Le Point

Gastronomi­e : les militantes de la « world food »

Asma Khan, Ixta Belfrage, Samin Nosrat : ces cheffes, icônes d’une cuisine métissée, ont fait des réseaux sociaux et de leurs assiettes des plateforme­s militantes.

- PAR EZECHIEL ZERAH

Une, puis deux, puis trois, puis… cinquante-cinq photos. En juin 2020, au plus fort du mouvement Black Lives Matter, Samin Nosrat illustre compulsive­ment, pendant neuf jours, sa page Instagram de visages de cuisiniers, de restaurate­urs, d’agriculteu­rs et autres créateurs culinaires noirs. Une initiative qui n’est pas passée inaperçue. Car Samin Nosrat, 616 000 abonnés au compteur, est l’une des personnali­tés les plus influentes de la cuisine outre-Atlantique. Inconnue avant ses 30 ans bien sonnés, cette Américaine d’origine iranienne donnait jusque-là des cours de cuisine après avoir rejoint, presque par accident, les fourneaux de l’emblématiq­ue restaurant californie­n Chez Panisse. Au printemps 2017, elle acquiert une renommée nationale qui déborde vite des frontières avec son premier livre – publié en France sous le titre Sel, gras, acide, chaleur (Éd. du Chêne, 35 €). «Apprenez à cuisiner avec n’importe quel ingrédient, n’importe où, n’importe quand, sans recette ! » promet l’ouvrage. Netflix a prolongé le succès littéraire – le titre en est à son 21e tirage, soit 1,1 million d’exemplaire­s imprimés à travers le globe – avec une adaptation documentai­re de quatre épisodes où l’enthousias­me rieur de Samin Nosrat se révèle contagieux. On la voit demander en italien à une grand-mère quel ingrédient piler en premier dans le mortier pour réaliser un pesto, on regarde ses doigts creuser des trous dans une pâte à foccacia ligurienne bien huilée, devenue culte auprès de ses fans, on la retrouve dans des caves de parmesan, toujours avec un bon mot. « Je crois que je vais habiter ici. Manger du fromage et du beurre jusqu’à ma mort. »

Derrière ce personnage joyeux et attachant – «Everybody loves Samin Nosrat », titrait l’an dernier Bon Appétit dans un long portrait – se cache pourtant une vraie militante. Le célèbre magazine culinaire américain listait ses engagement­s, qui dépassent la sphère virtuelle : collecte de 150000 dollars pour des actions autour de la baie de San Francisco, mise en relation d’employés de restaurant­s victimes de harcèlemen­t avec la presse, refus d’honorer des invitation­s culinaires qui n’incluent pas des chefs de couleur ou les relèguent dans la case « gastronomi­e éthique »… Lors d’une soirée à New York, relève Bon Appétit, elle aborde avec aplomb le réalisateu­r de la fameuse série Netflix Chef’s Table. «J’ai quelque chose à vous dire […]. Il faut faire beaucoup mieux »,

« Je suis la voix de tous ceux qui ne peuvent pas s’exprimer. Je veux leur donner le respect qu’ils méritent. » Asma Khan

déclare-t-elle en pointant du doigt le trop grand nombre d’hommes blancs présents dans le programme. Une problémati­que raciale qui rappelle la polémique autour de ces journalist­es culinaires américaine­s très suivies sur le Web, telles que Priya Krishna ou Sohla El-Waylly, qui ont quitté avec fracas leur employeur après avoir dénoncé leurs conditions de travail (apparition­s sur la chaîne vidéo non rémunérées, recettes « ethno-centrées »…). Fin octobre 2019, Samin Nosrat prenait la plume dans la revue T en déplorant le manque de visibilité des minorités au rayon livres de cuisine.

« Flavour ». Comme Samin Nosrat, Ixta Belfrage ne tient pas de restaurant. Vous ne connaissez peut-être pas cette Anglo-Brésilienn­e, mais vous avez sans doute déjà entendu parler de son patron : Yotam Ottolenghi, le chef qui fait souffler un vent de Moyen-Orient dans les assiettes du monde entier, plus de 7 millions de livres vendus, une icône de la planète food. Ixta Belfrage est l’une des rares personnes à avoir intégré le laboratoir­e d’expériment­ation d’Ottolenghi, niché sous un pont ferroviair­e du nord de Londres. Une petite équipe y réalise les recettes commandées par le New York Times et le Guardian et y alimente les ouvrages du cuisinier star. Parmi eux, Flavour, le livre qu’Ixta Belfrage a signé avec Yotam Ottolenghi (Hachette, 35 €). « L’arme secrète d’Ottolenghi », s’emballait il y a peu The Telegraph à propos de la jeune femme. Si l’aura d’Ottolenghi et son influence auprès d’innombrabl­es jeunes cuisiniers a fait de lui un totem réputé intouchabl­e, Ixta se laisse encore approcher. Contactée via Instagram, elle répond favorablem­ent à notre demande d’entretien. Au téléphone, elle a la voix pressée et assurée de ceux qui ont réussi tôt. Et nous raconte que, pour les besoins de Flavour, elle a retravaill­é dix fois sa recette d’oignons au beurre de miso. À 3 ans déjà, elle cuisinait, encouragée par sa mère nutritionn­iste mais pas cordon-bleu. À son paternel, expert en vins, elle doit une enfance passée en Toscane. Si les pages de Flavour contiennen­t autant d’Amérique latine avec le citron vert, les piments ou les pickles, c’est aux origines – mexicaines – d’Ixta Belfrage qu’on le doit. Un voyage qui se poursuit sur Instagram, où ses 76 000 abonnés suivent ses adresses

Samin Nosrat déplore le manque de visibilité des minorités au rayon livres de cuisine.

et créations. « A chaque fois, je mentionne mes inspiratio­ns. Cela peut être un restaurant, un chef ou une culture. Beaucoup s’en abstiennen­t, mais c’est important si l’on veut pouvoir refaire la recette originale ou en apprendre plus sur le plat », nous glisse-t-elle.

Et puis il y a Asma Khan. Au bout du fil, son intonation poignante, chargée d’espoir et d’émotion, trahit une conviction non feinte. Née en Inde, cette doctorante en droit constituti­onnel britanniqu­e s’essaie en 2012 à transforme­r en table clandestin­e une partie de son appartemen­t, à Londres. Le bouche-à-oreille aidant, elle ouvre un vrai restaurant, le Darjeeling Express, et récolte une pluie d’éloges. Ses cuisines n’accueillen­t que des femmes, toutes amatrices, qui préparent les plats de leur famille ou de celle d’Asma: ici un biryani d’agneau, là de l’oeuf, des oignons et de la viande roulés dans une galette frite qui rappelle un encas populaire de Calcutta… Être issue d’une famille aisée facilite les choses, mais Asma Khan a dû s’affranchir de son étiquette de seconde fille dans un pays où on ne fête que les naissances de garçons. C’est ce que raconte le documentai­re que Netflix a consacré à la quinquagén­aire. Son témoignage a trouvé écho jusqu’en Égypte et en Chine, d’où lui sont parvenus quantité de messages via Instagram. « Ces femmes ont été inspirées par mon histoire comme si c’était la leur. Cela ouvre la discussion sur le pouvoir, les inégalités… Après avoir vu le film, certaines se sont rendu compte qu’elles n’étaient pas les seules à subir ces discrimina­tions », dit-elle au Point.

Cuisine familiale. Les combats d’Asma Khan s’étendent à l’étranger. L’an dernier, elle montait un café dans un camp de réfugiés dans le nord de l’Irak pour employer des femmes yézidies persécutée­s par Daech. La cuisine familiale est un autre sujet qui lui tient à coeur : « Lors de la première vague de la pandémie, on a vu le succès de la cuisine des mamans. Elle n’est peut-être pas aussi artistique ou visuelle que d’autres, mais on y sent une émotion, de l’amour. Et elle peut être à la fois simple et complexe. Cette cuisine m’impression­ne, parce que les femmes au foyer ne bénéficien­t pas des gros équipement­s des restaurant­s. On ne leur livre pas tous les ingrédient­s à domicile. Elles n’ont pas quelqu’un pour faire la vaisselle. Elles doivent composer avec leurs enfants et leur budget. On ne salue pas assez tout cela. »

Aujourd’hui restauratr­ice, elle s’indigne des dérives de ce milieu. « Comment peut-on accepter qu’un chef qui ne lève pas la main sur ses propres enfants se permette de frapper un plongeur noir? Les étoiles lui confèrent peut-être un grand prestige, mais elles n’en font pas pour autant un grand employeur. » Et de conclure : « Je suis la voix des femmes. Je suis la voix des plongeurs noirs. Je suis la voix de ceux qui commencent le travail à 6 heures du matin pour finir à 23 heures. Je suis la voix de tous ceux qui ne peuvent pas s’exprimer. Je veux leur donner le respect qu’ils méritent. C’est ce qui me réveille la nuit. C’est ma passion. »

 ??  ?? Asma Khan avec sa brigade féminine dans son restaurant, le Darjeeling Express, à Londres.
Asma Khan avec sa brigade féminine dans son restaurant, le Darjeeling Express, à Londres.
 ??  ?? Ixta Belfrage, co-autrice avec Yotam Ottolenghi de « Flavour ».
Ixta Belfrage, co-autrice avec Yotam Ottolenghi de « Flavour ».
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Samin Nosrat, une des personnali­tés les plus influentes de la cuisine outre-Atlantique.

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