séance », comme l’appelait le chanteur Eddy Mitchell – me laissait, elle aussi, perplexe. Ça faisait sortir les spectateurs aux alentours de minuit ; les librairies avaient fermé et les restaurants s’apprêtaient à le faire. Ils s’éparpillaient dans la nuit fatiguée. C’était une fin de soirée banale avant qu’elle soit devenue, aujourd’hui, un souvenir triste. Bien sûr que le cinéma est un commerce essentiel, qui a rythmé et nourri nos vies au même titre que les bouchers dansants et les boulangers chantants. Fermer les salles a été un crime et ne pas les rouvrir est un assassinat. Les cinéastes et les acteurs osent à peine se plaindre, à cause de leurs gros salaires : c’est aux spectateurs de le faire, car ils n’y gagnent rien ■
Quand l’obscurité se faisait et que le film démarrait, un silence fin et intelligent, ponctué de gloussements complices, s’installait dans la salle.