Alain Finkielkraut : « J’ai été naïf en oubliant que les réseaux sociaux font la loi »
Le philosophe revient sur les propos qu’il a tenus à la télévision à propos de l’affaire Duhamel et qui ont déclenché un tollé.
Dans ses apparitions hebdomadaires sur la chaîne LCI, Finkielkraut en liberté, le philosophe et académicien, producteur de l’émission Répliques sur France Culture, disséquait l’époque. Lors de son dernier passage, il s’est exprimé sur l’affaire Olivier Duhamel, du nom du célèbre politologue accusé d’inceste sur son beau-fils. Ses propos, qui évoquaient notamment la question du « consentement » en décrivant le travail de la justice, ont provoqué une vague de réactions virulentes sur les réseaux sociaux.
A-t-il commis une faute ? Fallait-il, au nom de la retenue, ne pas parler en ces termes d’une question si brûlante ? Ou s’agit-il d’une négation du libre débat ? Il est difficile de se faire une idée puisque la vidéo de l’intervention du philosophe n’est plus disponible dans son intégralité et que seuls des extraits choisis subsistent sur les réseaux. Alain Finkielkraut revient avec nous sur cet épisode qui relève, pour lui, de la cancel culture.
Le Point : Lors de votre passage à LCI le 11 janvier, certains de vos propos sur l’affaire Duhamel ont fait scandale. Après avoir dit que les actes d’Olivier Duhamel étaient inexcusables, vous avez déclaré :
« Ce que fait aussi la justice, c’est qu’elle recherche le cas dans sa singularité. Or, ici, on n’a pas les éléments et quand on essaye de le faire – y a-t-il eu consentement ? À quel âge ça a commencé ? Y a-t-il eu ou non une forme de réciprocité ? – on vous tombe immédiatement dessus. » Comprenez-vous que vos propos aient pu choquer ?
Alain Finkielkraut :
Mon propos était de dire que lorsque la justice sort du prétoire, elle sort de la civilisation. J’ai donc opposé la justice pénale à la justice médiatique. La première fait des distinctions, à la différence de la seconde, qui les abolit toutes. Pour comprendre chaque acte dans sa singularité, elle pose des questions. La question du consentement, ce n’est pas moi qui, par je ne sais quelle perversité, ai voulu l’introduire. J’ai essayé de me mettre non à la place de l’avocat ou du procureur, mais du juge. Je constate que la présomption de non-consentement pour les mineurs de 15 ans réclamée par des associations depuis quelque temps n’a pas été acceptée car les juges tiennent à leur pouvoir souverain de statuer au cas par cas. Ils veulent pouvoir faire la différence entre une atteinte sexuelle et un viol. Cela n’exonère évidemment pas l’adulte, et notamment celui qui exerce une autorité morale, de sa responsabilité pénale. Sous le coup de l’émotion suscitée par les révélations de Camille Kouchner, la loi va sans doute être modifiée. Pour ma part, je n’ai pas témoigné de la moindre complaisance pour les actes dont Olivier Duhamel est accusé. Ceux qui me condamnent font un contresens.
Les abus sexuels ne posent-ils pas une question trop insoutenable pour être discutée si librement ?
C’est dans l’enceinte judiciaire que ces affaires se traitent. Or l’affaire Duhamel est prescrite, et, en outre, ni la victime ni l’agresseur ne se sont exprimés. La stupeur et l’indignation sont légitimes mais nous n’avons pas les moyens de percer l’énigme. Nous devrions donc nous abstenir de transformer cette histoire singulière dont nous ignorons la teneur précise en histoire emblématique. Les victimes ne sont pas interchangeables, les prédateurs non plus. Si je suis intervenu dans cette affaire, ce n’était pas pour prendre la défense de l’accusé, mais pour défendre la sagesse juridique, c’est-à-dire l’intelligence des cas particuliers, contre l’instinct justicier, qui ne fait pas dans le détail.
Vous avez pourtant choisi de vous exprimer sur ce sujet à chaud, et en direct…
À la rentrée de septembre 2020, LCI m’a proposé une conversation hebdomadaire de trente minutes avec David Pujadas, intitulée Finkielkraut en liberté. Je l’ai acceptée car elle me donnait le temps de développer ma pensée. À l’époque de la faillite des philosophies de l’histoire, la question « Qu’est-ce qui se passe ? » est devenue une grande interrogation philosophique. J’ai donc tenté l’expérience d’un bloc-notes télévisuel. Mais j’avais oublié que nous ne vivions plus sous le règne de la télévision, et qu’aujourd’hui Internet, la numérosphère, surplombe la vidéosphère. Internet, c’est la culture de l’extrait. On sort un passage d’une intervention, on le jette en pâture sur les réseaux sociaux, et vous êtes condamné non pour ce que vous avez dit dans l’émission mais pour ce que cet extrait vous fait dire. Je croyais encore que la télévision existait pour elle-même et que, dans certaines conditions, je pouvais m’y exprimer. Je n’avais pas tout à fait pris la mesure du nouveau monde.
En 1977, dans « Le Nouveau Désordre amoureux » cosigné avec Pascal Bruckner, vous écriviez :
« La subversion, si l’on y croit encore, ce serait de nos jours moins l’homosexualité que la pédérastie, la séduction des “innocents” (d’où le scandale que provoquent les livres de Tony Duvert alors qu’ils devraient stimuler, susciter des vocations, dessiller les yeux). » Comment comprendre ces propos ?
Lorsque avec Pascal Bruckner nous avons écrit Le Nouveau Désordre amoureux et Au coin de la rue l’aventure, nous prenions acte du fait que les histoires d’amour avaient changé de nature depuis que la loi ne réprimait plus ni le désir ni la relation passionnée entre Roméo et Juliette. La transgression ne subsistait plus que dans les relations entre adultes et adolescents. Nous ne le célébrions pas, nous le constations. Mais ceux qui viennent débusquer dans des écrits anciens une raison supplémentaire de faire de moi le complice de la pédophilie devraient se poser une tout autre question, vertigineuse : dans les années 1970, Tony Duvert, auteur de Quand mourut Jonathan et du Nouvel Ordre sexuel, était porté aux nues. Qu’est-ce à dire, sinon que la morale elle-même est soumise à la mode ? Mais qu’est-ce qu’une morale grégaire, pur reflet de l’esprit du temps ? S’il n’y a plus dans le monde humain de principe transcendant et intangible, si la morale ellemême est une suite d’extases contradictoires, alors on peut imaginer que l’antiraciste fervent d’aujourd’hui aurait été, avec le même enthousiasme, antisémite dans les années 1930.
Vous donnez l’impression de défendre la liberté sexuelle contre une forme de puritanisme. N’est-ce pas ce qui vous relie encore à la gauche ?
Je ne défends certainement pas la liberté d’abuser des enfants et des adolescents. Je défends le droit. La chaîne populiste
Sud Radio a réalisé un sondage auprès de ses auditeurs et 90 % d’entre eux considèrent que mon renvoi de LCI est pleinement justifié. Pour le dire en termes américains, dans cette affaire, j’ai contre moi et la droite trumpiste et la gauche des campus qui a massivement voté Biden : les uns et les autres sont horrifiésparcequ’ilscroientêtremondiscours.Étrangeréconciliation.
N’êtes-vous pas tout de même un provocateur dans l’âme ? Ce n’est pas la première fois que vous suscitez une polémique…
J’ai autre chose à faire dans la vie que d’être un provocateur. Ce n’est pas par goût infantile de la provocation que j’essaie systématiquement de m’interposer entre les foules déchaînées et leurs cibles successives. C’est ma manière d’être juif, d’appartenir à un peuple longtemps élu par la haine universelle. Même quand les boucs émissaires sont coupables, le « tous contre un » me terrifie. Je ne cherche pas à créer des polémiques, mais il est vrai que les choses ne cessent d’empirer. Comme chacun sait, car comme dit Kafka, « le tribunal n’oublie rien », j’ai déjà été dans l’oeil du cyclone. Mais lors de mes précédentes mises en cause, les micros se tendaient : on me demandait de m’expliquer. Après mon renvoi brutal de LCI, en revanche, aucune matinale, aucun talk-show, comme on dit depuis que le français est une langue morte, ne m’ont invité. Silence radio, c’est le cas de le dire.
Ne pouvant laisser la manipulation occuper toute la place, j’ai donc écrit une tribune pour rétablir mon honneur et la vérité. Elle a été refusée partout. Les uns me voulaient du mal ; les autres voulaient, disaient-ils, me protéger. J’ai donc envoyé ce texte à mes amis et connaissances. Certains l’ont mis sur leur page Facebook. Ainsi circule mon premier samizdat. Après l’attaque à la hache devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, en septembre 2020, tous les médias ont proclamé leur attachement indéfectible à la liberté d’expression. C’est du pipeau. La censure qui tombait autrefois sur la presse, aujourd’hui en émane. Ce n’est pas le pouvoir politique qui est liberticide, c’est le pouvoir médiatique, lui-même esclave de l’hystérie de l’époque. Heureusement, il y a encore quelques failles dans le dispositif.
Allez-vous cesser d’apparaître à la télévision ?
Je ne vais pas présenter mes excuses aux insulteurs. Mais j’ai deux regrets. J’ai été naïf en oubliant que les réseaux sociaux font désormais la loi. Et j’ai été égoïste en oubliant que je n’étais pas le seul à porter mon nom. D’autres que moi qui devraient avoir le droit d’exister par eux-mêmes sont contraints de répondre de ce que la mauvaise foi ambiante appelle mes « dérapages ». Cela me serre le coeur. Si je reparais à la télévision, je me censurerai, non pas pour complaire à la nouvelle mode morale, mais pour ne jamais rien dire qui puisse mettre en difficulté les miens
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« S’il n’y a plus dans le monde humain de principe transcendant et intangible, alors on peut imaginer que l’antiraciste fervent d’aujourd’hui aurait été, avec le même enthousiasme, antisémite dans les années 1930. »