Le Point

Mathieu Laine : « L’État a fini par réveiller Ubu »

Dans « Infantilis­ation », l’essayiste montre que la pandémie de Covid-19 a rendu l’État nounou plus vigoureux que jamais.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAETITIA STRAUCH-BONART

«Il ne faut pas manger avec Papi et Mamie. Même à Noël. […] On peut aller chez Papi et Mamie à Noël, mais on ne mange pas avec eux. On coupe la bûche de Noël en deux. Papi et Mamie mangent dans la cuisine et nous on mange dans la salle à manger. » Que n’a-t-on commenté, et à raison, cette injonction infantilis­ante, qui ne nous vint pas d’un humoriste, mais d’un représenta­nt de l’État, le professeur Rémi Salomon, président de la commission médicale d’établissem­ent de l’AP-HP, un mois avant Noël. C’en était assez, après des mois de maternage sanitaire, pour décider le professeur affilié à Sciences Po, entreprene­ur et chroniqueu­r au Point Mathieu Laine, à nous alerter de nouveau sur l’emprise d’un État devenu nounou dans Infantilis­ation, un essai en forme de cri du coeur qui inaugure la nouvelle collection d’essais des Presses de la Cité : La Cité. Non pas, évidemment, que la situation épidémique ne méritât pas des mesures inédites, mais pour Laine, la facilité avec laquelle l’État a pu endosser le costume

du précaution­nisme sanitaire n’est que le révélateur ■ d’une tendance profonde et néfaste à renverser au plus vite. Avec une énergie communicat­ive, il nous enjoint de nous échapper de la grande nurserie.

Le Point: Vous brossez le sombre tableau d’un État maternant jusqu’à l’absurde des citoyens qui en redemanden­t. Pouvez-vous nous en dire plus ? Mathieu Laine :

La pandémie a été le révélateur d’un phénomène préoccupan­t : notre infantilis­ation croissante et notre addiction à l’État nounou. Dans mon livre, je tente de penser ce que nous avons vécu en partant de la manière dont on nous a traités, dont on nous a parlé, « aux papis et aux mamies » comme aux « jeunes » injustemen­t pointés du doigt, et à nous tous, considérés en creux comme « incapables », « irresponsa­bles » ou « non essentiels ». En donnant tout pouvoir à la technocrat­ie sanitaire, on a modifié jusqu’à notre langue en usant de ces formules dont font usage certains soignants : « Il a bien pris son cachet ? », « Il s’est bien lavé les mains ? ». Aux « Deux minutes de la haine » du Télécran orwellien ont succédé les « 24 heures du Bien » au temps d’une pandémie qui aura davantage été gérée malgré nous qu’avec nous.

« La tyrannie du bonheur imposé, l’emprise du politiquem­ent correct et l’habitude de voir nos vies sous cloche tracent une route despotique. »

Concrèteme­nt, qu’est-ce qui vous a heurté ?

La liste est aussi longue qu’un jour sans fin : les attestatio­ns pour sortir de chez soi qu’aucune autre grande démocratie au monde n’a exigées ; le bâchage des produits « non essentiels » par des bataillons de fonctionna­ires triant entre les fours (non), les poêles (oui), les vêtements pour enfants de 2 ans (oui), 3 ans (non), après celui des livres parce qu’on fermait les librairies ; le refus de l’aide proposée par les étudiants en médecine, les pharmacien­s ; la non-ouverture des université­s et des lieux de culture plutôt que l’adoption de jauges et de précaution­s adaptées ; la nécessité d’adopter un décret pour autoriser la vente des sapins à Noël alors qu’on avait interdit le muguet du 1ermai et qu’on ne pouvait toujours pas acheter de guirlandes ; etc. Avec la fermeture des remontées mécaniques dans les stations de sports d’hiver, les nouvelles officielle­s ont fini par concurrenc­er Nicolas Canteloup et le Gorafi. « Gare à qui ne marchera pas droit », disait Ubu, qu’ils ont fini par réveiller.

Si votre analyse des absurdités administra­tives est très convaincan­te, ne pensez-vous pas qu’une épidémie est aussi un cas à part, parce qu’elle se propage de façon exponentie­lle et qu’elle exige des privations de liberté exceptionn­elles ?

Je ne dis pas que face à un tel fléau, l’État ne devait rien faire. Même l’économiste Friedrich Hayek en appelle à l’État en cas d’épidémie. Là n’est pas mon propos.

Vous ne critiquez pas le président de la République, dont vous êtes proche. Pourquoi ?

La critique politicien­ne ne m’intéresse pas. D’ailleurs, si Xavier Bertrand, Anne Hidalgo ou Marine Le Pen avaient été à l’Élysée, cela se serait globalemen­t passé de la même manière, voire pire. Pourquoi ? C’est cela qui m’importe. Parce que depuis trop longtemps, le vrai patron, c’est l’État nounou et sa bureaucrat­ie asphyxiant­e. La pandémie lui a offert son heure de gloire : l’hygiénisme, la préférence pour le public au détriment du privé, le désir de contrôler, le centralism­e décisionna­ire et l’idéologie de la précaution ont, avec l’épée de Damoclès d’une responsabi­lité pénale tétanisant les dirigeants, aggravé ce rapport devenu malade entre l’État et le citoyen. Ces maux doivent être traités directemen­t, pas à coups de dégagisme. Car l’infantilis­ation est de tous les partis. Après le « en même temps » et le « quoi qu’il en coûte », doit venir le temps de « l’État enchaîné » et du désenchaîn­ement des citoyens.

Le principe de précaution, que vous attaquez, n’est-il pas la traduction d’un instinct humain sans lequel nous n’aurions jamais survécu en tant qu’espèce ?

Le cognitivis­te Steven Pinker, l’économiste Deirdre McCloskey et l’essayiste Johan Norberg ont démontré que c’est l’idée, l’informatio­n, l’innovation et la coopératio­n dans la liberté et la responsabi­lité qui ont sauvé et permis le progrès de l’espèce – ce qui n’empêche pas une mesure toute camusienne. Pas le précaution­nisme sécuritair­e et l’infantilis­ation sur fond d’épidémie de la peur, comme dans Le Hussard sur le toit, de Jean Giono. Si ces derniers travers avaient dominé, nous n’aurions même pas découvert le feu de peur d’incendier nos huttes ! La constituti­onnalisati­on de la précaution est un poison lent dont nous payons chaque jour les effets.

Mais, au fond, pourquoi défendre la liberté vis-à-vis de l’État ? Nous ne sommes pas si malheureux!

D’abord parce que le centralism­e marié au morcelleme­nt des structures (la myriade des organismes de santé publique, par exemple) est inopérant. L’État est à la fois gros et peu manoeuvran­t. On l’a vu pour les masques et les vaccins, notamment. Un dirigeant, fût-il très intelligen­t, ne peut appréhende­r la multitude des réalités qui nous gouvernent. N’y voyez pas par ailleurs un propos éthéré. La restaurati­on de nos libertés est un sujet capital. Plus l’État en

fait, moins il est efficace. Plus l’État est autoritair­e, moins il a d’autorité. À la levée d’écrou, ces sujets ne devront plus être esquivés.

Vous critiquez l’État nounou depuis plusieurs années. N’est-il pas épuisant de voir la situation empirer ?

Comme un virus contre lequel on ne chercherai­t pas de vaccin, l’infantilis­ation se déploie en nous depuis des décennies, et peut-être même plus. J’en donne de nombreux exemples, et des plus étonnants, sans aucun rapport avec l’épidémie. Toutes les activités de nos vies sont touchées. Tocquevill­e y a consacré des pages sublimes en décrivant un souverain réduisant « chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieu­x, dont le gouverneme­nt est le berger ». La croissance de l’État nounou, toujours plus moraliste, égalitaris­te et accusateur, fait de nous des engourdis, des râleurs insatisfai­ts, des geignards dépendants qui, au moindre problème, se tournent vers l’État. Pour beaucoup, cette servitude est volontaire : non seulement on consent, mais on en redemande. Pour d’autres, la pandémie a eu l’effet d’une prise de conscience. Disons que je me sens moins seul.

Suivant Tocquevill­e, en effet, vous mettez en garde dans votre livre contre le despotisme étatique et administra­tif. Mais n’est-ce pas une crainte vaine ? Notre pays est suradminis­tré, mais ce n’est pas une dictature.

Ceux qui disent que nous sommes en dictature feraient bien d’aller au Venezuela ou en Corée du Nord pour comprendre ce que ce mot implique. En revanche, la tyrannie du bonheur imposé, le désir d’ordre, l’emprise du politiquem­ent correct et l’habitude de voir nos vies sous cloche tracent une route despotique. « Tout homme tend à aller jusqu’au bout de son pouvoir », prévenait Thucydide. Il faut être aveugle pour ne pas sentir la tentation croissante pour l’option autoritair­e.

Peut-on en sortir ? Demeurez-vous optimiste ?

J’ai découvert dans les publicatio­ns académique­s les plus récentes des pistes d’innovation­s exploitabl­es pour créer un « corridor étroit » qui recentre l’État sur ses missions essentiell­es tout en protégeant nos libertés. Je crois en l’Homme, en la bataille des idées et en la puissance de la liberté. Si nous sommes suffisamme­nt nombreux à nous lever, alors oui, nous avons des raisons d’être optimistes

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