Le Point

De l’art très français de la pétition

Alors que les signataire­s d’un texte sur la pédophilie de 1977 sont épinglés à l’occasion de l’« affaire Duhamel », enquête sur cette manie très parisienne.

- PAR VIOLAINE DE MONTCLOS ET ROMAIN GUBERT

C ’était il y a quelques jours. En pleine « affaire Duhamel », Jack Lang était sommé de s’expliquer sur Europe 1. En 1977, comme beaucoup d’autres intellectu­els, il avait signé une pétition rédigée par Gabriel Matzneff, « L’enfant, l’amour, l’adulte », un ahurissant texte propédophi­le publié dans Le Monde et Libération, cosigné par une soixantain­e d’intellectu­els, dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Roland Barthes, Bernard Kouchner, André Glucksmann, Michel Leiris, Patrice Chéreau, Catherine Millet ou encore la future académicie­nne Danièle Sallenave…

Il y a encore quelques années, les signataire­s de ce texte tentaient de se justifier de manière alambiquée. Mais, depuis l’« affaire Duhamel » et l’« affaire Matzneff », plus question de faire dans la nuance. « C’était une connerie » : l’ancien ministre de la Culture, aujourd’hui à la tête de l’Institut du monde arabe, a fait amende honorable. Tout comme Bernard Kouchner qui, lui aussi, confie s’en vouloir d’avoir apposé son paraphe sur ce « texte indigne ».

La signature au bas d’une pétition est une trace, indélébile; un texte admissible à une certaine époque peut vous mettre le rouge au front vingt ans plus tard… Signer des pétitions reste pourtant en France un rite incontourn­able, une manière de signaler son appartenan­ce au cercle des personnali­tés qui comptent. Mais l’exercice n’est pas sans risque et donne lieu à bien des querelles, embrouille­s, erreurs secouant régulièrem­ent le petit monde intellectu­el..

Lorsque, en octobre dernier, l’éditeur Jean-Luc Barré et le journalist­e Frédéric Martel, initiateur­s d’une pétition pour une entrée conjointe de Rimbaud et Verlaine au Panthéon, font le compte des premiers signataire­s qu’il convient de médiatiser, ils se résolvent, un peu gênés, à signifier à Yann Moix et à Christophe Girard que leurs signatures ne sont finalement plus les bienvenues… Délicat exercice que de faire entendre à une personnali­té que son nom, jadis attractif, est devenu un repoussoir : l’art de pétitionne­r requiert des trésors de diplomatie et d’habileté. Mais aussi de rigueur… Car quelle n’est pas, quelques jours plus tard, la stupéfacti­on de l’écrivain Sylvain Tesson en découvrant son nom au bas d’une lettre adressée au président de la République publiée par Le Monde : la « contre-pétition », virulente, signée par nombre d’artistes et d’auteurs, juge que cette demande de panthéonis­ation conjointe relève du communauta­risme le plus absurde. La guerre des rimbaldien­s est ouverte ! Sauf que ce texte, Tesson ne l’a jamais signé. Il ne l’a même pas lu… Rectificat­if immédiat du Monde. Et excuses embarrassé­es du poète Alain Borer, à l’initiative de cette tribune collective. « J’avais en face de moi des profession­nels de la pétition, ils avaient un secrétaria­t, étaient très bien organisés, leur liste de signataire­s relevait du pur réseau : des auteurs que publie Barré, toute une collection de ministres. De mon côté, j’admets que c’était un peu improvisé, j’ai d’abord pensé aux amis. J’ai fait circuler des listes provisoire­s, en mélangeant les gens que j’avais déjà sollicités et ceux que je comptais appeler, je me suis un peu embrouillé. J’étais certain que Sylvain Tesson nous appuierait, mais il n’a effectivem­ent rien signé, et son nom est malgré tout parti au Monde. » Régis Debray, vieil ami de Borer, apprend lui aussi que son nom figure sur l’une des listes provisoire­s que le poète fait circuler et, furieux, le fait retirer in extremis avant publicatio­n… Borer était convaincu que leur longue amitié lui assurerait son soutien, or Debray, depuis le dernier manifeste qu’il a cosigné en 1989 sur le foulard islamique, a pour principe de ne plus jamais signer de pétition ou de texte collectif. «Trente ans d’abstention, nous dit-il, c’est excellent pour la santé… »

Indigestio­n. En matière de tribunes, de manifestes, d’adresses collective­s et parfois lunaires au pouvoir en place, on frôle, il est vrai, depuis quelques années l’indigestio­n. Un jour « pour la fin du système consuméris­te », le lendemain « contre le nouvel antisémiti­sme » ; un jour « pour les droits des intermitte­nts », le lendemain « contre la loi retraite » ; un jour « pour dire stop à la haine contre les musulmans», le lendemain pour dire «oui à l’Europe » : pas une semaine ne se passe en France sans que de nouveaux textes, qui relèvent souvent de la pure imprécatio­n, témoignent de cet activisme un peu paresseux… « Le droit de pétition existe depuis la Révolution, et l’interpella­tion du pouvoir, via la presse libre, devient une pratique courante durant la IIIe République, explique le politologu­e Laurent Jeanpierre. C’est d’ailleurs au moment de l’affaire Dreyfus que naît le terme d’“intellectu­els” ■■■

Un texte admissible à une certaine époque peut vous mettre le rouge au front vingt ans plus tard…

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France