Histoires secrètes de la gauche caviar
L’affaire Duhamel a braqué la lumière sur cet étrange biotope né sur la rive gauche dans les années 1980.
La scène se passe au milieu des années 1980, au 14, rue de Sèvres, à l’entrée de la boutique Arnys. Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur du gouvernement Fabius, vient ce jour-là se faire couper un costume chez les tailleurs Jean et Michel Grimbert. Ce sont eux qui ont dessiné celui que portait François Mitterrand lors de sa cérémonie à la rose du Panthéon, et c’est dans leur boutique, située en face du métro Sèvres-Babylone, que le président se fournit en chapeaux de feutre. Les malicieux frères Grimbert habillent toute la classe politique – François Fillon sera bientôt l’un de leurs clients. Mais les épaulettes souples et les doublures de couleurs vives d’Arnys, détails signalant qu’un esprit ouvert se cache peut-être sous le costume bourgeois, plaisent particulièrement aux hommes de gauche… L’avocat Georges Kiejman est un de leurs fidèles clients. Le journaliste Serge Moati possède des dizaines d’exemplaires d’un de leurs modèles, la veste forestière. Elles coûtent fort cher, il les a d’ailleurs souvent payées à crédit… Seulement, ce jour-là, l’arrivée en fanfare, toutes sirènes dehors, de Pierre Joxe venu se vêtir à grands frais agace. Dans ce quartier qui vote alors – et votera encore longtemps – majoritairement à droite, un habitant apostrophe rudement le ministre socialiste. « Aujourd’hui, tu t’habilles chez Arnys ! Mais demain, tu t’habilleras chez Tati ! »
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Toute la détestation, souvent irrationnelle, ■ que suscite la gauche dite « caviar » est dans cette scène. Haïe par la bourgeoisie de droite parce qu’elle en partage l’aisance financière, la culture et les codes, abhorrée par la gauche populaire parce que, à l’inverse, elle ignore les siens, cette gauche-là n’est pas, loin s’en faut, une particularité française.
Rose pâle. En Grande-Bretagne, on l’appelle la « champagne socialist ». En Allemagne, c’est la « Toskana-Fraktion » – ses représentants émigrant chaque été dans les mêmes villégiatures toscanes. Aux États-Unis, on surnomme ses membres les « 5th Avenue Liberals », supposant par là qu’ils habitent, pour beaucoup, la luxueuse artère qui longe Central Park. En France aussi, surtout dans ces années 1980, qui sont celles de son accession au pouvoir, la gauche aisée a son quartier chéri, le 6e arrondissement et quelques rues des 5e et 7e limitrophes. Un ravissant village, tout petit, dont les journalistes et historiens Hervé Hamon et Patrick Rotman ont fait en 1981 une formidable cartographie dans leur ouvrage Les Intellocrates... Le livre est une promenade amusée et impitoyable dans ce coin de Paris qui concentre alors, dans un mouchoir de poche, tout le pouvoir universitaire, journalistique et éditorial. « En plus de l’École des hautes études en sciences sociales, boulevard Raspail, de Sciences Po, rue Saint-Guillaume, de la Sorbonne et du Collège de France, dans le 5e tout proche, toutes les maisons d’édition étaient encore à l’époque dans le quartier », raconte Rotman, qui a inventé le terme de « deuxième gauche ». « C’était le quartier de l’intelligentsia de tous bords. Mais s’il fallait lui donner une couleur politique dominante, alors je dirais rose pâle. C’était la gauche Nouvel Obs.»
Dans le livre acide qu’il a écrit en 2006, Histoire de la gauche caviar (Robert Laffont), Laurent Joffrin – alors patron du Nouvel Obs – reconnaît que l’expression a souvent été employée pour désigner son propre journal : ce « bulletin de la rive gauche diffusé dans la France entière », écrit-il… Or, d’après lui, ce terme péjoratif est né dans la bouche de Jacques Soustelle, qui fut gouverneur de l’Algérie au plus fort de la guerre de décolonisation. Découvrant le Manifeste des 121 personnalités opposées à l’usage de la torture, Soustelle, qui basculera bientôt du côté de l’OAS, aurait poussé cette exclamation : « Mais c’est la gauche caviar ! » Cette gauche-là a évidemment mené des combats qui l’honorent, et Joffrin démontre bien ce que la gauche dans son ensemble doit à cette frange aisée de ses représentants – après tout, ni Léon Blum ni Pierre Mendès France n’étaient d’origine ouvrière. Mais, d’après lui, le péché de cette gauche bourgeoise est d’avoir complètement perdu de vue, dès les années 1990, la question des salaires et des conditions de travail de ses concitoyens. Est-ce d’avoir trop longtemps vécu dans cet entre-soi si doux du centre de Paris ? Car s’il n’est pas nécessaire de partager les conditions de vie des couches populaires pour bien les défendre, comment rester sensible à ses difficultés d’emploi, de logement, de transport, de scolarité des enfants quand votre horizon est borné par les jolies façades de la rue de Seine ou celles de la si paisible rue du Cherche-Midi ? Or, dans les années 1980, à de rares exceptions près, toutes les grandes figures de la gauche, ses élus ou ses compagnons de route, habitent dans ce quartier minus
En Grande-Bretagne, on l’appelle la « champagne socialist ». En Allemagne, c’est la « Toskana-Fraktion ».
cule, fréquentent les mêmes restaurants et cafés, déposent le matin leurs enfants devant les mêmes établissements scolaires. Paris et sa banlieue sont vastes, pourtant ! Mais ils sont tous voisins…
Éternels locataires. Lionel Jospin est rue Servandoni, Élisabeth Guigou et Martine Aubry boulevard du Montparnasse, Michel Rocard boulevard Raspail, Pierre Moscovici rue de Seine, Laurent Fabius place du Panthéon… Roland Barthes vit rue Garancière, Régis Debray rue de l’Odéon, Marguerite Duras rue Saint-Benoît, Yves Montand et Simone Signoret place Dauphine, Georges Kiejman et son épouse Marie-France Pisier rue de Vaugirard. Quand, après leur divorce, Marie-France deviendra la compagne de Thierry Funck-Bretano, elle s’installera à quelques pas, rue Guynemer, où sa soeur Évelyne a également vécu avec Bernard Kouchner avant de s’installer dans la toute proche rue Joseph-Bara pour vivre avec Olivier Duhamel.
Oh, comme elle est jolie, cette rue Guynemer qui borde l’élégant jardin du Luxembourg ! François Mitterrand y vécut un temps, l’ex-maoïste Marin Karmitz y possède un hôtel particulier, Robert et Élisabeth Badinter y habitent depuis les années 1970. En 1976, alors que Robert milite pour l’abolition de la peine de mort, une bombe a explosé sur le palier du couple. Et c’est aussi dans cet appartement qu’a lieu, le 25 janvier 1984, la reconnaissance de Mazarine Pingeot,
l’enfant cachée de Mitterrand – époux de Mme Gouze Danielle –, devant un notaire recommandé par le garde des Sceaux… Élisabeth tape l’acte sur sa machine à écrire, Robert débouche le champagne, et puis ils trinquent avec Anne et François émus. Derrière les baies vitrées, les arbres du Luxembourg tremblent dans le vent d’hiver.
Dans les années 1980, il n’est pas encore nécessaire d’être très fortuné pour élire domicile dans ces rues si charmantes. « Mon père a pu acquérir son appartement de la rue de l’Odéon grâce à son prix Femina (1977), les prix de l’immobilier n’étaient pas du tout ceux d’aujourd’hui. On ne vivait pas dans le luxe», dit Laurence, la fille de Régis Debray. Pour trouver à l’époque l’essentiel des grandes fortunes parisiennes, il fallait pousser vers l’avenue de Breteuil, dans le 7e arrondissement, ou bien dans le 16e et les artères de la plaine Monceau. Habiter les abords de la place Saint-Sulpice ou de la place de l’Odéon n’est pas encore un signe extérieur de richesse. D’ailleurs on peut, comme Bernard Kouchner ou Marguerite Duras, rester éternellement locataire de son appartement sans en prendre nul ombrage. Si l’on choisit de vivre là, c’est alors surtout pour goûter au voisinage de ce biotope à part…
Un biotope qui a ses rendez-vous incontournables. Les tennis du jardin du Luxembourg, où l’on aperçoit souvent le fils de Laurent Fabius taper la balle, ou bien Claude Allègre battre à plate couture son copain Jospin. La boutique Maniatis, rue de Sèvres, où le coiffeur Romuald sait mieux que quiconque discipliner la chevelure de Michel Rocard. La belle boutique d’antiquités, quai Voltaire, que tiennent les parents de Pervenche Berès, une proche de Fabius elle-même membre du Parti socialiste et administratrice de l’Assemblée nationale. Le Twickenham, un bar anglais, rue des Saints-Pères, dont Bernard-Henri Lévy occupe en permanence les banquettes de moleskine, préférant
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C’est rue Guynemer, chez les Badinter, qu’a lieu la reconnaissance de Mazarine.
recevoir là ses auteurs de Grasset, ■ qui se trouve juste en face.
Il y a aussi La Méditerranée, un chic restaurant de poissons, place de l’Odéon, ou bien À la petite chaise, dont François Mitterrand a fait en 1981 son QG de campagne. Et puis la brasserie Lipp, bien sûr, avec ses grands miroirs tellement commodes pour voir arriver les nouveaux convives sans avoir à tourner la tête. Le président de la République y prend souvent des repas, et y affiche ostensiblement ses affinités. Il y dîne par exemple le 13 janvier 1989 avec son vieil ami Pierre Bergé, montrant ainsi à tous qu’il lui conserve son amitié, alors que le milliardaire de la mode est vivement critiqué pour son limogeage de Daniel Barenboim à l’Opéra Bastille. Et puis il y a le Balzar, rue des Écoles, la cantine de Laurent Fabius, qu’on peut apercevoir aussi le matin tôt au Flore avec Pierre Moscovici, Henri Weber, Olivier Duhamel, Évelyne Pisier et toute cette bande d’amis que le couple Duhamel rassemble chaque été dans leur maison de Sanary. C’est Le Siècle du petit déjeuner… En face, Les Deux Magots sont plutôt le rendez-vous des psys, qui s’y arrêtent après être allés écouter Michel Foucault au Collège de France, ou avant d’aller dîner chez Marin Karmitz et son épouse, la psychanalyste Caroline Eliacheff. « On échangeait sur nos séances, on se rappelait les bons mots de Lacan, et parfois on draguait un peu », raconte le psychanalyste Jean-Pierre Winter. Depuis l’éclatement de l’École freudienne et la mort de Jacques Lacan en 1981, qui avait son cabinet rue de Lille, la psychanalyse a beaucoup moins bonne presse. Tout ce petit monde de gauche continue tout de même à aller s’allonger, notamment rue SaintJacques dans le cabinet de Jacques-Alain Miller, tout auréolé de son statut de gendre et exécuteur testamentaire de Lacan. Mais on ne s’en vante plus. D’autant que Le Nouvel Obs démolit désormais régulièrement la science du divan. Seul Roland Dumas, qui fut l’avocat de Lacan, continue de chanter les mérites de la psychanalyse dans les couloirs des ministères…
« Les Frustrés ». Et puis il y a les établissements scolaires, les meilleurs de France, où vont grandir les enfants de ces ex-soixante-huitards prêts à ignorer toutes les bêtises de leur progéniture, à condition que cette dernière réussisse à l’école. On commence souvent par l’école communale de la rue Madame, puis, selon que l’on est ou non bon élève, selon ou non que les parents de gauche ont déjà renoncé à l’enseignement public – c’est encore rare au début des années 1980 –, on poursuit aux lycées Montaigne, Lavoisier, Fénelon, Henri-IV, Louis-le-Grand, Victor-Duruy un peu plus loin, ou bien à l’Alsacienne, rue d’Assas. Bien sûr, plus les années passent, c’est drôle, plus M. Paul et Mme Nicole, qui tiennent alors le café Le Chartreux en face de l’« Alsa », découvrent parmi les parents qui viennent déposer leurs enfants de célèbres figures du Parti socialiste. Souvent, les aînés des fratries sont allés dans le public, mais les derniers sont d’emblée inscrits dans le privé.
Et tous ces ados se ressemblent. À l’époque, ils portent des canadiennes et des jeans 501, et si les parents les gâtent, des gilets à pressions Agnès b. et des blousons Chevignon. Dans les boums
Les enfants Kouchner dansent avec les enfants Jospin dans les boums du quartier.
du samedi soir, ils écoutent Depeche Mode, Madness et The Cure, s’écrasent les pieds en dansant des pogos, prennent des cuites au Baileys ou au curaçao bleu… Parfois, ils partent en expédition dans les catacombes et reviennent au petit matin, tremblants, un morceau de fémur planqué dans leur sac Chapelier. Parfois aussi, leurs parents agacés s’extraient de leurs dîners politico-mondains pour aller les récupérer au commissariat de la place Saint-Sulpice ; car les pétards vont bon train contre les grilles du Luxembourg… Ce sont leurs petites révolutions à eux. À la maison, dans ces appartements qui donnent sur les paisibles tours de Saint-Sulpice ou sur le clocher de Saint-Germain-des-Prés, et qui prennent brusquement une valeur immobilière folle, les parents se souviennent des barricades de 1968, évoquent leur passé trotskiste, maoïste, rêvent de guérillas sud-américaines… Comment les prendre au sérieux ? Le Nouvel Obs, avec les hilarants Frustrés de Claire Bretécher, ose déjà tendre à ses lecteurs, chaque semaine, le miroir à peine déformé de leurs paradoxes. Mais un jour, ce seront leurs enfants, devenus quadragénaires, qui raconteront impitoyablement leurs incohérences.
Voyez au milieu des années 1980 la frêle Laurence Debray, dont les parents furent les compagnons de route de Castro et du Che, traverser chaque jour ou presque Le Bon Marché pour aller, depuis le logement de sa mère rue du Cherche-Midi, ou celui de son père rue de l’Odéon, au lycée Victor-
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Duruy… Avec ses grands-parents ■ paternels, elle aime acheter des fruits exotiques chez Hédiard, rue du Bac, et son père Régis l’emmène quelquefois, comme tous les enfants du quartier, choisir des chaussures dans la boutique Till, rue de Sèvres. En apparence, la vie est douce. Mais tout est si confus. Des années plus tard, dans son formidable Fille de révolutionnaires (Stock), Laurence Debray dénoncera le désordre d’une vie familiale dévorée par la politique, les parents jamais là, grisés par le pouvoir et l’entresoi, les incohérences idéologiques et les renoncements du père… Voyez aussi les enfants Kouchner danser avec les enfants Jospin dans les boums du quartier.
Matzneff. Paru en début d’année, le livre La Familia grande (Seuil), de Camille Kouchner, est d’abord la dénonciation d’un inceste, un crime qui n’est pas, évidemment, l’apanage d’un milieu. Mais il peint aussi, de façon terrible, des parents absents, défaillants, grisés par l’entre-soi. Voyez aussi sur les bancs du lycée Victor-Duruy la douce Virginie Linhart, fille de Robert Linhart, le fondateur de l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes. Dans Le jour où mon père s’est tu (Le Seuil) et L’Effet maternel (Flammarion), Virginie devenue mère dira un jour à quel point, souffrant de l’idéologie libertaire, des utopies puis des renoncements parentaux, sa génération en a pris l’exact contre-pied : les enfants d’abord, les convictions politiques au panier… Et puis tiens, si dans ces années-là vous poussiez un peu vers le boulevard Saint-Michel, vous pouviez apercevoir, à l’arrêt du bus 27, une Vanessa Springora à peine pubère attendant celui qu’elle prenait pour son amoureux, l’écrivain pédophile Gabriel Matzneff. À l’époque, l’auteur de Nous n’irons plus au Luxembourg tient chronique dans Le Monde. Il est connu comme le loup blanc dans le quartier, où François Mitterrand le recevait à dîner, rue Guynemer, quelques années plus tôt, et bien des parents mettent en garde leur progéniture contre ce drôle de type qui traîne parfois à la sortie du lycée Montaigne. Mais nombre de figures emblématiques de la gauche, de Jack Lang à Bernard Kouchner en passant par JeanPaul
Sartre, Roland Barthes et Philippe Sollers, ont aussi signé, en 1977, une pétition rédigée par Matzneff et publiée dans Le Monde pour défendre les relations sexuelles entre adultes et enfants…
Aveuglement. Il a fallu la parution l’an dernier du Consentement, de Vanessa Springora (Grasset), pour qu’une lumière terrible soit jetée sur l’aveuglement – la confusion ? – de cette génération et de ce milieu à l’égard de la pédophilie. Et le crépuscule n’a sans doute pas encore fini de tomber sur ces représentants de la gauche caviar, auxquels leur descendance ressemble si peu. « Mes enfants me posent la question : “C’est quoi être de gauche, pour toi ?” Ils ne comprennent pas, quand ils me voient dans ce grand appartement », dit Serge Moati, riverain de la rue du Four (6e), ce quartier qu’il n’a presque jamais quitté. « C’est facile de caricaturer. La gauche, celle du coeur, de la justice sociale, ça a été toute notre vie. On a adoré l’utopie, on y croyait, il n’y avait aucun cynisme de notre part. Même si on a été ensuite pris par nos vies… » L’affable et si cultivé Serge Moati connaît sans doute cette phrase de Julian Barnes que Laurence Debray, dans son Fille de révolutionnaires, avait judicieusement choisi de citer : « C’est notre destinée de devenir dans notre vieil âge ce que dans notre jeunesse nous aurions le plus méprisé. »
« Nous, on a adoré l’utopie, on y croyait… Même si on a été ensuite pris par nos vies… »
Serge Moati