Adrian Cheng : quand l’art se fait le mall
La nuit est tombée, la baie de Hongkong étincelle comme une couronne, un ballet d’hélicoptères du gouvernement bourdonne dans la ruche de gratteciel. Adrian Cheng est arrivé tard, tout sourire, en survêt’et jogging, décontracté, façon startupeur. La vue est époustouflante, au 6e étage du K11 Musea, le nouveau « vaisseau amiral » de son groupe. Inauguré en 2019, c’est un lieu inclassable, où des oeuvres d’art sont exposées au milieu des boutiques Cartier et Saint Laurent. Une mosaïque de papillons de la star britannique de l’art Damien Hirst rayonne à l’entrée du café.
«Un jour, tous les grands magasins deviendront des musées et tous les musées deviendront des grands magasins », osait Andy Warhol en 1975. Adrian Cheng, diplômé de Harvard, et fils aîné du tycoon Henry Cheng, qui dirige toujours l’empire immobilier New World Development ainsi que le joaillier Chow Tai Fook, dit ne pas connaître la célèbre phrase de l’artiste américain. Qu’importe, il réalise la prophétie. Il met
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en effet la touche finale à son grand oeuvre, un ■ immense complexe autour de « Victoria Dockside », les berges de Kowloon, la partie continentale de Hongkong. Entre un hôtel de luxe, des quais réaménagés en promenade, une résidence de prestige (K11 Artus), une tour de bureaux (K11 Atelier), se niche K11 Musea, un temple de la consommation qui évoque les jardins suspendus de Babylone avec son imposante façade verdoyante. Fin 2020, le jeune milliardaire, qui a fêté ses 41 ans, a inauguré sur les toits de ce centre les dernières salles consacrées à l’art contemporain.
La conception de K11 Musea a mobilisé plus d’une centaine de designers et de créateurs. Structuré autour d’un atrium de six étages sous une coupole en toile d’araignée, son mélange unique entre Art déco et motifs organiques est issu de la rencontre entre le maître de l’architecture de paysage
James Corner et le jeune designer hongkongais Otto Ng. Les abords des boutiques de luxe regorgent de petits espaces insolites, conçus par des artistes contemporains, où les badauds viennent s’asseoir, totalement immergés dans l’oeuvre. Au hasard d’une visite de K11 Musea, on peut ainsi s’échouer dans des fauteuils sans se rendre compte qu’il s’agit d’une oeuvre immersive, tel le Perroquet à 5 couleurs, du peintre abstrait shanghaïen Zhang Enli, un mobile d’oiseaux tropicaux tournant sous un plafond aux motifs végétaux.
Labyrinthe. Comme les châteaux et cathédrales de la Renaissance, c’est un labyrinthe aux détails infinis : là des murs de mousse vivants, ici un plafond gaufré lumineux, conservé de la salle de bal de l’ancien hôtel Continental qui occupait le site dans les années 1970, ou encore un globe géant où sont exposés des masques en tissu dessinés par des créateurs, des pièces d’artisanat chinois disséminées jusque dans des chambres secrètes, des sculptures, un jardin d’enfants et un potager sur les toits, et au dernier étage donc, des salles à louer pour des ventes privées ou des événements de grandes marques, adossées à des galeries d’art pour des expositions temporaires – la première accueillait le plasticien français Neil Beloufa.
Musea est-il d’abord un grand magasin ou un musée ? « Nous le nommons de plein de manières différentes », reconnaît son créateur. Sans signification particulière, «K11», la marque, sonne comme un de ces sigles énigmatiques sur les cartels de certains tableaux. « Art Mall », le nom du premier K11, toujours ouvert à quelques rues de là, prêtait à confusion : on pouvait croire qu’il s’agissait d’un supermarché d’oeuvres d’art… Adrian Cheng, de toute façon, n’aime guère le terme de « mall » (centre commercial en anglais). Trop trivial, confesse son entourage. Ceci n’est pas un mall, aurait pu dire Magritte. En attendant, Cheng continue donc de chercher la bonne formule. Comme l’idée d’une « Silicon Valley de la culture », par exemple, sur laquelle il a récemment beaucoup communiqué (il aimerait faire incuber au K11 Musea les talents créatifs locaux et mondiaux) et qui parle à l’évidence aux investisseurs – mais pas forcément aux fans et habitués, des « milléniaux » chez qui ce marketing orienté business déclenche des éclats de rire.
À Hongkong, pour autant, ça ne choque personne que « K11 Musea » se prenne pour un musée, statut réservé d’ordinaire à des palais de marbre où la boutique est reléguée en fin de visite. Son fondateur s’en défend, il n’a pas la prétention de subvertir l’art en le fusionnant avec le monde marchand. Sa démarche est selon lui bien plus simple, « authentique ». « Un musée est un lieu où il y a une muse, de l’inspiration, des aspirations, des rêves, de la créativité et du divertissement, avance-t-il, lyrique. Un lieu qui organise des expositions et rend manifeste la beauté de l’humanité. Je veux juste remettre ces éléments dans la vie quotidienne, normale, afin d’enrichir notre population par le pouvoir de la créativité, de la culture et de l’innovation. » Dans des villes asiatiques, où le shopping est devenu l’activité sociale par excellence, placer l’art au centre de la vie supposait donc de créer une expérience hybride, où le lèche-vitrines rencontre la flânerie contemplative de l’esthète. C’est la promesse tenue de K11 Musea.
Les premiers pas d’Adrian Cheng, en 2009, furent pourtant accueillis froidement. « On m’a dit : “Vous ne connaissez rien à l’art, vous ne le respectez pas, vous jouez avec, vous voulez faire de l’argent et vous n’êtes pas sérieux, ce n’est pour vous qu’un jouet de gosse de riche” », se souvient-il amèrement. Adrian aurait pourtant pu se contenter de reprendre les affaires paternelles (une fortune familiale de plus de 14 milliards de dollars selon Forbes), au lieu de se risquer personnellement dans le milieu de l’art dont les critiques peuvent se montrer sans pitié. « Mmmh… j’étais certainement de ceux-là, avoue Vivienne Chow, ancienne critique attitrée du South China Morning Post, aujourd’hui indépendante. La marque K11 a fait du chemin. La différence est énorme, comparé à l’époque de l’ouverture du premier K11. […] On doit leur donner crédit d’avoir été tenaces en essayant de prouver aux gens qu’ils se trompaient, durant une décennie entière. »
C’est aussi l’avis de Loïc Le Gall, directeur de Passerelle, centre d’art contemporain de Brest, qui a travaillé pour Adrian Cheng : « La fondation K11 s’est sta
« Un musée est un lieu où il y a une muse, de l’inspiration, des aspirations, des rêves, de la créativité et du divertissement. » Adrian Cheng
bilisée avec le recrutement de la curatrice Venus Lau à sa tête en 2017. » La même année, Le Gall, alors dans les équipes du Centre Pompidou, a été chargé par K11 du commissariat de leur exposition de l’artiste pékinoise Liang Yuanwei, à la Biennale de Venise : « Ils m’ont laissé les coudées franches. J’ai rarement eu autant de liberté. » Au bénéfice de K11, il note surtout ses « prises de risque » dans le fait de montrer des « choses pas évidentes pour le public», des performances, des vidéos. «En Chine, Adrian Cheng dicte un goût. Il désigne l’artiste à suivre », conclut Le Gall. Cheng a ainsi su construire patiemment sa marque avec sa fondation d’art. Non seulement en Asie, mais aussi avec des institutions en pointe en Occident. Membre du cercle international de Pompidou, mécène du palais de Tokyo, il a organisé en 2014 dans le K11 de Shanghai, en collaboration avec le musée Marmottan, la plus grande exposition de toiles de Monet. Et, à New York, il a sponsorisé au MET un programme éducatif sur l’art chinois.
« Mégalo ». Son succès a le don d’énerver certains. Même des collaborateurs le trouvent parfois « mégalomane »… Ses détracteurs ont cru à sa chute, quand son nouveau joyau, K11 Musea, est arrivé au pire moment – entre les troubles politiques hongkongais de 2019 et la pandémie de 2020. Mais Cheng n’est pas du genre à se décourager. Coup de chance, l’Asie a échappé à la deuxième vague. Et, contrairement aux musées, les centres commerciaux sont restés ouverts. L’heure est déjà en Chine aux « achats revanches », véritable boulimie de consommation. Dans la tempête, le milliardaire mise toujours sur son « authenticité », qui lui garantit la fréquentation de ses fidèles. « Beaucoup de gens n’ont pas encore compris notre modèle », explique-t-il. Pour lui, ce qui compte, c’est l’expérience des visiteurs des K11, qu’il définit comme un « voyage » dont il serait le « curateur ». « Personne ne fait ça. La plupart du temps, quand il y a de l’art [NDLR : dans des grands magasins], ils se contentent de mettre des sculptures et des peintures. […] Il n’y a aucun ADN, aucune histoire, aucune narration… Or il faut guider les clients dans ce voyage. Leur donner à apprendre, bâtir un savoir avec eux. »
L’art contemporain selon Adrian Cheng est donc bien plus qu’un simple alibi commercial. C’est un pari sur l’avenir. Sa clientèle est constituée de fidèles issus de la «génération Z», et leur intérêt pour l’art contemporain garantit qu’ils continuent de fréquenter les boutiques, au lieu de basculer entièrement dans le numérique. Pour eux, il a tissé tout un écosystème autour de ses lieux, avec visites guidées, cours, webinaires… Infatigable, Cheng prépare maintenant l’ouverture d’un luxueux club privé Rosewood, sa chaîne d’hôtellerie, et prolonge son expansion en Chine, mais aussi à Singapour et à Londres. Tout en retapant sur son temps libre des salles de cinéma mythiques de Hongkong. Dernière confidence avant de filer, sur un « projet top secret » : il ouvrira, au printemps 2021, un « cabinet de curiosités » au sein de K11 Musea. On dirait bien qu’ici les musées sont vus comme des « commerces essentiels »…
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