Récit (L. Slimani ) : lagune nocturne, par Marc Lambron
Comment une nuit, à Venise, Leïla Slimani, dont le prénom en arabe veut dire « la nuit », a respiré le parfum des fleurs dans une oeuvre d’art.
«Que personne ne puisse m’atteindre et que le dehors me soit inaccessible. Être seule dans un lieu dont je ne pourrais pas sortir, où personne ne pourrait entrer. Sans doute est-ce un fantasme de romancier. Nous faisons tous des rêves de cloître, de chambre à soi où nous serions à la fois les captifs et les geôliers. » Carnet en main, Leïla Slimani s’est intentionnellement recluse pour une nuit dans un musée. D’un dialogue avec des oeuvres picturales, l’espoir d’un livre peut naître.
Cette confinée nocturne s’est rendue à la Pointe de la Douane, « monument mythique de Venise, transformé en musée d’art contemporain ». La voici dans l’étrave de ces anciens entrepôts du XVIIe siècle, sous les murs de trachyte ocre refaçonnés par l’architecte Tadao Ando, avec le sentiment d’embarquer dans un briseglace qui pourrait sombrer au fond des eaux obscures. Se déclarant profane en matière d’art contemporain, l’autrice de Chanson douce coïncide avec une exposition intitulée « Lieu et signes », dédiée à la mémoire des objets et à la présence des morts. Photogrammes, bloc de marbre, coulées de cire, oeuvres de la collection de François Pinault (1) signées Tatiana Trouvé ou Philippe Parreno, cette pluralité de formes réveille d’abord un remords, la culpabilité pour un écrivain de ne pas toujours travailler en ermite, mais aussi un charme, celui d’une « érotique du silence ».
L’espace semble absorber sa présence solitaire, Leïla Slimani se sent comme « avalée par une baleine ». Graduellement, une installation va fixer l’attention de cette recluse expérimentale : logés dans des monolithes aux vitres teintées, des arbustes dits « galants de nuit », dont les fleurs ne s’ouvrent qu’au crépuscule. Réminiscence, palimpseste, émotion : c’était le végétal qui ornait l’entrée de la demeure familiale, dans le Maroc des années 1980.
Cette nuit vénitienne trouve alors son « Rosebud » : en déliant les oeuvres de leur intention conceptuelle, s’en laisser irradier pour bifurquer vers soimême. L’exposition conduit à la remémoration. Le parfum des étés d’enfance revient comme un requiem sapide. Une éducation éclairée dans une ville de femmes voilées. Une mère inquiète qui voyait le risque partout. Un père injustement accusé de malversations financières, se consacrant à la peinture une fois son innocence reconnue. Face aux énigmatiques photos de paysages urbains signées dans le New York de 1935 par Berenice Abbott, c’est le temps d’une autre cité qui revit, le Rabat d’autrefois, comme un Léthé conduisant vers le mystère du père disparu.
Insomnie mémorielle. « J’ai le mal des morts », écrivait Louise Michel, citée ici par Leïla Slimani. Telle une fragrance de fleur ravivée par l’obscurité, un passé se déplie, non sans béances, sur les fondations d’une ville lacustre fichant ses fragiles pilotis dans une eau sombre comme l’oubli. « Je me sens excommuniée, étrangère », note la rêveuse : c’est à ellemême, à ses ancrages fragiles, que renvoie en spirales tournoyantes ce nocturne à la pointe de Venise la menacée. Impression de traverser une scène onirique dans un film de Hitchcock – comme si le Marrakech de L’Homme qui en savait trop phagocytait la Sérénissime de Proust, lequel projeta dans ses ruelles de médina un fantasme d’Orient magique. Portée par cette insomnie mémorielle, non loin du dôme comme byzantin de l’église Santa Maria della Salute, la jeune femme se souvient que Leïla, en arabe, veut dire « la nuit ». C’est un beau livre, comme un traité de soi-même, la trame d’un moucharabieh de ténèbres
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1. Propriétaire du Point.
Le Parfum des fleurs la nuit, de Leïla Slimani
(Stock, collection « Ma nuit au musée », 153 p., 18 €).
« Je me sens excommuniée, étrangère », note la rêveuse : c’est à elle-même, à ses ancrages fragiles, que renvoie en spirales tournoyantes ce nocturne à la pointe de Venise la menacée.