Le Point

Déco-design : Jacques Grange, la vie belle

Le décorateur et architecte d’intérieur, célèbre à l’internatio­nal, reste toujours aussi demandé par les grands de ce monde. L’apogée d’un certain goût français.

- PAR MARIE-LAURE DELORME

Dans le bureau, un tableau. Le portrait aux tons bleu gris représente un jeune homme sage. Pull impeccable, regard lointain, bras croisés. Nous sommes en 1971. Le poète Théo Léger a présenté Jacques Grange au peintre Xavier Valls. Ils sont devenus amis. Le garçon de bonne famille de 26 ans pose durant des heures pour le père de Manuel Valls. L’artiste espagnol saisit deux traits de caractère chez son modèle: une timidité et une opiniâtret­é. Ils sont les fils directeurs d’une vie de révélation­s et de création. Jacques Grange sera qualifié par les médias internatio­naux, au début des années 2000, de plus grand décorateur vivant au monde. Dans son bureau encombré, à Paris, il assure d’une voix chantante : « J’ai toujours su ce que je voulais. » L’homme de 76 ans a encore mille et un projets. Il vient de refaire la décoration des salons haute couture de Chanel et un beau livre est prévu en octobre chez Flammarion. Dans Jacques Grange, oeuvres récentes, on peut suivre l’éclosion de son style et la diversité des directions empruntées. On y découvre une sélection de résidences photograph­iées à travers le monde par François Halard. On voyage d’un hôtel particulie­r à Paris à une maison à Los Angeles.

Une enfance parisienne insouciant­e dans le 16e arrondisse­ment de Paris. Un père ingénieur dans le pétrole, une mère femme au foyer. Ils sont cinq enfants. Jacques Grange est l’avant-dernier. Il se sent chez lui dans les musées et est à l’aise avec le dessin. « J’ai eu une enfance heureuse car j’ai été compris par ma mère. » Tout commence par une amitié d’adolescenc­e. Jacques Grange devient ami avec Michel-Yves Bolloré. La fratrie Bolloré compte cinq enfants. Leur mère considère Jacques Grange comme le sixième enfant de la tribu. Le jeune garçon se rend souvent dans l’hôtel particulie­r de la famille de grands industriel­s bretons, décoré par Henri Samuel, et se retrouve à chaque fois happé par la beauté des lieux. Tout est éblouissem­ent. Des manuscrits de Marcel Proust aux dessins de Victor Hugo. L’art entre dans sa vie. Jacques Grange arrête ses études secondaire­s. Il est accepté, à 15 ans, à l’école Boulle. Après quatre années d’études, il en sort diplômé. Il poursuit la cinquième année à l’école Camondo. La mère de Michel-Yves et de Vincent Bolloré recommande Jacques Grange, pour un stage, au décorateur Henri Samuel. Nous sommes en 1965. Le jeune homme participe au chantier de la restaurati­on du Grand Trianon, à Versailles, et au décor du château d’Armainvill­iers, pour Edmond de Rothschild. « J’étais le petit grouillot, qui suivait les chantiers prestigieu­x. Je me rendais chez l’artiste Diego Giacometti pour m’assurer que les délais pour les bibliothèq­ues et les meubles allaient être respectés. Je sonnais à sa porte et je prévenais : “Monsieur Samuel s’impatiente.” » Jacques Grange poursuit chez un autre maître de l’art décoratif parisien de l’après-guerre, Didier Aaron, avant de se faire un nom.

Le plaisir, l’admiration, le travail mènent la danse. Jacques Grange rencontre François-Marie Banier en 1966. Le couple fait la connaissan­ce du ToutParis artistique : Louis Aragon, Madeleine Castaing, Marie-Laure de Noailles, Karl Lagerfeld, Yves Saint Laurent, Pierre Bergé, Hélène Rochas. Jacques Grange se rend un jour à un rendez-vous avec la soeur jumelle du shah d’Iran. La princesse Ashraf Pahlavi est à la recherche d’un nouveau décorateur pour

« Le bon goût est rare et ne s’apprend pas. Il est du domaine de l’instinct. »

son appartemen­t parisien et sa ■ villa du sud de la France. « Dans mon métier, la psychologi­e est essentiell­e : observer, comprendre, capter la fragilité, rassurer. La timidité implique un retrait et je ne suis pas narcissiqu­e. La psychologi­e consiste essentiell­ement à s’intéresser aux autres. » Jacques Grange réussit, contre toute attente, à la conquérir. Il se rend à Téhéran, avant la chute du shah. Le jeune esthète se retrouve dans l’avion, par hasard, avec le propriétai­re de la maison de décoration Jansen. Le décorateur de Jackie Kennedy avait mal reçu Jacques Grange lorsqu’il cherchait du travail pour gagner sa vie. Les années ont passé. Jacques Grange se souvient de son plaisir d’être attendu par une voiture envoyée par le palais alors que le propriétai­re de la maison Jansen doit se contenter de marcher à pied jusqu’au bus. « Je me suis dit : “Merveille ! La vie te venge.” » La simple anecdote révèle beaucoup de Jacques Grange : il est un homme de mémoire ; il sait rendre les grâces, mais aussi les coups ; il n’oublie pas la part de chance inhérente à toute vie ; il est extrêmemen­t déterminé dans ses choix. « Je me souviens de m’être rendu jeune à un dîner où se trouvait David Hicks, dont j’admirais le travail. Il me propose de me raccompagn­er chez moi à la fin de la soirée et, dans le taxi, il me saute dessus. Je n’allais pas commencer ma vie profession­nelle en me faisant sauter dessus par un décorateur anglais alcoolique. Je n’en n’avais pas envie, j’en étais fatigué d’avance. »

Les voyages sont essentiels pour nourrir son art. Jacques Grange découvre le Japon, l’Inde, l’Iran, l’art moghol. Il se rend, invité par Yves Saint Laurent, au Maroc. Il y croise alors Andy Warhol. Il accompagne le pape du pop art dans ses achats Art déco à Paris. Le décorateur devient célèbre par ses réalisatio­ns pour Yves Saint Laurent et Pierre Bergé, rencontrés alors qu’il avait 28 ans. Il aménage leurs propriétés à Paris, Marrakech, Tanger et en Normandie. Un autre tournant. Jacques Grange fait la connaissan­ce de Ronald Lauder, vers la fin des années 1990. Le grand mécène et amateur d’art lui ouvre les portes de l’internatio­nal. Le succès du Mark Hotel à New York, dans l’Upper East Side, commandé en 2009 par Izak Senbahar, fait briller son nom aux États-Unis. Il y ouvre un bureau en 2013. Un style intemporel et artistique, mélange de classicism­e et de modernité, en fait le décorateur discret des grands du monde. « Le bon goût est rare et ne s’apprend pas. Il est du domaine de l’instinct. J’aime que l’art entre dans la vie des gens de manière naturelle. » Hôtels de luxe, palais, maisons de particulie­rs, restaurati­ons de lieux historique­s. Les chantiers sont parfois pharaoniqu­es. « Je suis passionné, donc je ne sens pas le poids du travail. » La belle vie est pour lui une

vie belle. Jacques Grange habite l’ancien appartemen­t de Colette, face au jardin du Palais-Royal, depuis les années 1980. La vente aux enchères de 150 pièces de sa collection d’art en 2017, chez Sotheby, a atteint 28,4 millions d’euros. Une consécrati­on. Dans les années 1990, il achète une maison à Comporta, au sud de Lisbonne, où il est bientôt rejoint par le Tout-Paris.

Il raconte les gens et les choses avec un humour constant, une mémoire infaillibl­e, un sens du détail. De la couleur d’un vêtement à la singularit­é d’un geste. Le succès de Jacques Grange : une psychologi­e, un goût, une culture. Le décorateur du Palazzo Margherita des Coppola, en Italie, résume, en quelques mots sa ligne profession­nelle et personnell­e : « J’ai évolué sans changer. » Jacques Grange est léger dans la vie et sérieux dans le travail. Il a traversé les nuits parisienne­s en prenant garde aux nombreux abus. « La seule fois où j’ai pris de la drogue, c’était à Bali, avec des champignon­s hallucinog­ènes. J’ai déliré toute la journée, avec des visions uniquement esthétique­s : la mer, la montagne en fleur, les poissons. La descente était longue. La mescaline fait ressortir ce que l’on est profondéme­nt. François-Marie Banier avait un délire obsessionn­el, ce qui lui ressemble. Il n’a pas arrêté de dire durant cinq heures: “Tout est relatif.” De mon côté, je n’ai jamais recommencé. Beaucoup de gens autour de moi ont sombré dans les drogues dures et les excès sexuels. Je ne l’ai pas fait, non pour des questions de morale, mais parce que j’aimais mon travail. Je devais être en forme pour me lever tous les matins afin de travailler.»

Ambassadeu­r. Le magazine AD américain, une référence en matière de décoration, voit en lui le décorateur le plus puissant du monde. Jacques Grange est l’un des ambassadeu­rs du bon goût et de l’art de vivre français à l’étranger ; le grand décorateur des lieux de pouvoir ; l’un des derniers témoins du Paris insouciant des fêtes mondaines et des réceptions somptueuse­s. Il est devenu ami avec Caroline de Monaco, Terry de Gunzburg, Françoise Dumas, Farida Khelfa, Bernadette Chirac, Christian Louboutin. «En amitié, il faut être avant tout fidèle et sincère. » Il souligne combien Caroline de Monaco n’a jamais fait peser sur son entourage les déchaîneme­nts médiatique­s dont elle a été l’objet. Il aime Catherine Deneuve, « la terrienne », et Isabelle Adjani, « l’aérienne ». Jacques Grange se souvient de sa première rencontre avec l’actrice de L’Histoire d’Adèle H. « Je suis dans la rue et je vois passer un duffle-coat rouge avec des yeux bleus. Un coup au coeur. Je me suis promis de la rencontrer. Isabelle Adjani est entrée, peu à peu, dans ma vie et elle pourrait me demander de lui décrocher la lune. Nous sommes toujours proches. J’ai senti

« J’entretiens un rapport paisible avec la mort car on ne peut rien entreprend­re de définitif contre elle. »

qu’elle était unique. Isabelle est belle, ■ fragile, intelligen­te, brillante. On ne peut pas lui résister. Je me souviens de Jeanne Moreau me faisant part de ses inquiétude­s pour elle. Elle sentait que son caractère entier pouvait entraver sa carrière. » Il a fait la connaissan­ce de Catherine Deneuve lors d’un grand dîner, au début des années 1980. « J’ai été séduit par elle. Catherine Deneuve attache peu d’importance aux apparences. Elle est capable de lâcher sa beauté par amour de son métier. »

Discipline. Il aime les fragiles, les passionnés, les atypiques. Un de ses livres préférés : Avec mon meilleur souvenir, de Françoise Sagan. « J’ai toujours admiré Françoise Sagan. Elle réussissai­t à mettre de la légèreté dans les drames. » Jacques Grange a vu mourir nombre de proches, dont Jean-Marc Roberts, Yves Saint Laurent, Pierre Bergé, Karl Lagerfeld, Françoise Sagan, Hélène Rochas, Jeanne Moreau, Claude et François-Xavier Lalanne. « Je ne pense pas à la mort et j’ai peut-être tort. Le temps passe. J’entretiens un rapport paisible avec la mort car elle nous arrivera à tous et on ne peut rien entreprend­re de définitif contre elle. Je maintiens une discipline de vie et chaque jour est un plaisir. » Jacques Grange était ami avec Karl Lagerfeld avant de connaître Yves Saint Laurent. Les deux célèbres couturiers se sont disputés. Jacques Grange est resté lié à Yves Saint Laurent. Pierre Bergé interdisai­t à Jacques Grange de fréquenter Karl Lagerfeld : « Je t’interdis de le voir ! » Peu avant de mourir, Karl Lagerfeld a appelé une amie commune : « Pierre Bergé est bien mort ? Crois-tu que je peux appeler Jacques ? » Les deux anciens amis se sont revus. Les salons haute couture de Chanel sont le souhait de Karl Lagerfeld et de Virginie Viard.

Jacques Grange partage la vie du galeriste Pierre Passebon. Il a fait sa connaissan­ce il y a trente ans. L’écrivain et photograph­e François-Marie Banier téléphone à Jacques Grange presque tous les jours en ce moment. Jacques Grange a retrouvé les lettres que François-Marie Banier lui avait écrites lorsqu’ils étaient en couple. L’auteur de Balthazar, fils de famille souhaite s’y replonger pour la rédaction de ses Mémoires. Ses souvenirs sont à la fois attendus et craints. « François-Marie Banier m’a prévenu : “Je risque d’être méchant”. Je lui ai répondu : “Je m’en fous, fais ce que tu veux.” Déjà, à l’époque, Pierre Bergé m’avait assuré : “Quand François-Marie Banier écrira ses Mémoires, tu en prendras plein la gueule.” Je lui avais alors rétorqué : “Moins que toi.” J’aime beaucoup François-Marie, mais il n’est pas facile à vivre. » En 2011, l’écrivain et éditeur Jean-Marc Roberts avait consacré à François-Marie Banier un récit aimant intitulé François-Marie, dont la couverture était ornée d’une photo de jeunesse. Le cliché en noir et blanc les représente tous les cinq, François-Marie Banier, Jean-Marc et Pamela Roberts, Pascal Greggory, Jacques Grange, dans la barque de la rivière enchantée du Jardin d’acclimatat­ion. Ils sont gracieux et beaux. La petite barque les a portés et emportés au gré des vagues. Ils ont accosté dans différents ports, sans se perdre longtemps de vue. Leurs visages sont empreints d’une gravité boudeuse sur la photo. On pourrait écrire un roman de cape et d’épée à partir de leurs vies. Ils ont longtemps été des enfants dans un monde d’adultes, avant de devenir des adultes dans un monde d’enfants. Leur histoire reste à raconter

 ??  ?? Le décorateur photograph­ié à son domicile, dans les jardins du Palais-Royal, le 18 décembre 2020.
Le décorateur photograph­ié à son domicile, dans les jardins du Palais-Royal, le 18 décembre 2020.
 ??  ?? Le bureau de Jacques Grange, où veille un portrait de lui peint par Xavier Valls en 1971.
Le bureau de Jacques Grange, où veille un portrait de lui peint par Xavier Valls en 1971.
 ??  ?? Jacques Grange à l’oeuvre dans son agence parisienne, le 7 janvier.
Jacques Grange à l’oeuvre dans son agence parisienne, le 7 janvier.
 ??  ?? Avec Yves Saint Laurent et Pierre Bergé dans les salons de la maison de couture du styliste, en 2004. Le décorateur est devenu célèbre en aménageant les propriétés du couple à Paris, en Normandie, à Marrakech et à Tanger, la villa Mabrouka (en haut).
Avec Yves Saint Laurent et Pierre Bergé dans les salons de la maison de couture du styliste, en 2004. Le décorateur est devenu célèbre en aménageant les propriétés du couple à Paris, en Normandie, à Marrakech et à Tanger, la villa Mabrouka (en haut).
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 ??  ?? Au côté d’Isabelle Adjani, à Monaco, en 1985. « On ne peut pas lui résister », dit-il de son amie.
Au côté d’Isabelle Adjani, à Monaco, en 1985. « On ne peut pas lui résister », dit-il de son amie.
 ??  ?? Parmi les dernières réalisatio­ns du décorateur : l’hôtel Cappuccino (ex-Mama) (en h. à g. et en b. à dr.), niché au coeur de Palma de Majorque (Baléares), et le Palazzo Margherita, à Bernalda (Italie), propriété de Francis Ford Coppola transformé­e en hôtel.
Parmi les dernières réalisatio­ns du décorateur : l’hôtel Cappuccino (ex-Mama) (en h. à g. et en b. à dr.), niché au coeur de Palma de Majorque (Baléares), et le Palazzo Margherita, à Bernalda (Italie), propriété de Francis Ford Coppola transformé­e en hôtel.
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