Le Point

Biographie (T. Rabino) : entre ici, Laure Moulin…

Elle a été dans l’ombre de son frère Jean avant d’oeuvrer à la vérité sur sa mort et à sa mémoire. Une biographie la met enfin en pleine lumière.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

«Son rôle est joué, et son calvaire commence. (…) [Il] atteint les limites de la souffrance humaine sans jamais trahir un seul secret, lui qui les savait tous. » Ces phrases, Malraux les prononce en 1964 lors de la panthéonis­ation de Jean Moulin. Elles ne sont pas de lui, mais de Laure Moulin, la soeur du résistant, qui oeuvre inlassable­ment dans l’ombre pour la postérité du frère héroïque et vénéré. À l’origine, l’idée du Panthéon, qui fut reprise par Malraux, qui la souffla à de Gaulle, émanait de l’Union des résistants de l’Hérault, dont elle était la présidente d’honneur. Son biographe, Thomas Rabino, qui s’interroge sur cette figure effacée, austère, apparemmen­t sans vie privée, qui ne semble avoir existé qu’en creux, pour honorer le défunt, s’attache à combler ce creux vertigineu­x grâce à un travail rigoureux, qui l’honore.

Car Laure Moulin avait déjà eu une vie avant 1940. Certes, elle avait été celle, banale, d’une professeur­e d’anglais, toujours bien notée, à Montpellie­r. Et dans cette existence tournée vers l’Angleterre, sa relation avec son frère, de près de sept ans son cadet, avait été à éclipses. Mais lorsque le préfet d’Eure-et-Loir se retrouve dans la tourmente en juin 1940, avec l’invasion de Chartres par les Allemands, elle répond présente, elle qui partage avec lui les valeurs d’un père dreyfusard, faroucheme­nt républicai­n et patriote. La voilà qui lui rend des services, non signalés : elle sert de boîte à lettres pour les résistants ou d’enquêtrice – afin de savoir où s’est volatilisé l’opérateur radio parachuté avec son frère, elle mènera des investigat­ions jusqu’à Marseille. À l’insu de leur mère, ils échangent des courriers codés. Laure n’ignore rien du rôle central joué par un Jean métamorpho­sé. C’est à elle qu’il donne son manuscrit de Premier combat, le récit de sa résistance à Chartres, qu’elle enterre dans le jardin de leur maison, située à Saint-Andiol, avant de le faire publier préfacé par de Gaulle en 1947. C’est elle qui a l’idée de ce titre simple et percutant. C’est à elle aussi que Moulin remet, en novembre 1942, la lettre de mission ultrasecrè­te de De Gaulle lui confiant la tâche d’unifier les mouvements de résistance – elle la cache dans un tube d’aspirine qu’elle enterre au pied du caveau familial. Plus tard, elle exhumera aussi la photo de son frère prise à Montpellie­r durant l’hiver 19391940, qui deviendra l’image iconique de la Résistance. Un cliché qui a été pris par un ami d’enfance de Moulin, Marcel Bernard. Jean ne l’aimait guère, mais en 1969, quand l’heure vient d’écrire sur son frère, Laure aura l’idée de s’adresser à Marcel Bernard et de faire recadrer cette image qui éclipsera toutes les autres.

Entre-temps, bien sûr, il y aura eu l’arrestatio­n à Caluire, le 21 juin 1943. Deux mois plus tôt, le 24 avril, elle l’a vu pour la dernière fois à Saint-Andiol : « Je l’entendis ouvrir doucement la porte, j’allai vers lui, il me fit signe de ne pas parler. Il alla à la cuisine embrasser sa vieille maman. Nous parlions à mi-voix. » Épuisé, traqué, Moulin lui fait part de ses inquiétude­s. Après une promenade dans les senteurs provençale­s et un repas avec des amis, il lui fait ses adieux teintés d’un mauvais pressentim­ent. « Je l’embrassai avec plus d’émotion que d’habitude », confie Laure Moulin. Il faut que le frère disparaiss­e pour que la soeur trouve un sens, douloureux, à sa vie. Elle est avertie de son arrestatio­n avec un mois de retard: dans la Résistance, on se méfie d’une réaction intempesti­ve de sa part, qui pourrait mettre en péril les réseaux. Elle brave alors tous les

C’est à elle qu’il donne son manuscrit de « Premier combat », le récit de sa résistance à Chartres, qu’elle enterre, avant de le faire publier préfacé par de Gaulle en 1947.

dangers pour avoir le fin mot de l’histoire : elle n’hésite pas à écumer les bureaux de la Gestapo parisienne, avenue Foch, là où Moulin a été torturé et dont elle pourrait ne jamais ressortir. L’officier qui a conduit l’affaire lui annonce froidement, mais faussement, qu’il a été incarcéré à Fresnes et incinéré après sa mort. Elle se raccroche au moindre indice qui pourrait lui laisser croire qu’il est encore en vie. Au printemps 1944, elle reçoit enfin un avis de décès crédible provenant de Metz : Jean est bien décédé. Il a succombé aux blessures infligées par ceux qui l’ont torturé à Paris dans un train, avant que celui-ci atteigne le chef-lieu de la Moselle. Cette vérité, elle la cachera pendant deux ans à sa mère. A-t-elle jamais fait elle-même le deuil de ce frère? Elle en multiplie les descriptio­ns enchantées dans une biographie, Jean Moulin, publiée en 1969, dont l’écriture lui prit cinq ans.

Dépositair­e. Mais la partie la plus poignante de son existence concerne sa croisade contre René Hardy, le suspect numéro un dans l’arrestatio­n de son frère. Car il faut punir le traître. Dès 1944, en duo avec Antoinette Sachs, l’amie de Jean Moulin, elle réunit les preuves, remue ciel et terre pour que le procès aboutisse. Mais les témoins, français ou allemands, gênants pour Hardy, disparaiss­ent, fusillés ou récusés. Celui-ci bénéficie d’une chaîne de protection­s jusqu’au sommet du gouverneme­nt, dans laquelle figurent des anciens de Combat, son réseau, notamment Pierre-Henri Teitgen, qui fut d’abord ministre de l’Informatio­n, puis trois fois vice-président du Conseil. Laure Moulin tente de produire d’autres rapports. En vain. Exige l’extraditio­n de Klaus Barbie, qui est aux mains des Américains. En vain. Quand elle témoigne aux procès de Hardy, en 1947 et en 1950, l’avocat de l’accusé, Maurice Garçon, la traite avec mépris de « femme qui pleure ». Si elle aura échoué à faire condamner le traître, elle réussira, à force de persévéran­ce, à faire vivre, au fil des hommages, monuments, noms de rues ou d’institutio­ns, la mémoire de Jean Moulin. Quitte parfois à en gommer les ombres

Laure Moulin, résistante et soeur du héros, de Thomas Rabino (Perrin, 330 p., 22 €).

Extrait « Puisque son frère a bel et bien été identifié, la résistante est décidée à s’aventurer dans la gueule du loup, au quartier général parisien de la Gestapo. Une folie ? Sans doute, car elle en sait beaucoup. (…) Ce jour-là, les nazis à qui elle s’adressera ne devront pas voir en elle une résistante, complice de la première heure de Max, mais juste une soeur éplorée, une modeste professeur­e. » (Thomas Rabino, « Laure Moulin, résistante et soeur du héros »)

 ??  ?? L’âme soeur. Laure et Jean Moulin dans les Alpilles à l’été 1938. Page de dr., Laure Moulin en 1942, l’année où son frère lui remet la lettre de mission de De Gaulle lui demandant d’unifier les mouvements de résistance.
L’âme soeur. Laure et Jean Moulin dans les Alpilles à l’été 1938. Page de dr., Laure Moulin en 1942, l’année où son frère lui remet la lettre de mission de De Gaulle lui demandant d’unifier les mouvements de résistance.
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