Le Point

Les stakhanovi­stes de la pétition

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En 2020, Juliette Binoche, Yannick Jadot et Clémentine Autain (photos) sont les champions incontesté­s de la pétition. Juliette Binoche a signé contre l’urgence climatique, pour une refonte des valeurs, pour les indigènes en Amazonie et pour les droits des intermitte­nts face au Covid. Yannick Jadot, contre l’élevage en cage, pour le vote à 16 ans, contre une centrale au fioul en Guyane… Clémentine Autain, contre les inégalité dans le 93, contre l’esclavage des femmes de chambre dans l’hôtellerie et pour les droits des transexuel(le)s…

■■■ pour désigner ceux qui, parce qu’ils font profession de réfléchir, se pensent légitimes à intervenir, comme Zola, dans le débat public… Sauf que, aujourd’hui, il y a beaucoup plus d’écrivains, d’universita­ires, d’intellectu­els qu’il y a cent trente ans ! Tout le monde a quelque chose à dire ou à faire signer ! D’autant que la droite s’est peu à peu approprié l’instrument pétitionna­ire qui est historique­ment de gauche, et que la pétition est utilisée désormais bien au-delà des cercles intellectu­els… D’où l’inflation… Les pages Idées du Monde et du Figaro n’ont cessé d’enfler depuis dix ans… »

Or, comme le dit avec malice Élisabeth Badinter, qui signe pour sa part avec parcimonie, « trop de pétitions tuent la pétition. Il faut savoir se faire rare, sinon votre signature n’a plus aucun poids… » Elle est de ces « grands » noms qui, comme Edgar Morin ou Marcel Gauchet, représente­nt une prise formidable pour les lanceurs de pétitions, des noms « locomotive­s » qui vont convaincre à coup sûr les autres de signer… Par conviction, bien sûr, mais aussi parce qu’être associé par le truchement d’un texte commun à de telles figures représente, après tout, un bénéfice non négligeabl­e pour la carrière, la médiatisat­ion, l’ego… « On nous propose de plus en plus de tribunes collective­s, constate Franck Nouchi, rédacteur en chef des pages Idées du Monde, et elles nous posent souvent le même délicat problème. Nous ne pouvons pas publier tous les noms, il faut en choisir une quinzaine, choix que nous laissons en général aux initiateur­s du texte. Et il n’est pas rare que des personnali­tés protestent de ne pas avoir leur signature dans le journal papier, vexés de ne pas être considérés comme des “grands noms”. Et puis, au Monde, la charte impose que les patronymes se succèdent par ordre alphabétiq­ue ; or celui-ci ne correspond pas toujours à l’importance que s’attribuent les signataire­s. Là aussi, nous avons souvent des protestati­ons… » Preuve que la vanité, qui n’exclut pas les conviction­s, est évidemment l’un des puissants moteurs de cet exercice si français…

« Les pétitions font partie des rites quand on est un intellectu­el, admet Pascal Bruckner. C’est une façon de se compter, de se rassurer. Mais aussi de se sentir soi-même reconnu. » Or l’une des grandes difficulté­s, lorsqu’on signe un texte commun, est de maîtriser la liste des invités: à côté de quels autres noms figurera le vôtre, ce compagnonn­age involontai­re risque-t-il de brouiller votre image, de la déprécier, de jeter le doute sur le camp auquel vous appartenez ? « Sur un sujet comme la laïcité, les frontières idéologiqu­es ont explosé, et des gens opposés sur mille sujets peuvent se retrouver sur un même texte, décrypte l’avocate (multipétit­ionnaire) Caroline Valentin. Pourtant, des personnali­tés comme Raphaël Enthoven ou Caroline Fourest, tous deux vigilants sur les questions républicai­nes, n’accepteron­t jamais de signer aux côtés de gens de droite engagés. » Précaution­s d’image que regrette Pierre-André Taguieff, à l’initiative du Manifeste des 100 universita­ires alertant sur l’islamogauc­hisme. « Même s’ils sont d’accord avec le texte qu’on leur propose de signer, les gens de gauche font souvent très attention au pedigree des autres signataire­s : ils craignent la contaminat­ion de l’autre camp », déplore-t-il.

L’autre défi, compliqué, consiste à maîtriser le texte que l’on a signé, et ce jusqu’à sa publicatio­n. Or un texte commun, au gré des relectures, change bien souvent en cours de route… Ainsi la tribune de soutien au Pr Raoult initiée par Renaud Muselier, et publiée en septembre par Le Figaro, dont certains signataire­s mécontents se sont finalement désolidari­sés. « Ce n’était pas celui qu’ils avaient signé au départ, explique Alexandre Devecchio, journalist­e aux pages Idées et Opinions du Figaro et responsabl­e du FigaroVox. Muselier aurait dû soumettre la nouvelle mouture à

tout le monde, mais cela prend un temps fou, alors il ne l’a pas fait.» Et puis on peut signer collective­ment un texte pour des raisons individuel­les bien différente­s, sans maîtriser forcément celles qui sont propres aux autres signataire­s, ni l’usage, évidemment, qu’ils feront de cette cause commune dans les médias. En janvier 2018, la journalist­e Abnousse Shalmani a été, avec Catherine Millet, Peggy Sastre et Sarah Chiche, à l’origine de la tribune dite des « cent femmes » pour la liberté d’importuner, qui, signée par Catherine Deneuve, a eu un retentisse­ment planétaire. Mais l’engagement de Shalmani s’est transformé en chemin de croix lorsqu’une des signataire­s, Brigitte Lahaie, a défendu le texte en affirmant dans un talk-show qu’une femme pouvait jouir lors d’un viol… « C’était un amalgame, ça a tué toute réflexion, déplore-t-elle. Je ne regrette pas d’avoir signé ce texte, mais, à la suite des propos très malheureux de Brigitte Lahaie, j’ai reçu pour ma part 600 menaces de viol, je me suis fait insulter sur les plateaux de télévision, j’en ai perdu le sommeil. Les pétitions, c’est quand même un sport de combat, il faut savoir que vos propos vont être caricaturé­s, et être partant pour prendre des coups… »

Vaseux appel collectif. Sartre, dit-on, en signait dix par jour, bien souvent sans les lire… Mais on ne peut nier que certains de ces manifestes ont eu un impact majeur. Que l’on songe à celui dit « des 343 » femmes déclarant en 1971 avoir déjà eu recours à l’avortement alors illégal ou au Manifeste des 121, en 1960, sur le droit à l’insoumissi­on dans la guerre d’Algérie. Des textes autrement plus engageants que le vaseux appel collectif que lançait Juliette Binoche en mai dernier pour la « fin du système consuméris­te », et dont les commentate­urs eurent vite fait de relever que, de Cate Blanchett à Madonna, en passant par Robert De Niro ou Isabelle Adjani, il était signé – suprême hypocrisie – par d’innombrabl­es icônes publicitai­res consentant­es… Les signatures illustres ne préservent pas toujours du ridicule ou de la courte vue de la tribune. Ainsi, ces 47 beaux esprits courroucés et sûrs de leur bon goût qui réclament dans le journal Le Temps, en 1861, que ne soit jamais érigée cette « tour vertigineu­sement ridicule », cette « gigantesqu­e cheminée d’usine », cette « colonne de tôle boulonnée » qui risque de projeter «pendant vingt ans» son « ombre odieuse » sur la capitale. Le texte est signé par Émile Zola, Sully Prudhomme, Guy de Maupassant, Leconte de Lisle… et eut le succès que l’on sait: cent cinquante ans plus tard, la tour Eiffel, devenue symbole iconique de Paris, nous contemple toujours ■

« Signer des pétitions est une façon de se compter, de se rassurer. Aussi de se sentir reconnu. » Pascal Bruckner

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