Bande dessinée : (Ugo) Bienvenu dans le monde d’après
À 33 ans, Ugo Bienvenu est l’un de nos nouveaux talents. Auteur-dessinateur, cinéaste, acteur, entrepreneur, il développe un propos affûté sur son époque et entend bien rester libre.
Sur la table, des dizaines de carnets Moleskine, avec, sur la page de garde, son nom et une récompense pour celui ou celle qui, en cas de perte, se déciderait à les lui rapporter. Des carnets emplis de dessins au Rotring à la minutie impressionnante : un jeune homme mélancolique aux cheveux longs, le menton dans la main droite ; une fille sur le ventre, en tee-shirt et petite culotte, qui dit « Prends garde à toi » ; un robot dans diverses poses, comme dans un cours d’anatomie aux Beaux-Arts ; un capitaine Haddock agité de spasmes (c’est vrai qu’il a 80 ans cette année, et ne doit pas s’en remettre). Et même des chiens au regard désarmant – « Mes amis m’envoyaient les photos de leurs animaux de compagnie pendant le premier confinement. Pour que je les dessine… » dit-il. Désir de les éterniser dans l’ambiance fin du monde d’alors, dont on est d’ailleurs pas vraiment sortis ? On tourne d’autres pages : des variations très personnelles sur des super-héros, d’autres découpées comme des planches de BD, mais qui seraient minuscules. Des nus, aussi… avec à côté des textes écrits en caractères microscopiques… « C’est pour que ma mère et ma femme ne les lisent pas. » Ugo Bienvenu a 33 ans. Il a un talent fou. Un petit génie du dessin, évidemment, dont l’aura ne cesse de croître et que tout le monde s’arrache. Mais pas seulement dans le dessin. Ugo Bienvenu est aussi un entrepreneur, qui a créé sa propre maison d’édition, Réalistes, fondée sur la rareté (chaque livre est tiré à 500 exemplaires), et une boîte de production, Remembers. Il réalise aussi des clips pour le groupe électro français Jabberwocky, a signé l’adaptation en BD du roman culte de David Vann, Sukkwan Island, un film pour la 3e Scène de l’Opéra de Paris avec son ami Félix de Givry, prépare un longmétrage d’animation et a été enrôlé par Hermès
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pour différents projets, dont un de ses fameux ■ carrés, conçu comme une planche de bande dessinée en soie, où l’on voit une amazone du futur sillonner la Seine sur un cheval high-tech… Le point commun à toutes ces cordes, sur l’arc de ce jeune homme aux traits enfantins, à la chevelure épaisse et à l’allure paisible ? Un goût pour la science-fiction (ou plutôt l’anticipation), les couleurs pop psychédéliques, et une liberté que rien ne semble pouvoir éteindre.
Posthumanisme. Auteur du très remarqué Préférence système (une bande dessinée dans laquelle, en 2055, un archiviste chargé de détruire le souvenir de tout ce que la société ultracontrôlée dans laquelle il vit considère comme inutile, choisit de désobéir avec l’aide d’un robot), Ugo Bienvenu a aussi commis, comme on dit, un petit album pour adultes, B.0, comme un dieu. On y découvre un autre robot, auquel des êtres de l’Univers tout entier font appel pour assouvir leurs fantasmes. Mais cette mécanique lisse et en apparence sans âme aspire à être davantage qu’un simple sex-toy grandeur nature, comme une « Ève future » au masculin. Fable troublante sur notre quête effrénée du plaisir et de la performance à l’ère du posthumanisme, B.0, comme un dieu est aussi, mine de rien, la réponse d’un Bienvenu pas tout à fait à l’aise avec son époque et les nouveaux censeurs qui la peuplent : « Je suis aussi enseignant à l’école des Gobelins, et je sens un fossé sur les questions du corps et de la sexualité avec mes étudiants, qui ne sont pas forcément beaucoup plus jeunes que moi, mais qui me semblent avoir un peu peur d’eux-mêmes. J’ai la terrible impression d’être un vieux sur la façon de ne pas imposer de limites à mes sujets, de ne pas les conditionner à des
questions de genre ou de discrimination. Me reviennent aux oreilles des discours sur mes travaux qui me font un peu peur. Le problème de ces revendications, souvent légitimes, c’est qu’elles ne me semblent pas produire beaucoup de bonheur. » Un même souci de liberté l’a poussé à décliner les offres de DreamWorks, qui lui proposait de former, en Inde, les petites mains de l’animation américaine. « C’était impossible, pour moi, de m’imaginer travailler dans ce monde-là. Et puis je ne voulais pas participer à l’exportation d’un savoir que la France a payé. »
Valise diplomatique. Ugo Bienvenu a pourtant grandi en dehors de ses frontières. En suivant son père, diplomate, entre le Guatemala, le Mexique et le Tchad. Il dessine comme un fou. Les albums qu’il aime (la revue Spirou, puis des mangas comme Dragon Ball Z) arrivent par la valise diplomatique. C’est sa mère, graphiste chez Playboy (qui a fait relier – ah, les mères ! – ses dessins d’enfant), qui le pousse à continuer à étudier la discipline. « À la condition que je le fasse sérieusement. C’est comme ça qu’on est vraiment libre. » À 15 ans, il intègre l’école Estienne, puis les Gobelins (section animation), deux établissements porteurs de l’excellence française et dont le monde entier s’arrache les talents, avant de s’envoler, grâce à un échange scolaire, pour le California Institute of the Arts (CalArts), fondé par
Walt Disney en 1961. Il avoue puiser dans l’univers de la publicité américaine des années 1950, qui le « fascine par son traitement des couleurs et l’expression d’une joie de vivre, même factice », et s’abreuver à la confluence de courants graphiques qui mêlent Orient et Occident, tout comme Bastien Vivès, l’auteur de Lastman, dont Bienvenu s’est récemment rapproché. Les deux partagent le même goût pour une indépendance (farouche) et un certain humour grinçant, qui s’exprime, chez Bienvenu, à travers les thèmes de la chirurgie esthétique et des nanotechnologies prolongeant l’existence, ou celui de la tyrannie des nouveaux moyens de communication conduisant à une aliénation douce et consentie. Mais ne comptez pas sur lui pour exprimer une énième vision dystopique et complaisante d’une civilisation en fin de course, même si, comme il le dit dans Préférence système, « chaque homme dans sa vie assiste à la fin d’un monde ». « Je veux donner de l’oxygène à mes lecteurs, explique-t-il, en leur montrant qu’on peut encore se lancer à la recherche du beau, malgré l’époque qui est à l’amnésie générale et à l’absence de nuances. » Et de nous montrer, sur son iPhone, les premières minutes de son film d’animation Arco, où, dans une atmosphère miyazakienne, il s’agit encore d’observer les êtres humains d’aujourd’hui depuis l’avenir. Et d’inventer une origine aux nuances, cette fois, des arcs-en-ciels...
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