Le Point

Carrefour, ce nouveau « trésor national »…

- PAR BEATRICE PARRINO

C’est l’heure du crépuscule et des présentati­ons. Voici deux hommes impatients de se rencontrer. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances de la France, 6e puissance mondiale, et un parfait inconnu, Alain Bouchard, président et cofondateu­r de l’enseigne alimentair­e CoucheTard, 2e fortune du Québec avec 3,3 milliards d’euros dans sa besace. Nous sommes le 15 janvier, au 6e étage de Bercy. Trois jours plus tôt, le ministre a appris que ce Québécois de 71 ans, amateur de grands vins français et italiens, veut investir chez nous : pas dans le secteur de l’énergie ni dans celui des transports, et encore moins dans une entreprise où l’État français est au capital. Bouchard s’intéresse aux petits pois et au papier hygiénique. C’est son métier depuis toujours ; il y excelle. Dans ses 14 200 points de vente, implantés dans 26 pays, il écoule 750 000 cafés et 490 000 hot dogs par jour. Il veut grossir en avalant Carrefour, qui ne montre nulle réticence à discuter d’un tel rapprochem­ent. Poids du potentiel futur ensemble : 45 milliards d’euros, et une 3e place au classement mondial des plus grands groupes de distributi­on cotés en Bourse. Pas mal, non ?

Le projet n’éveille guère les papilles de Le Maire. Bouchard poursuit, raconte qu’il compte aussi dans son empire des stationsse­rvice, bientôt toutes dotées de bornes électrique­s… Rien n’y fait : Le Maire n’est pas emballé par les potentiell­es synergies de développem­ent entre son champion national et ce Couche-Tard. Mais qu’importe, au fond, que les courbettes de Bouchard n’ouvrent pas l’appétit du ministre? Ne parlet-on pas de deux entreprise­s 100 % privées? Ah. Si c’était aussi simple… Car, et le grand public l’ignore, Le Maire, en tant que ministre des Finances, peut barrer la route à tout projet venu d’ailleurs. La loi lui confère des pouvoirs de contrôle sur les investisse­ments étrangers en France. Et il a décidé, en accord avec l’Élysée, que le mot d’ordre serait : « Pas touche à mon Carrefour.» Pour ne pas porter atteinte à la « sécurité alimentair­e » des Français, Bouchard est prié d’aller se coucher. Le Maire ne fait donc que répéter à Bouchard ce qu’il a dit deux jours plutôt sur France 5 (« Je n’y suis pas favorable »), agitant un décret entré en vigueur le 1er avril 2020, pour tuer dans l’oeuf toute ambition québécoise.

« Un jeu dangereux ». Le petit monde des affaires est d’autant plus sidéré que Carrefour est loin d’être en situation de monopole. «C’est un jeu dangereux. Même en Chine, il y a un semblant de procédure pour filtrer les investisse­ments étrangers », persifle un avocat d’affaires. Comprendre : le texte auquel fait référence Le Maire ne lui donne pas les pleins pouvoirs. Il indique que toute opération intervenan­t dans la distributi­on de produits agricoles doit être soumise au ministre. Après un examen de la direction du Trésor, il peut opposer des conditions à l’acquéreur. Dans le cas où il ne serait pas satisfait de ses réponses, il peut rejeter l’opération, mais en justifiant sa position. En théorie, donc, CoucheTard aurait pu rafler Carrefour s’il était allé au bout de sa démarche, mais Bouchard, persona non grata en terre de France, a préféré retirer son offre, avant même l’ouverture de discussion­s sérieuses.

« C’est très basique : ou vous bloquez l’opération, ou vous la laissez passer. Il n’y a pas d’entre-deux. Les Français ont compris que les déclaratio­ns du type “L’État sera vigilant à la préservati­on des emplois” ne valent pas grand-chose », nous explique Le Maire. Il aurait, semble-t-il, bloqué l’opération car les choses n’avaient pas été faites dans le bon ordre, l’État n’a pas été averti assez tôt.

L’État a été informé le 12 janvier de l’offre canadienne, reçue début janvier, et de possibles négociatio­ns ; d’ailleurs, des représenta­nts de Couche-Tard arrivent le lendemain à Paris. Bruno Le Maire et le PDG de Carrefour, Alexandre Bompard, se parlent le 13, en début d’après-midi, sans éclats de voix. Et puis, patatras, le ministre s’exprime quelques heures plus tard à la télévision, et met en morceaux le projet. Que s’est-il passé ? Au sommet de l’État, on raconte aujourd’hui qu’on s’est forgé la conviction qu’un accord était imminent. « En suivant à la lettre la procédure de contrôle des investisse­ments étrangers, nous n’aurions pas pu nous opposer à l’opération. Nous étions obligés de le faire publiqueme­nt pour affirmer la place de l’État. »

Le Maire raconte avoir reçu une flopée de messages de félicitati­ons du monde des affaires. Pourtant, depuis notre poste d’observatio­n, nous n’entendons que des cris d’orfraie s’élever. « On vient de basculer du protection­nisme économique vers le national-populisme économique, s’époumone un dirigeant du CAC 40. C’est normal que l’État s’intéresse à l’avenir d’un des plus gros

employeurs de France. Tous ■ les pays le font. Mais il y a un problème de forme évident, tout cela doit se faire discrèteme­nt et surtout avec des arguments solides. Le risque, c’est de fragiliser les entreprise­s françaises. »

Au capital de Carrefour, on trouve surtout des investisse­urs étrangers. Mais deux Français se distinguen­t : Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH, et la famille Moulin, propriétai­re des Galeries Lafayette, deux des plus grosses fortunes de France. « Quand ils ont besoin de nous, ils savent où nous trouver, mais, en revanche, pour nous avertir d’une telle opération, c’est une autre affaire… Cela pose un problème politique : il aurait été aisé de nous reprocher d’aider d’un côté des actionnair­es [la famille Moulin, NDLR] à coups de centaines de millions à travers des PGE, et de les laisser céder un groupe stratégiqu­e français à des étrangers », explique-t-on au gouverneme­nt. Et Le Maire de préciser : « Même si l’actionnari­at a une place importante, le nouveau capitalism­e post-Covid ne peut pas se limiter qu’à lui. Il y a aussi le sens que l’on donne à une entreprise, et Carrefour a un rôle stratégiqu­e dans l’alimentati­on des Français. »

Ce dernier argument prête à sourire. « La prochaine fois, il s’agira de quoi ? Rétablir la fixation du prix du lait et des céréales en Conseil des ministres ? Mais cela fait longtemps que la souveraine­té alimentair­e n’est plus un sujet pour la France, nous la pensons au niveau européen ! » peste un ex-ministre socialiste de l’Agricultur­e. Un avocat engagé par l’une des parties le reconnaît, l’opération serait probableme­nt tombée sous le coup du décret. Mais il n’y avait pas de raison de s’inquiéter outre mesure… La poussée du Tchèque Daniel Kretinsky au capital de l’Allemand Metro, très implanté en France, n’avait pas suscité un veto de Bercy, qui avait examiné le dossier. Mais le gouverneme­nt martèle : « Carrefour est stratégiqu­e, la pandémie nous l’a confirmé. » Il ne s’agirait pas seulement de l’approvisio­nnement en pâtes et en riz des Français, mais aussi de la préservati­on de la chaîne logistique, des centrales d’achat…

La notion de « sécurité alimentair­e » a été introduite dans la législatio­n, sous forme de décret, à la suite de la loi Pacte promulguée en 2019. Le député LREM Roland Lescure, rapporteur du texte, souligne que « la logique du texte était de mettre fin à la naïveté des Européens et de la France sur les investisse­ments étrangers, de se doter de vrais moyens pour protéger nos actifs stratégiqu­es, en particulie­r technologi­ques. L’idée n’était pas de dresser de nouvelles barrières aux frontières ». Lescure a été vice-président de la puissante Caisse des dépôts du Québec, où il était chargé des investisse­ments, dont ceux dans… Couche-Tard. Sur l’affaire elle-même, il ne souhaite pas s’exprimer. Mais il se souvient qu’il y a eu débat entre élus pour inscrire la sécurité alimentair­e dans la loi. En plongeant dans les archives parlementa­ires, on peut lire, d’ailleurs, que le gouverneme­nt avait rejeté cette idée avant d’accepter son introducti­on par décret d’applicatio­n. « La crise nous a montré la nécessité d’avoir une chaîne de valeurs solide, de bout en bout », justifie aujourd’hui Le Maire.

« Patriotism­e industriel ». Sommes-nous plus sévères que les autres ? Non, les États-Unis, au nom de la sécurité nationale, peuvent bloquer toute opération ; les Canadiens sont aussi vigilants ; les Allemands sont réputés peu accueillan­ts sur leurs terres ; ne parlons même pas des Chinois. Mais, généraleme­nt, tout se fait loin des caméras, et avec une doctrine lisible… Derrière cette affaire Carrefour se pose la question du financemen­t des grands groupes et de l’attractivi­té de la France. « Les politiques économique­s et fiscales que nous avons engagées avec le président de la République depuis trois ans ont porté leurs fruits.

« Carrefour a un rôle stratégiqu­e dans l’alimentati­on des Français », argumente Bruno Le Maire.

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Ginette Moulin, présidente du groupe Galeries Lafayette.
Abilio Diniz, président du Peninsula Participac­oes. Principaux actionnair­es de Carrefour, ils étaient prêts à passer à table…
Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH. Ginette Moulin, présidente du groupe Galeries Lafayette. Abilio Diniz, président du Peninsula Participac­oes. Principaux actionnair­es de Carrefour, ils étaient prêts à passer à table…
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(Trop) gourmand ? Alain Bouchard, président et cofondateu­r du distribute­ur alimentair­e Couche-Tard. 2e fortune du Québec, il « vaut » 3,3 milliards d’euros.

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