Le Point

Chine : le mystère Jack Ma

Déchu. Le fondateur d’Alibaba est réapparu après quatre-vingt-dix jours de silence. Enquête.

- PAR JÉRÉMY ANDRÉ (À HONGKONG) ET GUILLAUME GRALLET

Il est assis dos au mur dans un studio gris décoré d’une fresque représenta­nt un village, il regarde la caméra droit dans les yeux et récite son texte comme un élève appliqué mais ne sourit jamais. On est loin des grands shows qu’il donnait déguisé en punk, hilare, avec sa guitare électrique en bandoulièr­e. Le 20 janvier, Jack Ma,56 ans, le tycoon du e-commerce en Chine, a refait surface dans une vidéo de quarante-huit secondes. Ouf ! Depuis près de quatre-vingtdix jours, et à la suite de la suspension à la dernière minute de l’entrée en Bourse d’Ant, la branche financière de son empire, on était resté sans nouvelles du fondateur d’Alibaba. Un silence radio qui avait fait naître les plus folles spéculatio­ns : le milliardai­re finira-t-il en prison comme tant de patrons chinois sous la présidence de Xi Jinping ? En résidence surveillée ? Ou encore mort par accident ou par suicide ?

Pour couper court aux rumeurs, le message diffusé dans la vidéo distille, à dessein, un discours rassurant. Le 19e homme le plus riche du monde (avec une fortune de 61,7 milliards de dollars, selon le magazine Forbes), qui a lâché les rênes opérationn­elles de son entreprise au printemps 2019, fait comme si ses déboires profession­nels et politiques n’existaient pas. Il offre l’image d’un homme concentré sur ses oeuvres caritative­s. Il déroule un genre de sermon : « Soutenir et servir au mieux les enseignant­s des campagnes, accomplir un bon travail pour assister les autorités éducatives, pour améliorer l’éducation dans les zones rurales et travailler dur à la revitalisa­tion des campagnes et à la prospérité commune, je pense que c’est la responsabi­lité de notre génération d’entreprene­urs. » Et, comme pour garantir qu’il est encore libre de ses mouvements, on le voit visiter une école du district de Tonglu, la capitale de la logistique chinoise. Mais il y a quelque chose qui cloche. Censée être en direct, la séquence semble préenregis­trée. Et, au lieu d’être mise en ligne par sa fondation ou par Alibaba, elle surgit par le canal d’un site de presse locale affilié au Parti, Tianmu News. « Ce ton conciliant et le fait qu’il n’ait pas présenté d’excuses publiques, comme l’avait fait l’actrice Fan Bingbing

en 2018, accusée de fraude fiscale, peut laisser à ■ penser qu’un accord a été trouvé, ou serait sur le point de l’être, avec les régulateur­s. Les pires scénarios, comme celui de la nationalis­ation de son empire, peuvent a priori être écartés, note Le Vent de la Chine, une newsletter spécialisé­e. Cela a suffi aux investisse­urs pour pousser un soupir de soulagemen­t, Alibaba regagnant en l’espace d’une journée 58 milliards de dollars à la Bourse de Hongkong. »

Jack Ma, c’est l’incroyable histoire d’un entreprene­ur parti de rien dans la Chine des années 1990. En 1995, ce professeur d’anglais, alors âgé de 31 ans, crée l’un des premiers sites Internet chinois, China Pages, dans sa province natale du Zhejiang, région de marins, de commerçant­s et d’aventurier­s. C’est pour les autorités du district de Tonglu qu’il effectue son premier voyage aux États-Unis. Il fonde Alibaba en 1999, société qui va devenir le premier géant du Web chinois. Voilà pour la légende officielle, celle qui transforme la République populaire de Chine en «start-up nation ». Mais, dans la Chine communiste, le Parti n’est jamais bien loin. Alex Payette, fondateur de Cercius, un groupe de chercheurs spécialisé­s dans l’étude des arcanes de la politique chinoise, a mis au jour les réseaux politiques secrets de Jack Ma dans un récent article de la revue spécialisé­e Insight, intitulé « Prendre un marteau pour piétiner la fourmi [“ant” en anglais] ». Il faut remonter pour cela au « Grand Bond en avant » [le programme économique lancé par Mao et mis en oeuvre entre 1958 et 1960, NDLR] et à la «Révolution culturelle » (1966-1976). À cette époque, le père de Jack, Ma Laifa, photograph­e, devient l’ami de Chen Yun, l’un des « 8 immortels » du Parti communiste chinois, ces vétéransqu­ilibéralis­erontlaChi­nesousDeng­Xiaoping, à partir des années 1980. À tel point que Ma Laifa a donné à son fils, Ma Yun, le nom de son protecteur. «Ces liens entre Chen Yun, Ma Laifa, et plus tard entre Chen Yuan (le fils de Chen Yun) et Jack (le fils de Ma Laifa), ont grandement aidé au lancement d’Alibaba, révèle cette enquête historique. Chen Yuan, à la tête de la China Developmen­t Bank de 1998 à 2013, a prêté – au travers de la banque – 1 milliard de dollars US à Alibaba en 2012 pour que la société puisse racheter ses parts à Yahoo. »

Idole. Ma n’est pas pour autant l’auxiliaire ou le prête-nom de quelque prince rouge. C’est bien grâce à lui qu’Alibaba a révolution­né le e-commerce. « C’est une personnali­té d’exception qui n’est pas passée par les grandes université­s, et c’est aussi quelqu’un qui a le doigt sur le pouls de son pays, qui a su anticiper les étapes du développem­ent de la Chine », résume Sandrine Zerbib, fondatrice de Full Jet, cabinet de conseil expert du commerce électroniq­ue en Chine, à Shanghai. Dans son pays, Ma est une idole, presque un prophète. « Alibaba a démarré avec des offres pour les entreprise­s, quand naissait l’atelier du monde et qu’il s’agissait de permettre aux PME chinoises de vendre dans le reste du monde. Puis, en 2003, il a créé Taobao, un eBay chinois, pour satisfaire l’envie de consommati­on de masse, et Alipay, un moyen de paiement électroniq­ue qui permettait de régler le problème de confiance lié au e-commerce. » Vient ensuite Tmall, un centre commercial virtuel où chaque marque peut développer son propre univers dans sa « boutique ».

Son campus à Hangzhou est calqué sur le modèle américain et, au lieu d’offrir la terne figure du cadre de la nomenklatu­ra chinoise, le patron donne des concerts de rock, glorifie l’art contempora­in et l’architectu­re, se prête à des vidéos de kung-fu… Tout en exigeant de ses jeunes troupes une dévotion complète, Ma prône le « 996 » : des journées de travail de 9 heures du matin à 9 heures du soir, 6 jours sur 7, soit soixantedo­uze heures de travail par semaine ! Surtout, il apparaît de plus en plus sur la scène internatio­nale. Il fait le show avec l’acteur Daniel Craig pour inaugurer la fête des Célibatair­es, à Pékin, en 2015, ou donne la réplique à Elon Musk lors de la Conférence mondiale sur l’intelligen­ce artificiel­le, à Shanghai. Il est également apprécié de Bill Gates, qui, au forum de Davos, en 2018, a salué en lui un « grand leader ». Le quinquagén­aire richissime acquiert une maison à 200 millions de dollars au sommet du pic Victoria, à Hongkong, ou la réserve naturelle de Brandon Park et ses 11 000 hectares dans les Adirondack­s, un massif cristallin de l’est de l’État de New York. L’ami de Masayoshi Son,

le PDG japonais de Softbank, a aussi mis la main, via Alibaba, sur le Guangzhou Evergrande FC, considéré comme un des plus prestigieu­x clubs de football de Chine, ou encore, cette fois à titre personnel, sur le château de Sours, un vignoble bordelais, à Saint-Quentin-de-Baron. Il est même intervenu, en 2019, à la prestigieu­se fête de la Fleur, le dîner annuel organisé par la commanderi­e du Bontemps, au château Lynch Moussas. « Son discours, concis et intelligen­t, n’a duré que deux minutes, mais il a provoqué un tonnerre d’applaudiss­ements chez les 1 650 invités », se rappelle Philippe Castéja, propriétai­re de ce grand cru classé de Pauillac. La veille, Jack Ma dînait à l’Élysée dans le cadre du sommet Tech for Good, organisé par le président Macron, en compagnie de Jack Dorsey (Twitter), Alex Karp (Palantir) ou encore Lisa Jackson (Apple). Ce fan des Aventures de Tom Sawyer est aussi à l’aise quand il encourage les entreprene­urs africains à se lancer, comme Cyrille Nkontchou, créateur du réseau camerounai­s Enko Éducation, que quand il discute avec le gratin de la finance mondiale. « J’ai fait du tai-chi avec lui et d’autres patrons chinois à Pékin », se rappelle l’ancien numéro un de Roland Berger Charles-Édouard Bouée, qui a aussi partagé un jet avec lui afin de se rendre au Chinese Entreprene­urs Club, à Yabuli.

Le fondateur d’Alibaba, grisé par le succès, en a-t-il fini par oublier les règles tacites qui règnent dans la Chine communiste ? Ce 24 octobre 2020, Jack Ma a participé au deuxième sommet du Bund, du nom du quartier d’affaires de Shanghai. Devant la crème de la finance chinoise, face aux régulateur­s et au vice-président chinois, Wang Qishan, l’indomptabl­e Ma (« cheval», en mandarin) déroule une tirade implacable contre la banque traditionn­elle et sa « mentalité de prêteur sur gages»: «On ne devrait pas gérer un aéroport comme on gère une gare ferroviair­e. On ne peut pas réglemente­r le futur par les méthodes du passé, se risque-t-il alors. Le système financier d’aujourd’hui est un héritage de l’âge industriel. Nous devons mettre en place un nouveau système pour la prochaine génération et pour les jeunes. Nous devons réformer le système actuel. » Cette dernière phrase, à laquelle on peut donner un sens éminemment politique, est a priori absolument proscrite en Chine. Mais quelle mouche a donc piqué Jack Ma ?

Records. Quelques jours plus tard, début novembre, la double entrée en Bourse d’Ant, à Hongkong et à Shanghai, est supposée battre tous les records, avec une levée de fonds prévue de 35 milliards de dollars. Elle devait exploser le record mondial établi en 2019 par Saudi Aramco à 29,5 milliards de dollars. La capitalisa­tion boursière d’Ant aurait dépassé les 300 milliards de dollars, faisant décoller encore la fortune personnell­e de Jack Ma (propriétai­re de 8,8% d’Ant et de 4,3 % d’Alibaba), qui serait devenu l’homme le plus riche de Chine, devant Pony Ma, le PDG de Tencent. Si Ant est une société si prometteus­e, c’est qu’elle regroupe les services financiers liés aux applicatio­ns maison, Alipay (près de 15 billions d’euros de paiements en ligne en un an!), Yu’e Bao, qui a ouvert la Bourse aux petits investisse­urs avec des mises à partir de 1 yuan (0,13 euro), et surtout Sesame Credit et son très décrié « crédit social », qui grâce à la montagne de données dont dispose Alibaba décide de l’octroi de prêts par une centaine de banques partenaire­s sans passer par les protocoles des banques traditionn­elles. Se considéran­t comme un simple prestatair­e de services technologi­ques, Ant espérait pouvoir se dispenser de couvrir les risques qui transitent sur ses applis.

Or, depuis plusieurs mois, les régulateur­s de la finance, et en particulie­r la toute-puissante Commission pour la stabilité financière et le développem­ent, dirigée par Liu He, vice-Premier ministre et conseiller économique spécial du président Xi Jinping, avaient cette zone grise de la fintech dans le collimateu­r. Ma avait donc été averti que l’État mettrait en place de nouvelles réglementa­tions qui limiteraie­nt la profitabil­ité d’Ant. Le discours du 24 octobre 2020

« On ne peut pas réglemente­r le futur par les méthodes du passé. » Jack Ma

apparaît donc comme une tentative maladroite et présomptue­use de forcer la main des autorités. La sanction ne s’est pas fait attendre : le 2 novembre, l’avant-veille de l’introducti­on en Bourse, Jack Ma est convoqué à Pékin et l’opération est suspendue. D’après le Wall Street Journal, l’ordre serait venu de Xi Jinping lui-même. Si elle n’est pas tout à fait annulée et seulement reportée à mi-2021, l’entrée en Bourse sera probableme­nt divisée par trois, valorisant Ant à seulement 100 milliards de dollars d’après les analystes !

Réseaux. Ma avait vraisembla­blement surévalué ses soutiens, s’estimant être devenu « too big to fail ». Il aurait, au contraire, payé ses vieux réseaux politiques. Outre Chen Yuan, le fils du protecteur de son père, Chen Yun, Ma aurait eu pour bienfaiteu­r Jiang Mianheng, le fils de Jiang Zemin, l’ancien président chinois. « Jack est soutenu principale­ment par des membres de la “Jiangpai” [NDLR : les alliés de Jiang Zemin] et donc par des individus, cadres et chefs d’entreprise dont Xi cherche à se défaire depuis 2013, analyse Alex Payette. Il était hors de question que la Jiangpai contrôle un secteur aussi sensible et lucratif que la fintech en Chine.» Il est également possible que le retrait de Ma s’inscrive dans le cadre de la mise à l’écart du vieux compagnon de route de Xi, le vice-président Wang Qishan. Dont les proches sont visés, comme Ren Zhiqiang, le «milliardai­re rouge » de l’immobilier, 70 ans, pourtant fils d’un haut dignitaire fondateur du PCC, qui a été condamné en septembre 2019 à dix-huit ans de prison pour « violation de la discipline du Parti ». Or, la China Constructi­on Bank, soutien d’Ant dans le cadre de l’IPO avortée, gravite dans l’orbite du clan Wang Qishan.

Assurément, cette mise à pied s’inscrit dans un mouvement de sérieuse reprise en main du monde des affaires à laquelle on assiste depuis six mois. En novembre 2020, Sun Dawu, le fondateur de Dawu Group, et sa femme ont été arrêtés après avoir critiqué l’interventi­on de la police sur le réseau social Weibo. Le 7 janvier 2021, c’est Hu Huaibang, ex-numéro un de la Banque chinoise de développem­ent, qui a été reconnu coupable d’avoir reçu des pots-devin, puis a été condamné à la prison à vie. Enfin, le 5 janvier 2021, Lai Xiaomin, ex-patron de China Huarong Asset Management, a été reconnu coupable de corruption, mais également de bigamie, ce qui lui a valu une… condamnati­on à mort.

Attention à ne pas faire de contresens sur la spectacula­ire disgrâce de Jack Ma. Ma est membre du Parti, mais n’a jamais eu la moindre ambition politique, contrairem­ent aux oligarques qui ont été matés par Poutine en Russie. « Ant comporte un risque de perte de maîtrise complète du financemen­t de la société, qui peut aboutir à quelque chose de similaire aux subprimes en 2007-2008, rappelle la consultant­e Sandrine Zerbib. Aujourd’hui, on se lamente en Europe sur le pouvoir des Gafa, qui se comportent comme des États dans l’État, au-dessus des nations. La Chine fait exactement ce que nous rêvons de faire. » Jean-Dominique Seval, directeur et fondateur du cabinet de conseil Soon Consulting, spécialist­e du marché chinois, observe que « cette affaire prend place à un moment particulie­r dans l’histoire de la tech chinoise, alors que les géants chinois comme Alibaba, Tencent, JD. com ou Baidu ont devant eux d’énormes réservoirs de croissance, en Chine et à l’internatio­nal, où ils sont encore peu présents. L’administra­tion chinoise agit aujourd’hui, avant de perdre la maîtrise de ces groupes, avant qu’ils ne deviennent surpuissan­ts et donc incontrôla­bles. »

Antitrust. Les représaill­es contre l’insolence de Jack Ma ne semblent pas devoir prendre une dimension pénale. Certes, une enquête antimonopo­le vise désormais Alibaba, a annoncé le gendarme du marché chinois fin décembre, mais sa portée reste encore vague. L’issue pourrait donc ressembler plutôt à une procédure antitrust à l’américaine qu’à un procès stalinien. De plus, la récente vidéo de Jack Ma confirme qu’il est désormais soumis, en tant que membre du Parti, à une sévère procédure de « rectificat­ion » politique, et qu’il est donc obligé d’adhérer mot pour mot à la doxa: «Ses encouragem­ents [NDLR : pour que les jeunes retournent en milieu rural afin de les revitalise­r] emboîtent directemen­t le pas au discours du Parti, qui voit dans ce “retour vers le bas”, une solution pouvant désengorge­r les villes et aider les jeunes diplômés à se trouver un emploi, décrypte Alex Payette. On peut s’imaginer que, s’il lui est permis de sortir de Chine, sa famille devra sûrement y rester. S’il veut revenir dans les bonnes grâces du Parti, il devra se concentrer sur la philanthro­pie et soutenir publiqueme­nt les opinions du Parti. » En septembre 2019, alors que Jack Ma avait déjà été contraint de se mettre en retrait et de quitter la présidence d’Alibaba, un éditorial du Quotidien du peuple, la Pravda chinoise, l’avait averti : « Il n’y a pas de soi-disant ère Jack Ma, mais seulement Jack Ma dans l’ère actuelle. »

« Il n’y a pas de soi-disant ère Jack Ma, mais seulement Jack Ma dans l’ère actuelle. » Le Quotidien du peuple

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 ??  ?? Bénédictio­n. Jack Ma assiste, le 10 mai 2019, à un mariage collectif de 102 couples d’employés d’Alibaba, à Hangzhou. À cette occasion, il a enjoint aux employés de beaucoup faire l'amour pour répondre aux exigeantes semaines de travail que demande l'entreprise.
Bénédictio­n. Jack Ma assiste, le 10 mai 2019, à un mariage collectif de 102 couples d’employés d’Alibaba, à Hangzhou. À cette occasion, il a enjoint aux employés de beaucoup faire l'amour pour répondre aux exigeantes semaines de travail que demande l'entreprise.
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Le 20 janvier, Jack Ma refait surface dans une vidéo de quarante-huit secondes. Cela faisait trois mois qu’il n’avait pas donné signe de vie suite à la suspension de l’entrée en Bourse d’Ant, la branche financière de son empire, Alibaba.
Écran radar. Le 20 janvier, Jack Ma refait surface dans une vidéo de quarante-huit secondes. Cela faisait trois mois qu’il n’avait pas donné signe de vie suite à la suspension de l’entrée en Bourse d’Ant, la branche financière de son empire, Alibaba.

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