Le Point

La chronique de Patrick Besson

- Patrick Besson

Lareprésen­tation théâtrale commençait dans la rue. On se glissait dans un cinéma, mais on faisait son entrée dans un théâtre. On s’attendait sur le perron de l’établissem­ent, comme à l’arrivée d’un train. On pouvait voir un film seul, c’était même souvent parce qu’on était seul qu’on allait voir un film, mais on allait au théâtre en couple ou en groupe. Une pièce se partageait, comme un repas. Le spectacle continuait dans la salle. Tandis qu’un cinéma accueillai­t les spectateur­s dans la pénombre, ce qui favorisait les repris de justice venus passer un moment de détente entre deux cambriolag­es ou transports de stupéfiant­s, un éclairage violent balayait la salle d’un théâtre. C’en était parfois gênant. Sous cette lumière blafarde, tout le monde avait l’air de sortir d’un sanatorium. Les dames âgées prenaient dix ans et les jeunes femmes exposaient leurs premières rides. Quant aux hommes, ils se recroquevi­llaient sur leur siège, honteux d’une calvitie naissante révélée avec éclat à leurs voisins et voisines de derrière.

La pièce était souvent de Tchekhov (traduction Elsa Triolet), surtout dans les théâtres nationaux. Selon le programme, il s’agissait d’une nouvelle lecture. La représenta­tion pouvait durer entre deux et trois heures, ça dépendait de la mise en abyme choisie par le metteur en scène. La dernière pièce que j’ai vue avant la fermeture des salles dans notre pays, c’est Relire Aragon, à la Gaîté-Montparnas­se, 399 places, libres depuis plusieurs mois. Le poète communiste écrivait de bonnes chansons de Verlaine, mises ici en musique par Florent Marchet. Patrick Mille avait surtout retenu d’Aragon la colère, qu’il n’était pas encore obligé de masquer.

Longtemps, l’entracte participa du plaisir d’aller au théâtre. Il y avait toujours la queue devant le bar et les W.-C. des dames. Les fumeurs sortaient pour fumer. À peu près un tiers des spectateur­s restaient dans la salle. C’étaient des non-fumeurs sans problème de prostate et peut-être aussi près de leurs sous, vu les prix pratiqués au buffet. Ou bien voulaient-ils demeurer, avec leur imperméabl­e ou leur manteau sur les genoux, dans l’ambiance de la pièce, surtout si elle était de Tchekhov. Puis la plupart des théâtres supprimère­nt l’entracte. Les m’as-tu-vu ne se firent plus voir. Ce fut moins facile de prendre la fuite en cas d’ennui féroce. Il fallait alors faire lever toute une rangée dans le noir, avec le risque de tomber et de peiner les acteurs en scène.

La sortie de théâtre a été immortalis­ée par Nicolas Gogol dans La Sortie d’un théâtre après la représenta­tion d’une nouvelle comédie. Il se moquait des gens qui n’avaient pas aimé Le Revizor (1836). Il y en avait beaucoup, surtout dans la haute fonction publique. Le tsar Nicolas Ier s’était, lui, bien amusé. Tous les amateurs de cinéma étaient des critiques de cinéma, mais, au théâtre, les spectateur­s faisaient plus attention à ce qu’ils disaient après la pièce, parce qu’ils étaient plus amoureux. On aimait le cinéma, mais on adorait le théâtre. N’avait-il pas une muse, Thalie, alors que le cinéma attendait toujours la sienne ? ■

Une pièce se partageait, comme un repas. Le spectacle continuait dans la salle.

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« Relire Aragon ». C’était avant la fermeture des salles.

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