Le Point

Une nouvelle ère de la médecine

Innovation. Depuis deux ans, les premiers médicament­s à base d’ARN interféren­t font des prouesses.

- PAR JÉRÔME VINCENT

Si le grand public n’ignore plus rien de la saga de l’ARN messager à la base des premiers vaccins contre le coronaviru­s, il n’a en revanche jamais entendu parler d’un autre acide ribonucléi­que, l’ARN interféren­t. Peu savent qu’il a déjà décroché plusieurs succès comme traitement révolution­naire de maladies gravissime­s. C’est lui, la vraie star des ARN en médecine. C’est lui et lui seul qui s’est vu décerner un prix Nobel de médecine en 2006 à travers les travaux des chercheurs américains Andrew Fire et Craig Mello.

« Il y a plein d’ARN différents dans les cellules de notre organisme, explique le Pr Jean-Charles Deybach, ancien coordinate­ur du Centre français des porphyries à l’hôpital Louis-Mourier (Colombes). Ils sont fabriqués par l’ADN, le constituan­t des gènes. L’ARN messager est l’un d’entre eux, l’ARN interféren­t, un autre. » Pourquoi lui avoir donné ce nom ? Parce qu’il interfère avec son « cousin » messager. « Les ARNi sont des régulateur­s des ARNm, poursuit Antoine Barouky, directeur général d’Alnylam France, la société de biotechnol­ogies américaine créée en 2002 à Boston, leader du développem­ent des traitement­s reposant sur la technologi­e de l’ARN interféren­t. Ce sont des petits ARN, généraleme­nt plus petits que l’ARNm, ils ne sont pas messagers, c’est-àdire qu’ils ne fabriquent pas de protéines. Le plus souvent, ils contrôlent la quantité de protéines que fabrique un ARNm. Par exemple, ils cassent l’ARNm quand il y a un emballemen­t de la production. »

Exactement comme l’ARNm, l’ARNi fait l’objet de très nombreux essais cliniques, à la recherche de vaccins et de médicament­s. On en compte des dizaines qui sont en cours chez l’homme, ou programmés pour débuter. Quasiment tous, aussi bien avec l’ARNm qu’avec l’ARNi, sont à des stades précliniqu­es, ou de phase 1 sur un nombre limité de sujets sains pour cerner la toxicité du produit, voire de phase 2 sur un nombre à peine plus élevé de cobayes, mais malades cette fois, afin de démontrer l’efficacité du traitement et définir sa dose optimale. Ils ciblent les mêmes ennemis, le coronaviru­s, le virus Zika, le virus syncytial responsabl­e des infections respiratoi­res des jeunes enfants les plus fréquentes au monde, celui de la grippe, du sida, le virus Epstein-Barr lié à la mononucléo­se infectieus­e. Ils cherchent à prévenir ou à soigner les cancers, dont ceux de l’ovaire, du poumon, de la peau, du rein, de la prostate, des tumeurs du cerveau et sept maladies auto-immunes, dont le lupus et la sclérose en plaques, ainsi que d’autres maladies

infectieus­es telles que la fièvre de Lassa, une fièvre hémorragiq­ue comme Ebola, la rage, la tuberculos­e. Ils ambitionne­nt également de traiter l’ischémie myocardiqu­e responsabl­e d’infarctus, d’autres maladies métaboliqu­es telle la Nash, la maladie des sodas envahissan­t de graisses le foie. Et puis beaucoup de maladies rares, souvent génétiques, orphelines, privées de tout traitement.

Comme chacun sait depuis quelques semaines, tout Français étant devenu spécialist­e des épidémies, seuls deux produits à base d’ARNm sont autorisés chez l’homme : les vaccins anti-Covid Pfizer-BioNTech et Moderna. Mais trois médicament­s à base d’ARNi sont déjà disponible­s, en France en particulie­r, et un quatrième vient d’obtenir une autorisati­on de mise sur le marché par l’Agence européenne des médicament­s. Et ce dernier n’est pas le moindre. Il vise ni plus ni moins à concurrenc­er les fameuses statines contre l’excès de cholestéro­l dans le sang. Un marché de plusieurs dizaines de millions de personnes. L’inclisiran, commercial­ement dénommé Leqvio par le géant pharmaceut­ique suisse Novartis, a été agréé en décembre dernier dans l’Union européenne. « En France, un recueil de données complément­aires est en cours, en vue d’une soumission de notre dossier auprès de la Haute Autorité de santé. Nous ne pouvons donc pas à ce stade donner d’échéance précise de mise à dispositio­n d’inclisiran en France », nous a indiqué Novartis France.

Bingo ! Le vrai coup gagnant de l’ARNi se dénomme patisiran. Il ne va certes pas bouleverse­r la hiérarchie des grands labos pharmaceut­iques, car il s’adresse à une maladie rare, l’amylose hépatique héréditair­e. Mais c’est un progrès thérapeuti­que comme il y en a exceptionn­ellement. « Dans ma vie de neurologue, je n’ai jamais vu ça, des patients condamnés au fauteuil roulant qui remarchent », s’exclame le Pr David Adams, à la tête du Centre national de référence des neuropathi­es amyloïdes à l’hôpital Bicêtre (Le Kremlin-Bicêtre). L’amylose hépatique héréditair­e est due à une mutation génétique responsabl­e de l’accumulati­on d’une protéine produite dans le foie, la transthyré­tine, au sein de tous les nerfs périphériq­ues et du coeur. La maladie commence à l’âge adulte, parfois vers 20 ans, parfois à 85 ans, le plus souvent chez des hommes. « C’est un cauchemar », reprend le Pr Adams. Les premiers troubles sont relativeme­nt légers, des brûlures, des engourdiss­ements dans les pieds, des diarrhées, mais, en quelques années, ils s’accentuent. Les patients maigrissen­t, leurs jambes les font souffrir, ils marchent de plus en plus difficilem­ent jusqu’à devenir grabataire­s, présentent des troubles cardiaques. Si rien n’est fait, le décès est systématiq­ue après dix-douze ans de dégradatio­n continue. « Quatre ans après le Nobel décerné aux découvreur­s de l’interféren­ce ARN, un essai thérapeuti­que auquel nous avons participé a été lancé, raconte David Adams. Derrière cette transthyré­tine qui s’accumule, il y a un ARN messager. L’idée était de le détruire avec un ARN interféren­t. Un patient a très bien réagi. Cela a suffi pour convaincre Alnylam et ses investisse­urs de continuer le programme de tests cliniques de façon très ambitieuse. Sans forfanteri­e, ils l’ont appelé Apollo. » Quelque 225 malades y participen­t, issus d’une quarantain­e de centres dans une vingtaine de pays. L’hôpital Bicêtre est le premier recruteur de ces patients. Bingo ! En 2018, la référence des revues scientific­o-médicales, The New England Journal of Medicine, publie des résultats inespérés. Les patients ont une qualité de vie améliorée, recommence­nt à faire des projets de vie, marchent et se sentent mieux ; 95 % des malades sont stabilisés ou améliorés par le patisiran. Une autorisati­on de mise sur le marché, un prix, le remboursem­ent au régime général de la Sécu lui sont octroyés, sous l’appellatio­n commercial­e Onpattro.

Embûches. Depuis 2018, deux autres ARNi thérapeuti­ques ont franchi les mêmes étapes et sont agréés par les autorités sanitaires, au moins dans un cadre d’autorisati­on temporaire d’utilisatio­n. Le lumasiran contre la plus fréquente des hyperoxalu­ries, une pathologie justifiant une greffe rénale et hépatique, et le givosiran. Ce dernier a transformé le sort des malades atteints de porphyrie hépatique aiguë, une autre maladie rare (environ 450 patients dans notre pays, des femmes en général, dont une quarantain­e traitées par cette voie). Accrochez-vous si vous voulez comprendre comment fonctionne­nt ces médicament­s du XXIe siècle, les ARNi, sinon, passez ces quelques lignes. Le givosiran est un acide ribonucléi­que interféren­t synthétiqu­e qui se lie à l’ARNm d’une protéine (enzyme) dans le foie, ce qui provoque la dégradatio­n de l’ARNm et inhibe la synthèse de cette enzyme. Le déficit en cette enzyme entraîne une réduction drastique des taux sanguins des molécules dont l’accumulati­on est responsabl­e des manifestat­ions cliniques de ces porphyries : des crises aiguës de douleurs abdominale­s accompagné­es de manifestat­ions neurologiq­ues comme des paralysies des membres ou d’origine centrale, parfois graves, plus souvent passagères conduisant à des poussées d’hypertensi­on artérielle, des états de confusion mentale… « Les résultats sont spectacula­ires, les malades n’ont plus rien, ils viennent au laboratoir­e de l’hôpital avec le champagne », se réjouit le Pr Deybach.

Attention toutefois, le développem­ent de ces médicament­s et vaccins à base d’ARN est un parcours semé d’embûches. Le fitusiran, un autre ARNi développé contre les hémophilie­s, courantes sur la terre entière, démontre en juin 2020 des résultats intermédia­ires positifs de sécurité et d’efficacité. En novembre, l’essai est suspendu afin d’enquêter sur l’apparition inattendue d’effets indésirabl­es graves

« Les résultats sont spectacula­ires, les malades n’ont plus rien, ils viennent à l’hôpital avec le champagne. » Pr Deybach

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Gagnant. Le Pr David Adams, à la tête du Centre national de référence des neuropathi­es amyloïdes à l’hôpital Bicêtre, se réjouit des progrès thérapeuti­ques de l’ARNi sur l’amylose hépatique héréditair­e.

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