Étienne Mougeotte, le pouvoir et l’envie
L’emblématique patron de TF1 et du Figaro révèle quelques secrets des arcanes politico-médiatiques dans son livre Pouvoirs.
Étudiant avec Jospin, journaliste sous Pompidou et Giscard (ORTF et Information Première), patron de presse sous Mitterrand (Télé 7 Jours, le JDD) puis Sarkozy (Le Figaro) et vice-PDG de TF1 sous Mitterrand et Chirac, Étienne Mougeotte est le grand témoin d’un demi-siècle de vie politico-économico-médiatique. Il n’avait jamais parlé. Autant dire que ses mémoires étaient attendus. Les voici, écrits avec Jean-Michel Salvator, directeur des rédactions du Parisien. Son titre : Pouvoirs (Calmann-Lévy). C’est bien l’autoportrait d’un homme de pouvoir (et d’influence) que l’on va lire : son jeu de la vérité. Ce livre est à son image : pudique, courtois, vif, mais sachant conserver ses mystères. Mougeotte tait ses sentiments, mais il est prolixe quand il s’agit d’analyser l’évolution des médias et des relations que ceux-ci entretiennent avec tous les pouvoirs. Ce fils de cheminot a conquis Paris par la force de son travail tout en luttant discrètement contre un cancer. Patron au sens politique évident, il n’a jamais oublié d’où il venait, ni méprisé les goûts du public. Pouvoirs ne plaira pas seulement aux enfants de la télé, mais aussi à ceux qui revendiquent le droit de savoir ■
EXTRAITS
LE DÉBAT GISCARD-MITTERRAND DE 1974
Le diable est dans les détails, et on va très vite s’apercevoir qu’un imprévu mal maîtrisé peut avoir de lourdes conséquences – je retiendrai la leçon à TF1. VGE et François Mitterrand reçoivent chacun 50 invitations pour leur entourage. Il est prévu que le placement sera libre dans le studio. Le matin, à quelques heures du débat, l’équipe de Valéry Giscard d’Estaing demande 20 invitations supplémentaires. Par souci d’équilibre, Jean Gorini propose la même chose à Claude Estier, le représentant de François Mitterrand, qui, lui, refuse de prendre ces invitations. Dans le camp Giscard, où l’on pense à tout, consigne est donnée aux invités privilégiés d’arriver rue François-Ier deux heures avant le début de l’émission. L’objectif est d’occuper les meilleures places dans les trois premiers rangs. Les mitterrandistes, imprudents, arrivent après. Tout le monde s’installe. (…) Quand le face-à-face commence, la tension est à son comble. Dès les premiers échanges, la claque giscardienne applaudit bruyamment son champion et ne se prive pas de siffler l’adversaire. Maurice Siegel fera son mea culpa. Il ne l’avait pas anticipé : les micros placés sur la table captent très nettement les réactions du premier rang mais ne sont pas suffisamment sensibles pour répercuter celles des mitterrandistes, plus éloignés. La gauche va accuser Europe 1 d’avoir voulu piéger le candidat socialiste. Un incident supplémentaire va ajouter à leur colère. Pendant le débat, alors que François Mitterrand a la parole, Giscard griffonne un message avec un stylo à l’encre verte sur un petit papier qu’il fait passer à Georges Leroy : « Il est 20h45. Nous débattons depuis une heure. Dans dix minutes, je m’en vais!» Pour les mitterrandistes, qui n’ont pas pu lire le billet, la cause est entendue ! Europe 1 et Giscard sont de mèche. Une accusation qui ne manque pas de piquant. Un an plus tard, le pouvoir giscardien décapitera l’étatmajor de la station, qu’il juge hostile à sa personne et à sa politique.
« TU DEVRAIS CHANGER DE COIFFEUR »
Le lendemain du jour de Noël 1987, je demande d’urgence un rendez-vous à l’ORL qui soigne mes enfants. (…) « C’est une tumeur maligne ! Oui, on appelle ça un cancer… C’est un cancer des amygdales ! » La consultation terminée, je prends ma voiture et je file faire neuf trous de golf à Fourqueux. J’ai besoin d’être seul. Je décide très vite de cacher ma maladie le plus possible. J’en parle seulement à ma femme et à trois amis très proch es. Le mot cancer me glace d’effroi. Et cette question rituelle qui me hante : « Pourquoi moi ? » J’ai 47 ans, je suis à TF1 depuis neuf mois… Je prends
immédiatement rendez-vous avec un ami, le Pr Boiron, spécialisé en hématologie. (…) La confirmation est immédiate : « C’est bien un cancer, me dit le Pr Boiron. Il était temps de s’y attaquer. » Il m’adresse à son confrère, le Pr Maylin, radiothérapeute, qui me conduira jusqu’à la guérison. Je lui demande immédiatement quelles sont mes chances de m’en sortir. Il me répond : « 50-50. » Il me révélera bien des années après qu’en fait, il pensait : « 30-70. » Et là commence l’aventure. Maylin me dit : « On va essayer un protocole nouveau : l’association de la radiothérapie et de la chimiothérapie. » Le traitement va durer six mois, pendant lesquels, tous les quinze jours, le mardi aprèsmidi, après avoir travaillé toute la matinée, je pars à l’hôpital pour deux jours et demi de chimio, avec à chaque fois une séance de radiothérapie. (…) Naturellement, à TF1, je ne le dis à personne, sauf à Patrick Le Lay et à Francis Bouygues, qui a traversé les mêmes épreuves. (…) Tous les quinze jours, je pars donc officiellement deux jours et demi « en voyage ».
(…) On se doute à TF1 que j’ai un problème, mais le mot cancer n’est pas prononcé. Je donne le change. (…) J’ai pris une précaution: comme mes cheveux risquent de tomber, je me suis fait faire une perruque. Je croise un jour Bernard Tapie, à qui je demande s’il va bien. Il me répond dans un grand éclat de rire : « Moi, ça va très bien, mais toi, tu devrais changer de coiffeur. » Ça me réconforte. Il n’a pas vu que c’était une perruque.
MOYENS DE PRESSION
Parce que nos rendez-vous d’information sont très suivis, les relations ne sont pas toujours un fleuve tranquille avec les gouvernements, surtout quand la situation politique se tend. Pendant les grèves de 1995, le Premier ministre, Alain Juppé, m’appelle, furieux. Il vient de voir le 20 Heures, qui a rendu compte de manifestations dans toute la France : « C’est un scandale. Vous consacrez vingt minutes du journal aux protestations contre ma réforme? C’est disproportionné ! » Le ton est violent, mais je ne lui cède rien. Il a d’ailleurs l’élégance de s’adresser à moi plutôt qu’à Martin Bouygues ou à Patrick Le Lay. Michel Charasse, homme de confiance et proche de François Mitterrand, est moins frontal, mais plus menaçant: «N’oubliez pas, mesdames et messieurs les journalistes, que j’ai un dossier fiscal sur chacun d’entre vous ! »
Dominique de Villepin sait jouer de l’intimidation avec les médias, même s’il y a toujours une part de provocation chez lui. Avec Jacques Chirac, tout passe par sa fille. C’est Claude qui regarde la télé pour son père. Elle ne menace pas mais sait faire passer des messages avec habileté. (…) Rocard n’aime pas la télé, s’en méfie et la regarde peu. Il la malmène aussi, en alourdissant les charges réglementaires en matière de production. Au contraire, Nicolas Sarkozy aime les JT, les magazines et les grandes émissions de variétés. Deux Premiers ministres sont particulièrement respectueux de l’indépendance des chaînes. D’abord Lionel Jospin, par conviction, mais aussi parce qu’il a gouverné en période de cohabitation. Les interventions sont moins aisées. Son équipe de com’, constituée de Manuel Valls et d’Aquilino Morelle, est toujours mesurée. Même chose pour Jean-Pierre Raffarin, avec lequel le courant passe bien. Par nature, il n’est pas interventionniste. Je le vois souvent à Matignon. Son conseiller, Dominique Ambiel, est un ami. Il a été producteur de télé. Il m’invite souvent à dîner dans son bureau. Très souvent, au dessert, Raffarin nous rejoint à l’improviste. C’est évidemment un bon moyen pour lui de me vendre sa politique.
MINES DE SEL
Deux incidents ont nourri encore un peu plus ces attaques qui sont, comme toujours, alimentées et déformées par les entourages. Le 23 avril 1995, jour du premier tour de la présidentielle, Nicolas Bazire accompagne Nicolas Sarkozy qui doit participer à la soirée électorale. Je l’accueille avec Patrick Le Lay(…). Il me salue et dit, furieux, à la cantonade : « Merci ! » Un mot ironique qui reproche à TF1 son manque de soutien. Il a été interprété à tort au premier degré. Ce soir-là, Édouard Balladur est éliminé du second tour. Jacques Chirac l’a devancé et l’emportera face à Lionel Jospin au second tour. Dans l’entre-deux-tours, le même Jacques Chirac a été notre invité. En débarquant dans la Tour, il tombe sur l’état-major de TF1 : « Vous, les mines de sel!» De l’humour… Mais que n’a-t-on écrit sur cette scène à laquelle ont assisté plusieurs témoins ! En fait de « mines de sel », il ne s’est rien passé pendant le premier mandat du nouveau président
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« N’oubliez pas, mesdames et messieurs les journalistes, que j’ai un dossier fiscal sur chacun d’entre vous ! » Michel Charasse