Georges Kiejman : « Je préfère la gauche caviar à la gauche con-con »
Il nous reçoit en chaussettes, dans l’appartement où il partagea durant neuf ans la vie de Marie-France Pisier, dans les années 1970, au carrefour du boulevard Raspail et de la rue de Vaugirard. Avocat du cinéma et des grandes maisons d’édition, proche de Mendès France auquel il resta fidèle jusqu’à sa mort, avant que François Mitterrand n’en fasse un ministre, Georges Kiejman, 88 ans, a incarné à merveille la gauche caviar. Il assume mais réfute les caricatures.
Lepoint : Disons-le: vous êtes l’un des plus dignes représentants de la gauche caviar!
J’assume et, en même temps, je me marre. Le Canard enchaîné m’avait surnommé « l’avocat chic de la rue de Tournon », où était mon cabinet. Comme j’étais beaucoup plus pauvre que tous ceux qui me caricaturaient en grand bourgeois, je n’ai eu aucun scrupule à manger du caviar quand l’occasion s’en présentait. Une de mes clientes, Lily Safra (philanthrope milliardaire d’origine brésilienne) m’en envoyait chaque année pour Noël, jusqu’à ce que l’on se brouille.
Vous avez toujours assumé, non sans provocation…
Quand on a grandi dans un hôtel de passe de Belleville [ses parents, juifs polonais, ont émigré en France en 1931, son père a été assassiné à Auschwitz] et que l’on a un peu réussi, on peut céder à la coquetterie et se prendre pour un dandy. Cela dit, il ne faut rien exagérer. Certes, je me faisais faire des vestes sur mesure qui me faisaient des épaules merveilleuses, et quelques conneries du genre, mais je n’ai jamais eu ni chauffeur ni toile de maître.
Qu’est-ce qui vous faisait courir?
La gauche dont vous parlez n’était pas prolétaire, pas plus qu’elle ne mangeait de caviar. Elle était essentiellement constituée de petits-bourgeois qui voulaient secouer les règles trop rigides de la société, bousculer les hiérarchies et, éventuellement, s’y insérer. Mais l’argent n’était pas une valeur, il y avait même à son égard une vraie méfiance. On vivait bien, c’est évident, mais on s’en foutait d’amasser. Ce qui comptait, c’était les amis, les compagnonnages, les idées et les combats. Mes camarades s’appelaient Deleuze, Simone Signoret, Michel Foucault. Quand [Régis] Debray est rentré [de Bolivie], on l’a accueilli à bras ouverts ; Kouchner n’était pas très loin non plus. On défendait des idées et on le faisait avec une conviction profonde.
Tout de même, vous étiez comme un poisson dans l’eau dans l’establishment socialiste.
C’est un grand mot [il lève les yeux au ciel] ! J’avais une petite légitimité du fait de ma proximité avec Mendès et des clients que je défendais – Jean-Luc Godard et la bande des Cahiers du cinéma, les éditions du Seuil, mais aussi Pierre Goldman, le MLF et Charlie Hebdo… Mais je n’ai pas participé directement à la fête mitterrandienne. Nous étions plus cousins que frères. Mais vous avez raison, j’étais à l’aise. Bizarrement, j’ai toujours eu les codes. J’ai lu très tôt et il n’y a pas mieux que la littérature pour vous donner les codes.
Cette gauche caviar voulait changer la vie. Les résultats sont assez modestes…
Le grand échec de ma génération est de ne pas être parvenue à vaincre les inégalités. Mais il ne faut pas être trop sévère, tomber dans la caricature et ramener cette gauche à une clique de charlots. Il y avait aussi de la sincérité, de l’engagement ; on croyait à nos idées, nous étions des militants dans l’âme. Faut-il avoir les mains calleuses pour se prétendre de gauche ? On peut en débattre à l’infini. S’il fallait être vertueux dans tous les domaines – l’argent, les femmes… –, à la fin, vous n’auriez plus que les idiots du village. Je ne parle évidemment pas de types comme Cahuzac. Mais je vais vous dire une chose : je préfère la gauche caviar, qui voulait réformer le capitalisme pour qu’il soit un peu moins dur – encore une fois, on est bien obligé de constater que le bilan est mitigé – à la gauche concon à la Badiou, qui pense encore que le communisme a été mal interprété et que l’on pourrait retenter le coup demain
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