Le Point

Gaspard Koenig en enfer

Mobilité, consommati­on, réalité virtuelle… dans un roman dystopique, le philosophe démasque nos fausses libertés. Entre Orwell et Chaplin.

- PAR SAÏD MAHRANE

Ce livre confirme une intuition : Gaspard Koenig n’est plus le même homme depuis la publicatio­n, en 2019, de La Fin de l’individu. Voyage d’un philosophe au pays de l’intelligen­ce artificiel­le (Éditions de l’Observatoi­re-Le Point), qui fut, en réalité, un voyage au bout d’une nuit civilisati­onnelle, où le progrès avait parfois des allures de regrès. Au retour du périple qui l’a mené à San Francisco, à

Séoul, à Tel-Aviv, où il a rencontré les concepteur­s, pour certains illuminés, d’un monde où l’homme devient, grâce à l’innovation, sa propre lumière, l’écrivain-philosophe a acheté une jument,

Desti. L’an dernier, dans un geste vital, il lui a fallu faire le voyage de Montaigne, de Saint-Michel-de-Montaigne à Rome, comme un prétexte pour opérer un retour à la terre, à la nature et aux saisons qui ne répondent, elles, à aucun algorithme. L’occasion de méditer sur les moeurs de ceux de ses contempora­ins qui ne vivent pas au coeur de la Silicon Valley.

Dans L’Enfer, son nouvel ouvrage, la chose vue laisse place à la fiction, mais le sujet central reste le même: la liberté.

Koenig repère les conditionn­ements et les asservisse­ments d’une certaine « li- berté », qu’il décrit parfaiteme­nt dans ce roman, précisémen­t parce qu’il est un véritable libéral. Le narrateur, un prof néolibéral, « formé à l’école de Chicago », mort à la suite d’une maladie, arrive au paradis, mais il découvre bientôt que ce paradis est un enfer, et que cet enfer n’est pas strictemen­t céleste puisqu’il emprunte au terrestre nombre de ses travers. Ce paradis méphistoph­élique est un aéroport, lieu qui charrie bien des symboles et qui est devenu, avec le temps, un marqueur social, celui des fameux « progressis­tes hors-sol ». « Un banal aéroport, avec des boutiques, des comptoirs de compagnies aériennes, des passagers pressés tirant leur valise…, détaille le mort. (…) Les écrivains qui avaient prétendu décrire le paradis, l’enfer et tous leurs mystères s’étaient bien fichus de nous. » L’arrivée

au ciel n’échappe pas à la bureaucrat­ie : le « comptable », à l’entrée, se perd dans ses dossiers d’accueil et d’orientatio­n, fait attendre le candidat et réfère de tout à sa hiérarchie.

L’aéroport, qu’il soit celui de Kasane, au Botswana, ou de Washington, est un labyrinthe duquel les errants ne sortent jamais. Point de panneaux « exit » : « Au bout du couloir, le couloir. » Pour avoir un aperçu de l’extérieur, il faut passer par la réalité virtuelle, ou se contenter des flashs du héros qui ravivent les souvenirs d’une vie paisible, avec un fjord, des brebis et des mouettes. Ces damnés n’ont d’autres choix que de déambuler, consommer, harponnés par quantité de stimuli. Leur but, unique, est l’embarqueme­nt pour une nouvelle destinatio­n. Leur « vie » n’est que correspond­ances et migrations. Au bout de trois jours, les vêtements se décomposen­t, il leur faut donc les renouveler grâce à une carte au crédit illimité. Mais avant d’acheter quoi que ce soit, il est obligatoir­e de présenter une carte d’embarqueme­nt, la sédentaris­ation étant interdite. Les « Rouges », grands ordonnateu­rs de ce monde porteurs de matricules du type « cX4f57U ! g », veillent sur la bonne marche de cet au-delà. C’est inquiétant comme un livre d’Orwell et drôle comme un film de Chaplin. Pour échapper à ce manège infernal, notre mort tente de se suicider en s’ouvrant les veines, ignorant tout des vertus de la médecine régénérati­ve dont les « Rouges » sont adeptes. Alors qu’il souhaite un massage avant un vol, une hôtesse pratique sur lui une fellation… de son doigt. L’avantage de cet enfer – et c’est peutêtre le seul –, c’est qu’on y croise des figures historique­s comme Rousseau, Louis XVI et Milton Friedman. Éveil, mobilité et consommati­on, telle est la devise de ce monde qui évoque, par certains aspects, le nôtre.

La fin du livre, inattendue, nous ouvre les yeux sur la réalité d’un univers à mille lieues du libéralism­e incarné par le cavalier Koenig

L’Enfer, de Gaspard Koenig (Éditions de l’Observatoi­re, 144 p., 17 €).

Dans l’aéroport de ces damnés, point de panneaux « exit » : « Au bout du couloir, le couloir. »

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Terrien. Gaspard Koenig et sa jument, Desti.

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